26.

Je dors avec un pistolet, un Beretta 9 millimètres, acheté en toute légalité et dûment enregistré dans l'État de Floride. Je n'ai pas tiré avec une arme à feu depuis vingt ans, depuis le temps où j'étais marine, et je n'ai aucune envie de m'y remettre. Il est couché dans une boîte en carton qui me tient lieu de table de nuit. Un autre carton posé sur le sol est rempli des seuls biens dont j'ai besoin – mon ordinateur portable, un iPad, quelques livres, un nécessaire de rasage, un sac Ziploc rempli d'argent liquide, deux chemises contenant mes dossiers personnels, et un téléphone à carte prépayée avec un nombre de minutes illimité et un code de Miami. Une valise bon marché, qui entre dans le petit coffre assez exigu de l'Audi, est remplie de ma garde-robe et prête pour le départ. La plupart de ces objets – le pistolet, le téléphone portable, la valise – ont été achetés récemment, juste au cas où un départ précipité s'imposerait.

Eh bien, ce départ est maintenant proche. Avant l'aube, je charge la voiture et je patiente. Je suis assis sur ma terrasse pour la dernière fois, je bois un café à petites gorgées et je contemple l'océan qui vire au rose, puis à l'orange, alors que le soleil perce à l'horizon. J'ai admiré cette scène de nombreuses fois, pourtant je ne m'en lasse pas. Par une matinée claire, cette sphère parfaite s'élève au-dessus de l'eau et me dit bonjour – encore une belle journée qui se prépare.

Je ne suis pas sûr de savoir où je me dirige ni où j'aboutirai, mais je prévois d'être près d'une plage, afin de pouvoir entamer chaque journée par une telle perfection silencieuse.

À 8 h 30, je sors de l'appartement en laissant derrière moi un réfrigérateur à moitié plein de nourriture et de boissons, un assortiment disparate d'assiettes et d'ustensiles, une jolie cafetière, quelques magazines sur le canapé et un peu de pain et des crackers dans la panière. Pendant quarante-six jours, j'ai vécu ici, mon premier foyer véritable après la prison, et je suis triste de le quitter. Je pensais rester plus longtemps. Je laisse les lumières allumées, je ferme la porte à clef derrière moi, et je me demande combien de cachettes temporaires m'attendent, avant que je puisse cesser ma cavale. Je m'éloigne et ne tarde pas à me perdre dans la circulation chargée des banlieusards, en direction de l'ouest et de Jacksonville. Je sais qu'ils sont là, derrière moi, mais peut-être plus pour longtemps.

Deux heures plus tard, je m'engage dans la périphérie tentaculaire du nord d'Orlando et je m'arrête prendre un petit déjeuner dans une crêperie. Je mange lentement, je lis les journaux et j'observe la foule. Plus loin dans la rue, je descends dans un motel pas cher où je paie en liquide, pour une nuit. La réceptionniste me demande une pièce d'identité avec une photo et je lui explique que j'ai perdu mon portefeuille la veille dans un bar. Cela ne lui plaît pas, mais l'idée du paiement cash, si, alors pourquoi s'embêter ? Elle me remet une clef et je me rends à ma chambre. En consultant l'annuaire et en me servant de mon téléphone, je finis par trouver un atelier de nettoyage de voitures qui peut me dégager un créneau à 3 heures cette après-midi. Pour cent quatre-vingt-dix-neuf dollars, le gamin à l'autre bout du fil me promet que mon Audi sera comme neuve.

Buck's Pro Shine se trouve tout au fond d'une longue piste de lavage de véhicules qui tourne à plein régime. Ma voiture et moi, on nous confie à un jeune de la campagne, un maigrichon nommé Denny, et il prend son travail très au sérieux. Avec un luxe de détails il m'explique sa méthode pour laver et polir, et quand je lui annonce que je vais patienter sur place, il est surpris.

— Ça pourrait prendre deux heures, me prévient-il.

— Je n'ai nulle part où aller.

Il hausse les épaules et place l'Audi sur une rampe de lavage. Je trouve un siège sur un banc protégé par une verrière, et je me plonge dans la lecture d'un Walter Mosley. Une demi-heure plus tard, Dennis termine le lavage extérieur et commencer à passer l'aspirateur. Il ouvre les deux portières, et je m'approche pour lui causer. Je lui explique que je quitte la ville, donc la valise doit rester sur la banquette arrière et il ne faut pas toucher au carton dans le coffre. Il hausse de nouveau les épaules, c'est comme je veux. Moins de travail pour lui. Je fais encore un pas de plus et je lui explique que je traverse un divorce pénible et que j'ai des raisons de croire que les avocats de ma femme surveillent mes moindres faits et gestes. Je soupçonne fortement la présence d'un dispositif de traçage GPS caché quelque part dans la voiture. Si Denny me le trouve, je lui filerai un billet de cent dollars supplémentaire. Au début, il est hésitant, mais je lui promets que c'est mon véhicule et qu'il n'y a rien d'illégal à désactiver un appareil de traçage. Ce sont les avocats véreux de ma femme qui ont enfreint la loi. Finalement, je vois une étincelle s'allumer dans son œil et il se range à mon point de vue.

J'ouvre le capot et, ensemble, nous passons la voiture au peigne fin. Ce faisant, je lui explique qu'il existe des dizaines d'appareillages différents, de toutes les formes et toutes les tailles, mais que la plupart sont fixés grâce à un puissant aimant. Selon le modèle, la pile peut durer des semaines, ou le dispositif peut être raccordé au système électrique du véhicule. Certaines antennes sont extérieures, d'autres sont intégrées.

— Comment savez-vous tout ça ? me demande-t-il, allongé sur le dos, la tête sous le châssis, qu'il ausculte.

— Parce que j'en ai caché un dans la voiture de ma femme.

Il trouve ça marrant.

— Pourquoi vous n'avez pas cherché vous-même ? me lance-t-il.

— Parce que j'étais surveillé.

Nous fouillons une heure, sans rien trouver. Je commence à penser que ma voiture est exempte de mouchard, après tout, quand Denny démonte un petit panneau derrière le bloc du phare avant droit. Il est toujours allongé sur le dos, l'épaule coincée contre le pneu avant. D'un coup sec, il détache un objet et me le tend. Le boîtier étanche est de la taille d'un téléphone portable et moulé dans un plastique dur et noir. Je l'ouvre.

— Banco ! dis-je.

J'ai examiné en ligne une centaine de variantes et je n'ai jamais rien vu de tel, j'en conclus donc qu'il est d'origine officielle. Aucune marque, aucun signe distinctif, ni chiffres ni lettres.

— Joli travail, Denny.

Et je lui tends un billet de cent dollars.

— Je peux terminer le nettoyage, maintenant ?

— Bien sûr.

Je m'éloigne, le laissant à sa besogne. À côté de la station de lavage, il y a un petit centre commercial comprenant une dizaine de magasins bas de gamme. Je m'achète une tasse de décaféiné réchauffé et je m'assieds devant la vitrine en surveillant le parking. Un couple âgé en Cadillac se gare et entre d'un pas traînant dans un self-service chinois. Dès qu'ils sont à l'intérieur, je sors du café et je traverse le parking comme si je me dirigeais vers ma voiture. Derrière la Cadillac, je me baisse en vitesse et je colle le dispositif de traçage sous le fond du réservoir. Les plaques sont immatriculées dans l'Ontario – parfait.

Denny lave les vitres, en transpirant abondamment, plongé dans son travail. Je lui tapote sur l'épaule, ce qui le fait sursauter.

— Écoutez, Denny, c'est du beau travail, vraiment, mais il y a du nouveau. Il faut que je prenne la route.

Je sors une liasse de billets et j'en extrais trois de cent dollars. Il est confus, mais cela m'est égal.

— Comme vous voudrez, m'sieur, marmonne-t-il en contemplant l'argent.

— Faut que je me sauve.

Il retire un chiffon du toit de l'Audi.

— Bonne chance avec le divorce, m'sieur.

— Merci.

À l'ouest d'Orlando, je m'engage sur l'Interstate 75, plein nord en direction d'Ocala, puis je continue par Gainesville, avant d'entrer en Georgie, où je m'arrête à Valdosta pour la nuit.

 

Au cours des cinq derniers jours, mes déambulations me conduisent très au sud, à La Nouvelle-Orléans, très à l'ouest, à Wichita Falls, au Texas, et très au nord, à Kansas City. J'emprunte des autoroutes, des routes d'État, des routes de campagne et des nationales boisées. Je règle toutes mes dépenses en espèces, donc, à ma connaissance, je ne laisse aucune trace. J'effectue une dizaine de demi-tours, et je finis par me convaincre qu'il n'y a personne derrière moi. Mon périple s'achève à Lynchburg, en Virginie, où j'entre juste après minuit. Une fois encore, je paie une chambre de motel en liquide. Jusqu'à présent, seul un endroit a refusé de m'accueillir sans ma pièce d'identité. Je ne loge pas dans les Marriott ou les Hilton. Je suis fatigué de la route et impatient de me mettre au travail.

Le lendemain matin, je fais la grasse matinée, puis je roule une heure jusqu'à Roanoke, le dernier endroit où quiconque connaissant Max Baldwin s'attendrait à le trouver. Fort de cette certitude, et d'un nouveau visage, je suis convaincu de pouvoir circuler dans le plus complet anonymat au milieu des deux cent mille habitants. Le seul aspect gênant de ma stratégie, c'est ma voiture immatriculée en Floride. J'envisage d'en louer une autre avant de me raviser à cause des papiers. En fin de compte, cela s'avérera payant.

Je roule en ville un moment pour repérer le terrain : le centre, les vieux quartiers et les inévitables banlieues. Malcolm Bannister est venu à Roanoke en plusieurs occasions, notamment à dix-sept ans, quand il était footballeur au lycée. Winchester n'est qu'à trois heures au nord, par l'Interstate 81. Jeune avocat, Malcolm y est descendu à deux reprises pour recueillir des dépositions. La ville de Salem jouxte Roanoke, et Malcolm y a passé un week-end pour le mariage d'un ami. Ce mariage s'est achevé sur un divorce, comme celui de Malcolm ; après son incarcération, Malcolm n'a plus jamais eu de nouvelles de cet ami.

Je connais donc plus ou moins la région. Le premier motel que j'essaie appartient à une chaîne nationale et applique des règles assez strictes en matière d'enregistrement. La vieille ruse du portefeuille perdu ne me réussit plus, et on me refuse une chambre car je ne peux pas présenter de pièce d'identité. Pas de problème – il y a pléthore de motels à petit prix dans les parages. Je m'aventure vers la périphérie sud de Roanoke et je me retrouve dans un quartier moins aisé de Salem, où j'en repère un qui propose sans doute des chambres à l'heure. Ici, les liquidités seront bienvenues. J'opte pour un tarif journalier de quarante dollars et je raconte à la vieille femme de la réception que je séjournerai quelques jours. Elle n'est pas trop aimable, et il me vient à l'idée qu'elle possédait peut-être déjà cet endroit à l'époque glorieuse où l'on refusait les Noirs. Il fait 32 degrés, et je lui demande si la climatisation fonctionne. Des appareils tout neufs, me répond-elle fièrement. Je fais le tour pour aller me garer sur l'arrière, juste en face de ma chambre et loin de la rue. Les draps et les sols sont propres. La salle de bains est impeccable. La toute nouvelle clim, à la fenêtre, ronronne gentiment, et lorsque je décharge ma voiture, la température est redescendue au-dessous de 21 degrés. Je m'étends sur le lit et je me demande combien de prostituées ont débarqué ici en totale illégalité. Je pense à Eva, la Portoricaine, et comme ce serait agréable de la serrer une fois encore contre moi. Puis je songe à Vanessa Young et à ce que ça me fera de la toucher enfin.

À la nuit tombée, je vais manger une salade dans un fast-food. J'ai perdu une petite dizaine de kilos depuis que j'ai quitté Frostburg, et je suis déterminé à continuer sur cette voie, en tout cas pour le moment. En quittant le restaurant, j'aperçois les éclairages du stade et je décide d'aller voir un match. Je roule jusqu'au Memorial Stadium, l'antre des Salem Red Sox, membre de la Classe High-A de Boston ; ils jouent contre les Hillcats de Lynchburg, devant un joli public. Pour six dollars, je me paie une place dans les gradins. Je m'achète une bière à un stand et je m'imprègne des images et des sons du match.

Tout près de moi, il y a un père avec ses deux fils, des joueurs de tee-ball, j'imagine, âgés de pas plus de six ans, en maillot et casquette des Red Sox. Je pense à Bo et à toutes les heures que nous avons consacrées à jouer dans le jardin, pendant que Dionne buvait un thé glacé. Cela me paraît hier, quand nous étions encore tous ensemble, une petite famille avec de grands rêves et un avenir. Bo était si petit et si mignon, et son père était son héros. Dès que Bo a eu cinq ans, j'ai essayé de faire de lui un batteur ambidextre. Puis les fédéraux sont entrés dans mon existence et l'ont ravagée. Un beau gâchis.

À part moi, tout le monde s'en moque. Je suppose que mon père, mon frère et ma sœur aimeraient me voir refaire ma vie, mais ce n'est pas leur priorité. Ils ont à se soucier de leurs propres existences. Une fois que vous êtes en prison, le monde estime que vous le méritez ; toute pitié s'évanouit. Si on sondait mes anciens amis et connaissances, je suis sûr qu'ils répondraient quelque chose de cet ordre : « Pauvre Malcolm, il a couché avec les mauvaises personnes, il a fait quelques impasses, il est devenu un peu rapace. Comme c'est tragique. » Tout le monde est prompt à oublier parce que tout le monde a envie d'oublier. La guerre contre le crime a besoin de victimes ; ce pauvre Malcolm a été fait prisonnier.

Je suis donc là, Max Reed Baldwin, seul, libre mais en cavale, à concocter un moyen de me venger tout en chevauchant dans le soleil couchant.