27.
Pour la sixième journée d'affilée, Victor Westlake buvait son premier café du matin tout en parcourant un bref rapport sur M. Max Baldwin. Leur informateur s'était volatilisé. Le traceur GPS avait finalement été récupéré sur une Cadillac Seville, propriété d'un couple âgé, des Canadiens, alors qu'ils déjeunaient à proximité de Savannah, en Georgie. Ils ne sauraient jamais qu'ils avaient été pistés par le FBI sur près de cinq cents kilomètres grâce aux technologies informatiques. Westlake avait sanctionné les trois agents de terrain assignés à la surveillance de la voiture de Baldwin. Ils l'avaient perdu à Orlando et avaient suivi la Cadillac vers le nord.
Baldwin n'utilisait ni son iPhone, ni ses cartes de crédit, ni son fournisseur d'accès Internet initial. L'autorisation d'espionnage émise par la cour sur ce terrain-là expirerait dans une semaine, et il n'y avait aucune chance qu'elle soit renouvelée. Il n'était ni suspect ni fugitif, et le tribunal répugnait à accorder de telles autorisations d'espionnage en profondeur visant un citoyen respectueux des lois. Son compte à la Suncoast affichait un solde de quatre mille cinq cents dollars. L'argent de la récompense avait pu être pisté tant qu'il était réparti et transféré d'un bout à l'autre de l'État de Floride ; ensuite, le FBI avait perdu sa trace. Baldwin avait viré cet argent si vite que les juristes du Bureau n'avaient pu soutenir le rythme avec leurs demandes de mandats de perquisition. Il avait effectué au moins huit retraits en espèces totalisant soixante-cinq mille dollars et également transféré quarante mille dollars vers un compte au Panamá. Westlake en concluait que le reste de l'argent se trouvait également offshore. Il finissait, bien à contrecœur, par respecter Baldwin et sa capacité à disparaître. Si le FBI était incapable de le retrouver, peut-être était-il en sécurité, après tout.
Si Baldwin parvenait à éviter d'utiliser ses cartes de crédit, son iPhone et son passeport, et de se faire arrêter, il demeurerait incognito longtemps. Les causeries en provenance du clan Rucker avaient cessé, et Westlake restait abasourdi qu'un gang de narcotrafiquants de Washington ait localisé Baldwin près de Jacksonville. Le FBI et le service des marshals enquêtaient de leur côté, mais, jusqu'à présent, pas le moindre indice.
Westlake rangea la note sur une pile de papiers et termina son café.
Je trouve le bureau de Beebe Security dans un immeuble non loin de mon motel. L'encart de l'annuaire vantait leurs vingt années d'expérience, un passé dans les forces de police, le dernier cri de la technologie, et ainsi de suite. La quasi-totalité des annonces de la section « Enquêtes privées » emploie le même langage, et je ne me souviens pas, lorsque je gare ma voiture, de ce qui m'a attiré chez Beebe. Peut-être était-ce le nom. Si la boîte ne me plaît pas, je retiendrai le nom suivant sur la liste.
Rien qu'à voir Frank Beebe marcher dans la rue, j'aurais tout de suite pu dire : « Voilà un détective privé. » Cinquante ans, la poitrine imposante avec une panse qui tire sur ses boutons de chemise, un pantalon en tergal, des bottes de cowboy à bout pointu, une tignasse de cheveux gris, la moustache de rigueur, et l'allure fanfaronne et supérieure d'un homme qui est armé et qui n'a peur de rien. Il ferme la porte de son bureau exigu.
— Que puis-je pour vous, monsieur Baldwin ?
— J'ai besoin de localiser quelqu'un.
— Quel type d'affaire ? demande-t-il en atterrissant sans ménagement dans son fauteuil directorial surdimensionné.
Le mur derrière lui est couvert de grandes photos et de certificats universitaires.
— Ce n'est pas vraiment une affaire. Il faut juste que je trouve ce type.
— Que ferez-vous après l'avoir trouvé ?
— Je lui parlerai. C'est tout. Il n'est pas question de mari adultère ou de débiteur défaillant. Je ne cherche pas d'argent, à me venger, rien de méchant. J'ai juste besoin de rencontrer ce type et d'en savoir plus à son sujet.
— Parfait, parfait.
Frank décapuchonne son stylo, prêt à prendre note.
— Parlez-moi de lui.
— Il s'appelle Nathan Cooley. Je crois qu'il se fait aussi appeler Nate. Trente ans, célibataire, à ce que je sais. Il vient d'une petite ville, Willow Gap.
— Je suis passé par Willow Gap.
— Aux dernières nouvelles, sa mère vit là-bas, mais je ne suis pas sûr que Cooley y soit encore. Il y a de ça quelques années, il s'est fait serrer dans une arnaque, une affaire de méthadone...
— Quelle surprise !
— ... et il a passé quelques années dans une prison fédérale. Son frère aîné a été tué dans une fusillade avec la police.
Frank griffonne à toute vitesse.
— Comment connaissez-vous ce type ?
— Disons que ça remonte à loin.
— Parfait, parfait.
Il sait quand poser des questions et quand laisser tomber.
— Que suis-je censé faire ?
— Écoutez, monsieur Beebe...
— Ce sera Frank.
— D'accord, Frank, je doute qu'il y ait beaucoup de types à la peau noire dans Willow Gap et aux alentours. Ça, plus le fait que je suis de Miami, avec des plaques de Floride sur une petite voiture allemande. Si je me montre et que je me mets à fouiner, à poser des questions, je n'irai probablement pas très loin.
— Vous vous feriez probablement tirer dessus.
— J'aimerais autant l'éviter. Donc, je me figure que vous pourriez effectuer le travail sans éveiller les soupçons. J'ai juste besoin de son adresse et de son numéro de téléphone, si possible. Le reste, ce serait tout bénef.
— Vous avez essayé l'annuaire ?
— Oui, et il y a pas mal de Cooley du côté de Willow Gap. Pas de Nathan. Si je passe quelques coups de fil au pif, je n'irai pas très loin non plus.
— Exact. Rien d'autre ?
— C'est tout. Assez simple.
— D'accord, je facture cent dollars de l'heure, plus les frais. Je vais me rendre à Willow Gap en voiture cette après-midi. C'est à peu près à une heure d'ici, dans la cambrousse.
— C'est ce que j'ai entendu dire.
Le premier jet de ma lettre contient ce qui suit :
Cher monsieur Cooley,
Je m'appelle Reed Baldwin et je suis réalisateur de documentaires, à Miami. Avec mes deux associés, je possède une société de production, Skelter Films. Nous sommes spécialisés dans les documentaires qui traitent des abus de pouvoir du gouvernement fédéral.
Mon projet actuel concerne une série de meurtres de sang-froid perpétrés par des agents de la Drug Enforcement Administration. Ce sujet me tient à cœur parce qu'il y a trois ans mon neveu de dix-sept ans a été abattu par deux agents à Trenton, dans le New Jersey. Il n'était pas armé et n'avait pas de casier judiciaire. Bien sûr, une enquête interne n'a mis en évidence aucun manquement de la part de la DEA. Ma famille a été déboutée de la plainte qu'elle a déposée.
Dans mes recherches pour ce film, je crois avoir découvert un complot qui remonte aux plus hauts échelons de la DEA. Je crois que certains agents sont encouragés à exécuter les dealers, ou d'éventuels dealers. Le but est double : premièrement, de tels meurtres, à l'évidence, font cesser l'activité criminelle ; deuxièmement, ils évitent d'interminables procès. La DEA tue les gens au lieu de les arrêter.
À ce jour, j'ai découvert à peu près une dizaine de ces meurtres suspects. J'ai interrogé plusieurs familles, et elles ont toutes le sentiment très net que leurs proches ont été assassinés. Cela m'amène à vous : je connais les faits élémentaires relatifs à la mort de votre frère, Gene, en 2004. Au moins trois agents de la DEA étaient impliqués dans la fusillade, et, comme toujours, ils ont prétendu agir en légitime défense. Je crois que vous étiez sur les lieux au moment des tirs.
Laissez-moi la possibilité de vous rencontrer, de vous inviter à déjeuner et de vous exposer mon projet. Je suis actuellement à Washington, mais je peux laisser ce qui m'occupe ici et me rendre dans le sud-ouest de la Virginie, à votre convenance. Mon numéro de téléphone portable est le 305 806 1921.
Je vous remercie du temps que vous voudrez bien m'accorder.
Sincèrement,
M. Reed Baldwin
La pendule ralentit considérablement à mesure que les heures s'égrènent. Je pars pour une longue route vers le sud, par l'Interstate 81, et je dépasse Blacksburg, site du Georgia Tech, puis Christiansburg, Radford, Marion et Pulaski. C'est un terrain montagneux et une jolie route, mais je ne suis pas là pour faire du tourisme. Il se peut que j'aie besoin de visiter une de ces villes, dans un proche avenir, et donc je repère les aires routières, les motels et les fast-foods proches de l'Interstate. Le trafic des poids lourds est dense, il y a là des automobiles venues de dizaines d'États et personne ne me remarque. À l'occasion, je quitte la quatre-voies et je m'aventure dans la profondeur des collines en traversant de petites bourgades sans m'arrêter. Je découvre Ripplemead, population de cinq cents habitants, le hameau le plus proche du bungalow de bord de lac où le juge Fawcett et Naomi Clary ont été assassinés. Ensuite, je me replie vers Roanoke. Les projecteurs sont allumés ; les Red Sox jouent de nouveau. Je m'achète un billet et j'avale un hot dog et une bière en guise de dîner.
Frank Beebe m'appelle à 8 heures, le lendemain matin, et, une heure plus tard, je suis à son bureau. Pendant qu'il me sert le café, il m'informe, sur un ton neutre :
— Je l'ai trouvé dans la ville de Radford, une ville universitaire d'environ seize mille habitants. Il est sorti de prison voilà quelques mois, il a vécu chez sa mère pendant un temps avant de déménager. J'ai parlé à la mère, une vieille femme pas commode, et elle m'a indiqué qu'il avait acheté un bar à Radford.
Je suis curieux, alors je lui pose la question.
— Comment l'avez-vous amenée à parler ?
Frank rit en allumant une autre cigarette.
— Ça, Reed, c'est la partie la plus facile. Quand vous êtes dans le métier depuis aussi longtemps que moi, vous savez toujours débiter les conneries qui amènent les gens à vous parler. Je me suis imaginé que sa mère conservait une sainte frousse du système carcéral, alors je lui ai expliqué que j'étais un agent d'une prison fédérale et que j'avais besoin de causer avec son garçon.
— N'y a-t-il pas usurpation de l'identité d'un fonctionnaire ?
— Que nenni, un agent de prison fédéral, cela n'existe pas. Elle n'a pas demandé ma carte d'identité, et, si elle l'avait fait, je lui en aurais fourni une. Je garde tout un paquet de cartes. Je peux me changer en n'importe quel agent fédéral, n'importe quel jour. Vous seriez sidéré de voir combien il est facile de tromper son monde.
— Vous êtes allé à ce bar ?
— J'y suis allé, mais je ne suis pas entré. J'aurais fait tache. Il est juste derrière le campus de l'université de Radford et sa clientèle est beaucoup plus jeune que moi. Il s'appelle le Bombay's et il existe depuis un bout de temps. Selon les dossiers de la ville, il a changé de mains le 10 mai de cette année. Le vendeur était un certain Arthur Stone, et votre garçon, Nathan Cooley, était l'acheteur.
— Où vit-il ?
— Je n'en sais rien. Rien dans les registres du cadastre. Je suspecte qu'il loue. Mince, il se pourrait bien qu'il couche au-dessus du bar. C'est un vieux bâtiment sur deux niveaux. Vous n'allez pas là-bas, non ?
— Non.
— Bien. Vous êtes trop âgé et trop noir. La clientèle est entièrement blanche.
— Merci. Je le rencontrerai ailleurs.
Je verse six cents dollars en liquide à Frank Beebe, et, en repartant, je lui pose une dernière question :
— Dites, Frank, si j'avais besoin d'un passeport, vous auriez une idée ?
— Bien sûr. Il y a à Baltimore un type auquel j'ai déjà fait appel, il traite quasiment tout. Mais les passeports, à l'heure actuelle, c'est délicat, avec la Sécurité intérieure et tout le merdier. S'ils vous attrapent, ça les met vraiment en rogne.
Je lui souris.
— Ce n'est pas pour moi.
Ma voiture chargée, je quitte la ville. Quatre heures plus tard, je suis à McLean, en Virginie, à la recherche d'une boutique de photocopie. J'en trouve une dans un centre commercial assez classe, je paie un droit de raccordement, et je branche mon ordinateur portable sur une imprimante. Au bout de dix minutes de manipulations et de bidouillages, je parviens à faire marcher cette foutue machine et à imprimer la lettre à Nathan Cooley. Elle est sur papier à en-tête de Skelter Films, avec une adresse sur la VIIIe Avenue à Miami, et tout un assortiment de numéros de téléphone et de télécopie. Sur l'enveloppe, j'inscris : « M. Nathan Cooley, Bombay's Bar & Grill, 914 East Main Street, Radford, Virginie 24141 ». À gauche de l'adresse, j'écris, en lettres capitales : « PERSONNEL ET CONFIDENTIEL ».
Quand c'est terminé, je traverse le Potomac et je pénètre dans le centre du district de Columbia, en quête d'un bureau de poste et d'une boîte aux lettres extérieure.