23.

Diana Tyler va succéder à Pat Surhoff. Je les retrouve pour le déjeuner, après une longue matinée à l'hôpital où j'ai subi des examens, au terme desquels on m'a prié de revenir dans un mois. Mme Tyler est grande, jolie femme, la cinquantaine, le cheveu court, maquillage discret, blazer bleu marine, et pas d'alliance. Elle est assez avenante et, devant nos assiettes de salade, elle me sert son petit laïus. Elle vit « dans la région » et travaille auprès de quelques autres individus dans ma situation. Elle est accessible vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept, et elle souhaite avoir avec moi au moins un entretien téléphonique par semaine. Elle comprend ce que j'endure et m'affirme qu'il est naturel de continuer de me méfier. Avec le temps, toutefois, ces peurs se dissiperont, et ma vie redeviendra tout à fait normale. Si je quitte la ville – elle me rappelle, elle aussi, que j'en ai le droit, chaque fois que j'en aurai envie –, elle aimerait en être informée, à l'avance et en détail. Jusqu'à ma déposition contre Quinn Rucker, ils entendent me marquer à la culotte ; ils insistent pour me dépeindre le tableau d'un avenir sûr et agréable, celui que je connaîtrai un jour, quand tous les obstacles initiaux auront été levés.

Ils mentionnent les deux entretiens d'embauche, et je les prends à contre-pied en leur expliquant que je ne suis pas disposé à m'investir dans un emploi. Avec de l'argent en banque et une liberté sans contrainte, je ne suis tout simplement pas prêt à débuter une nouvelle carrière. J'ai envie de voyager un peu, de faire de longs trajets en voiture, et peut-être de visiter l'Europe. Voyager, c'est très bien, ils sont d'accord, cependant ma couverture fonctionnera mieux si j'exerce un vrai métier. Nous décidons d'en reparler plus tard. Cela nous amène à une autre conversation, où il est question d'un passeport et d'un permis de conduire à jour. D'ici une semaine, mon visage devrait être prêt à être photographié, et Diana promet de s'occuper des démarches nécessaires.

Devant un café, je confie à Pat une lettre destinée à mon père. L'adresse de retour est celle de l'établissement pénitentiaire de Fort Wayne, dans l'Indiana. Quelqu'un la postera à Henry Bannister, à Winchester, en Virginie. Dans cette missive, j'explique au vieil Henry que j'ai merdé, à Frostburg, et qu'on m'a réexpédié dans une prison standard. Je suis en isolement cellulaire et je ne peux recevoir de visites avant au moins trois mois. Je lui demande d'en informer ma sœur, Ruby, en Californie, et mon frère, Marcus, à Washington. Je lui recommande de ne pas s'inquiéter, je vais bien et j'ai un plan pour arranger mon retour à Frostburg.

Pat Surhoff et moi nous disons au revoir. Je le remercie de ses bons offices et de son professionnalisme, et il me souhaite bonne chance. Il m'assure que ma nouvelle vie sera enrichissante et sûre. Je ne suis pas certain d'y croire, et je n'arrêterai pas de surveiller mes arrières. Je soupçonne fortement le FBI d'avoir l'intention de me tenir sous contrôle, un certain temps du moins, jusqu'au jour où Quinn Rucker aura été condamné et mis sous les verrous.

La vérité, c'est que je ne peux me permettre de me fier à personne, même pas à Pat Surhoff, à Diana Tyler, au service des U.S. marshals et au FBI. Il subsiste pas mal de zones d'ombre, dans tout cela, sans parler des mauvais garçons. Si le gouvernement veut garder un œil sur moi, je n'y peux pas grand-chose. Les autorités peuvent obtenir d'un juge qu'il délivre des ordonnances permettant de fouiner dans mon compte en banque, d'écouter mes conversations téléphoniques, de suivre les transactions sur ma carte de crédit et de scruter toute mon activité sur Internet. Je m'attends à tout cela. Le défi, pour le proche avenir, consiste à les tromper sans qu'ils s'en rendent compte. Accepter l'un de ces deux postes ne ferait que leur offrir une occasion de plus de m'espionner.

 

Dans l'après-midi, j'ouvre un autre compte à l'Atlantic Trust et j'y transfère cinquante mille dollars depuis mon compte Suncoast. Ensuite, je fais de même vers une troisième banque, la Jacksonville Savings. D'ici un jour ou deux, une fois que les virement auront été encaissés, je commencerai à retirer du liquide.

En me baladant dans le quartier au volant de ma petite Audi, je passe autant de temps à guetter dans le rétroviseur qu'à observer la route. C'est déjà une habitude. Quand je marche sur la plage, je scrute tous les visages que je croise. Quand j'entre dans un magasin, je repère aussitôt un endroit où me dérober aux regards et je surveille la porte que je viens de franchir. Je ne vais jamais déjeuner ou dîner deux fois dans le même restaurant, et je choisis toujours une table avec vue sur le parking. Je ne me sers du téléphone portable que pour les affaires de routine, et je pars du principe que quelqu'un m'écoute.

Je paie un ordinateur portable en espèces, je crée trois comptes Gmail, et je navigue sur Internet dans des cybercafés, en utilisant leurs serveurs. Je commence à me servir de cartes de débit prépayées que j'achète dans une pharmacie de la chaîne Walgreens. J'installe discrètement deux caméras dans mon appartement, juste au cas où quelqu'un débarquerait en mon absence.

La paranoïa, c'est la clef, en l'occurrence. Je me convaincs que quelqu'un est tout le temps en train de me surveiller et de m'écouter, et, les jours passant, je m'enfonce de plus en plus profondément dans mon petit monde de faux-semblants. J'appelle Diana tous les deux jours pour lui communiquer les dernières nouvelles de mon existence de plus en plus banale, et rien chez elle ne laisse entrevoir qu'elle suspecterait quelque chose. Quoique, si c'était le cas, elle s'en garderait bien.

 

L'avocat s'appelle Murray Higgins, et son petit encart dans l'annuaire annonce qu'il est à peu près spécialisé en tout : divorce, immobilier, faillite, affaires criminelles, et ainsi de suite – à peu près le même train-train de base que le nôtre chez Copeland, Reed & Bannister. Ses bureaux ne se situent pas loin de mon appartement, et un premier coup d'œil laisse entrevoir le genre de cabinet tranquille, en bord de mer, d'un type qui arrive à 9 heures et qui, à 15 heures, se retrouve sur un parcours de golf. Dès notre premier rendez-vous, Murray Higgins me raconte l'histoire de sa vie. Il a très bien réussi au sein d'un gros cabinet juridique, à Tampa, mais à cinquante ans, en surmenage chronique, il a essayé de prendre sa retraite. Il s'est installé à Atlantic Beach, il a divorcé, il s'ennuyait et il a décidé de relancer sa modeste enseigne. À présent, il a la soixantaine, il est heureux avec son petit cabinet, où il travaille quelques heures par-ci par-là et choisit ses clients avec soin.

Nous épluchons ma biographie ; pour l'essentiel, je m'en tiens au scénario : deux anciennes épouses à Seattle et ainsi de suite. J'y ajoute ma petite note personnelle en me présentant comme un scénariste débutant qui peaufine son premier script. Grâce à un ou deux coups de chance, ce script a fait l'objet d'une option de la part d'une petite société de production qui crée des documentaires. Pour diverses raisons professionnelles, j'ai besoin d'établir une modeste activité de façade en Floride.

Moyennant deux mille cinq cents dollars, il peut me monter quelques contre-feux. Il va me créer une LLC – une société à responsabilité limitée – domiciliée en Floride, avec M. R. Baldwin pour seul propriétaire. La LLC formera ensuite une entreprise dans l'État du Delaware, avec Murray Higgins pour seul fondateur et moi pour seul propriétaire. L'adresse enregistrée sera celle de son bureau, et mon nom n'apparaîtra sur aucun des documents d'entreprise.

— Je pratique cela tout le temps, souligne-t-il. La Floride attire beaucoup de gens qui essaient de redémarrer à partir de zéro.

Si tu le dis, Murray.

Je pourrais m'en charger moi-même, en ligne, mais il est plus sûr de transiter par un avocat. La confidentialité, c'est important. Je peux payer Higgins pour qu'il s'occupe de choses que ceux qui me filent ne suspecteront jamais et dont ils ne remonteront jamais la trace.

Grâce aux conseils d'expert de Murray Higgins, Skelter Films voit le jour.

 

Deux mois et demi après l'arrestation de Quinn Rucker, et deux semaines après mon installation dans mon appartement en front de mer, au café, un matin, Diana m'apprend que les fédéraux aimeraient me voir. Il y a plusieurs raisons à cela, la plus importante étant leur souhait de me tenir informé de leur affaire et de parler du procès. Ils veulent préparer ma déposition. Je suis certain qu'ils veulent aussi examiner de près Max Baldwin qui, d'ailleurs, est plutôt mieux réussi que Malcolm Bannister.

Le gonflement s'est résorbé. Le nez et le menton sont un peu plus nettement dessinés. Les yeux font beaucoup plus jeunes, et les lunettes rondes me donnent l'allure branchée et cérébrale à souhait d'un réalisateur de documentaires. Je me rase une fois par semaine, et je conserve donc toujours un début de barbe, avec juste une petite touche grisonnante. Mon cuir chevelu tout lisse réclame le rasoir deux fois par semaine. J'ai les joues moins rebondies, surtout parce que j'ai peu mangé durant ma convalescence et ai perdu du poids. Je prévois de rester comme ça. Au total, je n'ai plus du tout l'air de celui que j'étais, et si c'est souvent perturbant, c'est aussi réconfortant.

Ils suggèrent que je retourne à Roanoke, rencontrer Stanley Mumphrey et sa bande, mais je refuse catégoriquement. Diana m'assure que le FBI et le bureau du procureur ne savent pas où je me cache, et je feins de la croire. Je n'ai pas envie de les rencontrer en Floride.

Après quelques tractations, nous convenons de nous retrouver dans un hôtel de Charleston, en Caroline du Sud. Diana réserve nos billets, et nous nous envolons pour Jacksonville, à bord du même vol, mais à distance respectable l'un de l'autre.

Dès l'instant où nous entrons dans le hall de l'hôtel, je sais que je suis surveillé et probablement photographié. Le FBI est impatient de voir à quoi je ressemble. Je surprends deux ou trois coups d'œil furtifs, sans m'y attarder. Après avoir avalé un sandwich dans ma chambre, je retrouve Diana dans le couloir, et nous nous rendons dans une suite, deux étages au-dessus de nous. La porte est gardée par deux balèzes en costume noir qui ont l'air prêts à ouvrir le feu à la plus infime provocation. En tant qu'U.S. marshal, Diana ne joue aucun rôle dans l'instruction, c'est pourquoi elle reste à l'extérieur, avec les deux dobermans, pendant que j'entre rejoindre la bande.

Stanley Mumphrey a amené trois de ses adjoints ; au milieu d'un déluge de présentations, leurs noms m'échappent. Mon copain l'agent Chris Hanski est de retour, sans aucun doute pour me mater un bon coup, dans le style « avant-après ». Il a un acolyte, dont j'oublie le nom instantanément. Nous nous serrons tous tant bien que mal autour d'une petite table de réunion. Au milieu de la pile des papiers, je remarque deux photos d'identité de Malcolm Bannister – ces types étaient en train de l'examiner. Maintenant, ils ont Max devant eux, et ils sont médusés. La transformation les impressionne.

Hanski étant le seul à m'avoir vu avant cette mutation, il se lance le premier.

— Je dois dire, Max, que vous avez l'air plus jeune et plus en forme. Plus beau, je ne sais pas trop, mais au total le changement est plutôt réussi.

C'est proféré sur un ton jovial et c'est censé briser la glace.

— Je suis très touché, dis-je avec un sourire faux.

Stanley Mumphrey tient en main une des photos.

— Pas la moindre ressemblance, Max. Personne ne soupçonnerait que Malcolm et vous êtes le même individu. C'est remarquable.

On fait tous partie de la même équipe, maintenant, donc on bavarde comme de vieux amis. Cependant tout ça ne repose sur aucun fondement, et la conversation s'enlise. Je demande :

— Il y a une date, pour le procès ?

L'humeur change tout de suite.

— Oui, fait Stanley. Le 10 octobre, à Roanoke.

— Ce n'est que dans quatre mois. C'est assez rapide, non ?

— Nous sommes assez efficaces, dans le district sud, me réplique Mumphrey d'un ton supérieur. Entre l'inculpation et le procès, la moyenne est de huit mois. Sur cette affaire, il y a un peu de pression.

— Qui est le juge ?

— Sam Stillwater, détaché du district nord. Tous les collègues de Fawcett au district sud se sont récusés.

— Parlez-moi du procès.

Mumphrey se rembrunit, comme le reste de la bande.

— Cela risque d'être assez bref, Max : pas beaucoup de témoins, pas beaucoup de preuves. Nous avons pu établir que Rucker était dans les parages à ce moment-là. Nous prouverons qu'il avait beaucoup d'argent liquide sur lui quand nous l'avons arrêté. Nous aborderons les poursuites contre son neveu, sa condamnation par le juge Fawcett, la prise en compte d'un élément de vengeance, peut-être.

Là, Stanley marque un temps d'arrêt, et je ne résiste pas à jouer les petits malins en lançant une pique :

— Tout cela est plutôt accablant.

— Sans aucun doute. Ensuite, nous avons ses aveux, que la défense a remis en cause. Nous avons une audience la semaine prochaine devant le juge Stillwater. Nous comptons gagner et pouvoir maintenir ces aveux. À part ça, Max, le témoin clef, cela risque fort d'être vous.

— Je vous ai tout dit. Mon témoignage, vous le connaissez.

— En effet, en effet, mais nous souhaiterions y revenir. Maintenant que nous avons comblé quelques failles, nous voudrions régler cela au cordeau.

— Bien sûr. Comment se porte mon copain Quinn ?

— Pas fort, ces temps-ci. Il n'apprécie ni l'isolement cellulaire, ni la cuisine, ni les gardiens, ni le règlement. Il se prétend innocent – comme c'est surprenant. Je pense que la belle vie du country-club fédéral lui manque.

— À moi aussi.

Une réflexion qui m'attire un ou deux légers rires.

— Son avocat a convaincu le juge que Quinn avait besoin d'une expertise psychiatrique. Le médecin a confirmé qu'il pourrait supporter un procès, mais il lui faut des antidépresseurs. Il est d'humeur très renfermée et il passe souvent des journées entières sans adresser la parole à quiconque.

— Ça ressemble assez au Quinn que j'ai connu. Il m'a mentionné ?

— Oh, oui ! Il ne vous porte pas dans son cœur. Il vous soupçonne d'être notre informateur et de vouloir témoigner au procès.

— Quand devez-vous soumettre votre liste de témoins ?

— Soixante jours avant le procès.

— Avez-vous prévenu l'avocat de Quinn que j'allais témoigner ?

— Non. Nous ne divulguons rien, à moins d'y être forcés.

— C'est bien ce que je me rappelle.

Ces types oublient que j'ai été la cible d'une procédure fédérale, avec des agents du FBI passant mon existence au crible et un bureau du procureur me menaçant de m'incarcérer, ainsi que mes associés, tous les deux innocents. Ils se figurent qu'on est potes, à présent, une seule grande et joyeuse équipe, s'acheminant main dans la main vers un autre verdict, en toute justice. Si seulement je le pouvais, je les poignarderais dans le dos et je leur pourrirais leur dossier.

Eux – ceux du gouvernement fédéral –, ils m'ont privé de cinq années de ma vie, ainsi que de mon fils, de ma femme et de ma carrière. Comment osent-ils siéger ici comme si nous étions des associés de confiance ?

Nous en arrivons finalement à ma déposition sous serment, à laquelle nous consacrons deux heures. Ce sujet a déjà été abordé et je trouve cela fastidieux. Le principal adjoint de Mumphrey a préparé un fil conducteur, une série de questions-réponses, que je suis censé étudier. Je dois admettre que c'est bien fait : rien n'a été omis.

J'essaie de me représenter le décor un peu irréel de ma déposition sous serment. On me conduira en salle d'audience revêtu d'un masque. Je m'assiérai derrière un panneau ou une espèce de cloison qui empêchera les avocats, le prévenu et les spectateurs de voir mon visage, une fois que l'on m'aura retiré le masque. Je regarderai les jurés. Les avocats, derrière cette cloison, me lanceront des questions, et je répondrai, mais ma voix sera déformée. Quinn, sa famille et leurs gros durs seront là, guettant le moindre indice permettant de m'identifier. Ils sauront que c'est moi, évidemment, mais ils ne verront jamais mon visage.

En dépit des certitudes, je doute que cette scène ait jamais lieu.