24.
Diana m'appelle pour m'informer qu'elle est en possession de mon nouveau permis de conduire de Floride et de mon nouveau passeport. Nous nous retrouvons pour un café chez un marchand de gaufres, et elle me tend le tout. Je lui fournis un itinéraire – plein d'omissions.
— Vous vous offrez un petit voyage ? me dit-elle en examinant mon plan.
— Oui, je suis impatient d'étrenner mon nouveau passeport. Ce soir, et pour mes trois premières nuits, je serai à Miami, South Beach. Je prends la route dès que ma tasse de café sera vide. De là-bas, je m'envole pour la Jamaïque une petite semaine, ensuite Antigua et peut-être Trinidad. Je vous appellerai à chaque étape. Je laisserai ma voiture à l'aéroport de Miami, comme ça vous pourrez indiquer au FBI précisément où elle se trouve. Et, tant que vous y êtes, demandez-leur, s'il vous plaît, de me laisser tranquille, le temps de ces quelques sauts de puce dans les Caraïbes.
— De vous laisser tranquille ? s'étonne-t-elle, feignant l'ignorance.
— Vous m'avez bien entendu. On arrête de jouer, là, Diana. Je ne suis sans doute pas le témoin le plus étroitement protégé de tout le pays, mais je figure sûrement dans les trois premiers. Quelqu'un me surveille en permanence. Il y a un type, appelons-le Coupe-en-Brosse, que j'ai croisé cinq fois ces deux dernières semaines. Il n'est pas très doué, alors, s'il vous plaît, transmettez le message aux fédéraux quand vous leur remettrez votre rapport. Dans le mètre quatre-vingt trois, autour de quatre-vingts kilos, Ray-ban, bouc de poils blonds, coupe en brosse, donc, et roule en Mini Cooper. Quel manque de professionnalisme ! Je suis vraiment, vraiment surpris.
Elle l'est aussi. Elle ne lève pas les yeux de mon itinéraire et ne sait pas quoi répondre. Cueillie en flagrant délit.
Je paie le café et je prends l'Interstate 95 droit vers le sud, sur près de six cents kilomètres. Il fait chaud et humide, la circulation est lente et chargée, et je savoure chaque kilomètre. Je m'arrête fréquemment pour reprendre de l'essence, m'étirer les jambes et surveiller tout ce qui bouge derrière moi. Comme le FBI sait où je vais, ils ne vont pas se donner la peine de me filer. En plus, je suppose que j'ai un traceur GPS habilement dissimulé quelque part dans mon véhicule.
Sept heures plus tard, je m'arrête devant le Blue Moon Hotel, l'un des nombreux hôtels de charme situés au cœur du quartier Art déco de South Beach. Je sors ma valise et un petit sac du coffre, je remets les clefs au voiturier et je pénètre dans un décor de Deux Flics à Miami. Les ventilateurs tournent lentement au plafond, au-dessus de clients qui boivent en bavardant dans des fauteuils en osier.
— Vous venez d'arriver, monsieur ? me demande une jolie jeune fille.
— Oui. Max Baldwin.
Je ne sais trop pourquoi, c'est pour moi un moment de fierté. Moi, le grand Max, je saute à pieds joints dans la liberté, et, pour l'heure, cela va même au-delà de mes capacités d'absorption. Un paquet d'argent liquide, des papiers tout neufs et parfaitement en règle, une décapotable qui me conduira n'importe où – c'est presque insoutenable. Je reviens à la vie d'un coup lorsqu'une grande brune traverse la réception d'un pas nonchalant. Elle porte un haut qui ne dissimule quasiment rien et une jupe diaphane qui en cache encore moins.
Je tends ma Visa. Je pourrais me servir de mon argent liquide ou d'une carte prépayée, mais comme les fédéraux savent où je descends, il ne sert à rien de les tromper. Je suis sûr que leur bureau de Miami a été informé de ma présence, et il a sans doute une paire d'yeux pas trop loin d'ici. Si j'étais vraiment paranoïaque, je pourrais croire que le FBI a déjà planqué un ou deux micros dans ma chambre. Quand j'y entre, je ne décèle ni micros ni espions. Je prends une douche en vitesse et je me change – short et sandales. Je vais au bar repérer d'éventuels jolis petits lots. Je prends mon repas seul au snack de l'hôtel, où je croise le regard d'une femme, la quarantaine, qui dîne avec ce qui semble être l'une de ses amies. Plus tard, de retour au bar, je la revois et nous nous présentons. Eva, de Porto Rico. L'orchestre commence à jouer et nous buvons un verre. Eva veut danser, et, bien que cela fasse des années, j'écume la piste en y mettant toute mon énergie.
Vers minuit, Eva et moi réussissons à regagner ma chambre, où nous nous déshabillons aussitôt pour sauter dans le lit. Je prie presque pour que le FBI ait planté des micros capables de capter les sons les plus feutrés. Si c'est le cas, on leur en a mis plein les oreilles, Eva et moi.
Je sors en vitesse du taxi, stationné le long d'un trottoir de la VIIIe Avenue, dans le centre de Miami. Il est 9 h 30, il fait déjà chaud, et, au bout de quelques minutes de marche rapide, ma chemise me colle dans le dos. Je ne crois pas être suivi, pourtant je m'active quand même. L'immeuble est un cube massif de cinq étages, si vilain qu'on n'imagine pas comment quelqu'un a pu payer un architecte pour le dessiner. Enfin, je doute que les occupants soient des sociétés de très haut de gamme. L'une d'elles s'appelle Corporate Registry Services, ou CRS, un nom si banal et si inoffensif que personne ne pourrait en déduire de quoi elle s'occupe. D'ailleurs, peu de gens auraient envie de le savoir.
CRS a beau être parfaitement en règle, elle attire quantité de clients qui ne le sont pas. C'est une adresse, une boîte aux lettres, une façade, un accueil téléphonique, autant de services auxquels une entreprise aura recours afin de s'acheter une certaine authenticité. Comme je n'ai pas prévenu, je tue une heure à attendre un chargé de clientèle. Il s'appelle Lloyd et il finit par me conduire dans un petit bureau étouffant, où il m'invite à m'asseoir devant la décharge qui lui tient lieu de table de travail. Nous causons un moment pendant qu'il parcourt le questionnaire que j'ai rempli.
— Qu'est-ce que c'est, Skelter Films ? me demande-t-il quand il a fini.
— Une maison de production de documentaires.
— Qui en est le propriétaire ?
— Moi. Société déposée dans le Delaware.
— Combien de films avez-vous produits ?
— Aucun. Je commence.
— Quelles sont les chances pour que Skelter Films soit encore en activité dans deux ans ?
— Minces.
Ce style de réponses louches, il en entend tous les jours, et ça ne le dérange pas.
— Ça ressemble à une couverture.
— Ce n'est pas faux.
— Nous réclamons une déposition écrite dans laquelle vous affirmez sous serment que votre société ne sera impliquée dans aucune activité criminelle.
— Je jure que ce ne sera pas le cas.
Il a déjà entendu cela aussi.
— D'accord, voici comment nous allons opérer. Nous fournissons à Skelter une adresse postale, ici, dans ce bâtiment. Quand nous recevons du courrier, nous vous le faisons suivre où vous nous l'indiquerez. Nous vous fournissons un numéro de téléphone, et tous les appels seront traités par une opératrice qui débitera toutes les réponses que vous voudrez. « Skelter Films, bonjour, comment puis-je traiter votre appel ? » Ça ou autre chose. Vous avez des associés ?
— Non.
— Pas d'employés, fictifs ou non ?
— J'aurai quelques noms à vous communiquer, tous fictifs.
— Pas de problème. Si le correspondant demande un de ces fantômes, notre jeune fille répondra tout ce que vous voudrez qu'elle réponde. « Désolée, il tourne en extérieur », enfin, n'importe quoi. Votre fiction, vous nous l'écrivez, et nous, on vous la livre. Dès que nous recevons un appel, nous vous prévenons. Et côté site Internet ?
Là-dessus, je ne suis pas trop sûr.
— Rien pour le moment. Quel serait l'intérêt ?
Lloyd change de position et s'appuie des deux coudes sur la table.
— Bon, supposons que Skelter soit une société en bonne et due forme, qui produit beaucoup de documentaires. Si c'est le cas, il lui faudra un site, pour toutes les raisons habituelles – marketing, information, amour-propre. D'un autre côté, imaginons que Skelter soit une société véritable, mais pas une vraie société de production de films. Skelter vise peut-être seulement à donner cette impression, pour des raisons qui lui appartiennent. Un site Internet, c'est un excellent moyen de renforcer votre image, de truquer la réalité, en un sens. Rien d'illégal, notez. Nous avons les moyens de vous créer un site avec des images de stock et des biographies de votre équipe, de vos films, de vos récompenses, des projets en cours, tout ce que vous voudrez.
— Combien ?
— Dix mille.
Je ne suis pas sûr d'avoir l'envie ou le besoin de dépenser cette somme, en tout cas pas à ce stade.
— Laissez-moi y réfléchir, dis-je, et Lloyd hausse les épaules. Combien pour vos services d'immatriculation de base ?
— Adresse, téléphone, fax, et tout ce qui va avec, c'est cinq cents dollars par mois, avec six mois payés d'avance.
— Vous acceptez les espèces ?
Lloyd sourit.
— Oh, oui. Nous préférons, même.
Sans surprise. Je lui verse la somme, je signe un contrat, je signe le formulaire de déclaration sous serment où je promets d'exercer des activités légales, et je quitte son bureau. CRS se vante d'avoir neuf cents clients satisfaits, et, en traversant leur réception, je ne peux m'empêcher de penser que je viens de rejoindre une espèce de monde interlope rempli de sociétés écrans, d'escrocs sans visage et de fraudeurs fiscaux basés à l'étranger. Et alors ?
Après deux autres nuits, Eva a envie que je l'accompagne à Porto Rico. Je lui promets d'y réfléchir, puis je me glisse hors du Blue Moon et je me dirige vers l'aéroport international de Miami, où je me gare au parking longue durée avant d'emprunter la navette vers les terminaux. Je sors ma carte de crédit, mon nouveau passeport, et j'achète un aller simple pour Montego Bay, sur Air Jamaica. L'avion est plein à craquer, moitié Jamaïcains à la peau sombre et moitié touristes à la peau blanche, en route pour le soleil. Avant le décollage, des hôtesses ravissantes nous servent un punch. Le vol dure quarante-cinq minutes. Au sol, l'agent des douanes consacre beaucoup trop de temps à examiner mon passeport, et je me mets à paniquer, quand il finit par me faire signe de passer. Je trouve le bus pour Rum Bay Resort, un hôtel séjour tout compris, destiné exclusivement aux célibataires, le long d'une série de plages topless réputées. Pendant trois jours, je reste couché à l'ombre auprès de la piscine, et je réfléchis au sens de la vie.
De la Jamaïque, je m'envole pour Antigua, au milieu des îles Sous-le-Vent, dans l'est des Antilles. C'est une île très jolie d'un peu plus de deux cent cinquante kilomètres carrés, avec des montagnes, des plages de sable blanc et des dizaines d'hôtels. Elle est aussi connue pour être le paradis fiscal le plus accueillant du monde, et c'est l'une des raisons de ma visite. Si je ne cherchais qu'à faire la fête, je serais resté à la Jamaïque. La capitale, St. John's, est une ville très animée de trente mille habitants, située tout au fond d'une anse abritée dont le port attire les bateaux de croisière. Je loue une chambre dans une petite auberge en bordure de St. John's, avec une vue magnifique sur la mer, les barques et les yachts. Nous sommes en juin, c'est la basse saison et, pour trois cents dollars la nuit, je serai nourri comme un roi, je dormirai jusqu'à midi et je me délecterai à l'idée que personne ne sache qui je suis, d'où je viens ou quel est mon passé.