28.
Quinn Rucker tourna le dos aux barreaux, glissa les mains entre eux et joignit les poignets. Le shérif adjoint lui mit les menottes pendant qu'un autre ouvrait la porte de la cellule. Ils l'escortèrent vers une zone de détention exiguë, où trois agents du FBI les attendaient. De là, ils le conduisirent par une porte dérobée jusqu'à un 4 × 4 noir aux vitres teintées, surveillé par d'autres gardes armés. Dix minutes plus tard, ils arrivèrent avec toute leur escorte à la porte arrière de l'immeuble fédéral, où on l'introduisit promptement avant de lui faire gravir deux étages.
Ni Victor Westlake, ni Stanley Mumphrey, ni aucun autre juriste présent dans la salle n'avaient déjà pris part à pareille réunion. Jamais le prévenu n'avait été transféré ici pour une banale conversation. Si la police avait besoin de parler à l'accusé, elle le faisait à la prison. Si sa comparution devant la cour était nécessaire, le juge ou le magistrat convoquait une audience.
Quinn fut conduit dans la petite salle de réunion, où on lui retira les menottes. Il serra la main à son avocat, Dusty Shiver, qui, naturellement, devait être présent, sans savoir au juste quel était l'objet de cette entrevue. Il avait averti les fédéraux que son client n'ouvrirait pas la bouche tant que lui, Dusty, ne l'y aurait pas autorisé.
Quinn était incarcéré depuis quatre mois, et il n'allait pas bien. Pour des raisons connues de ses seuls gardiens, il était confiné en cellule d'isolement. Il entretenait un minimum de contacts avec ses geôliers. La nourriture était épouvantable et il maigrissait. Il prenait des antidépresseurs et dormait quinze heures par jour. Souvent, il refusait de voir les membres de sa famille, ou même Dusty. Une semaine, il exigeait de plaider coupable en échange de la perpétuité ; la semaine suivante, il réclamait un procès. Il avait viré Dusty deux fois, pour le réengager quelques jours plus tard. À l'occasion, il admettait avoir tué le juge Fawcett et son amie, pour invariablement se rétracter et accuser l'administration de droguer ses aliments. Il avait menacé les gardes en leur promettant la mort et celle de leurs enfants, pour aussitôt leur présenter ses excuses éplorées.
Victor Westlake était chargé de piloter la rencontre.
— Venons-en au fait, monsieur Rucker, commença-t-il. Nous savons de source sûre que vous-même et l'un de vos complices au sein de votre association de malfaiteurs désirez supprimer l'un de nos témoins.
Dusty posa la main sur le bras de son client.
— Pas un mot. Ne parlez pas sans mon accord.
Quinn sourit à Westlake, comme si tuer un témoin œuvrant pour le ministère public serait un plaisir rare.
Westlake poursuivit :
— Le but de ce petit entretien est de vous prévenir, monsieur Rucker, que, s'il est fait du mal à l'un de nos témoins, vous vous exposerez à des charges supplémentaires. Et pas seulement vous : nous nous en prendrons à tous les membres de votre famille.
Quinn se fendit d'un grand sourire.
— Alors comme ça, Bannister s'est barré, hein ? laissa-t-il échapper.
— Bouclez-la, Quinn ! lui ordonna Dusty Shiver.
— Je n'ai pas à la boucler. J'ai appris que Bannister a quitté le chaud soleil de la Floride.
— Fermez-la, Quinn ! gronda de nouveau son avocat.
— Vous lui avez filé une nouvelle tête, sans doute un nouveau nom... la totale, quoi, continua Rucker.
Stanley Mumphrey intervint :
— Quinn, si vous faites du mal à l'un de nos témoins, nous engagerons des poursuites contre Dee Ray, Tall Man, plusieurs de vos cousins, tous ceux à qui nous pourrons coller une inculpation. Tout le monde.
— Vous n'avez pas des témoins, riposta Quinn. Vous en avez un et un seul : Bannister.
Shiver leva les mains en l'air et se tassa sur son siège.
— Je vous conseille de la boucler, Quinn.
— J'ai entendu ! J'ai entendu !
Westlake réussit à dévisager le prévenu en conservant un air sévère, mais il était stupéfait. Le but de cette entrevue était d'intimider Quinn Rucker, pas de faire peur au gouvernement des États-Unis. Comment diable avaient-ils réussi à débusquer Bannister en Floride et à savoir qu'il avait filé ? Pour Westlake et ses assistants, ce fut un moment glaçant. S'ils réussissaient à retrouver l'informateur, ils lui tomberaient dessus.
— Toute votre famille pourrait encourir une inculpation de meurtre, insista lourdement Mumphrey en tâchant de se donner des airs intraitables.
Quinn se contenta de sourire. Il cessa de parler et croisa les bras.
Il faut que je voie Vanessa Young. Une rencontre comporte un élément de risque : le simple fait d'être repérés ensemble par les mauvaises personnes soulèverait des questions auxquelles je ne suis pas prêt à répondre. Mais une rencontre est inévitable, et ce depuis plusieurs années.
Je l'avais aperçue, à Frostburg, par une journée de neige où beaucoup de visiteurs n'avaient pu faire la route. Je parlais à mon père, Henry, quand elle était entrée et s'était assise à la table voisine. Elle était là pour rendre visite à son frère. Elle était superbe, le début de la quarantaine, une peau douce et brune, de beaux yeux tristes, de longues jambes et un jean moulant. La totale. Je ne pouvais détacher mes yeux de cette vision.
— Tu veux que je m'en aille ? m'avait finalement proposé Henry.
Bien sûr que non, parce que s'il repartait, mon heure de visite serait terminée. Plus il resterait, plus je pourrais contempler Vanessa. Assez vite, elle avait à son tour posé les yeux sur moi, et nous n'avions pas tardé à échanger des regards lourds de sens. L'attirance était réciproque ; au début tout au moins.
Il y avait néanmoins certains points de friction. Primo, mon incarcération ; deuzio, son mariage, qui, s'avérait-il, avait viré au désastre. Je comptais sur son frère pour m'informer, mais il préférait rester en dehors de tout ça. Nous nous étions envoyé quelques lettres, malgré sa peur de se faire surprendre par son mari. Elle avait essayé de venir plus souvent en visite, afin de nous voir tous les deux, son frère et moi, mais elle avait deux ados qui lui compliquaient l'existence. Après la conclusion de son divorce, elle était sortie avec d'autres hommes, sans que cela fonctionne. Je l'avais suppliée de m'attendre ; malheureusement, sept ans, quand vous en avez quarante et un, c'est long. Lorsque ses gamins avaient quitté le domicile familial, elle s'était installée à Richmond, en Virginie, et notre idylle à longue distance avait perdu de son élan.
À cause de son passé, Vanessa est extrêmement prudente et toujours sur ses gardes. Nous avons au moins cela en commun. En utilisant des boîtes mail cryptées, nous réussissons à convenir d'une heure, d'une date et d'un lieu. Je la préviens que je ne ressemble plus au Malcolm Bannister qu'elle a rencontré en prison. Elle me répond qu'elle va tenter sa chance. Elle est impatiente de découvrir la nouvelle version améliorée.
Quand je me gare devant le restaurant, dans une banlieue de Richmond, je suis atteint d'un méchant trac. Je me sens vraiment comme une loque, parce que je suis enfin sur le point de toucher la femme dont j'ai rêvé depuis presque trois ans. Je sais qu'elle a envie de ce contact charnel, elle aussi, mais le type qui l'attirait tant a complètement changé d'allure. Et si elle n'approuvait pas ? Si elle préférait Malcolm à Max ? Moi, je suis troublé à l'idée de passer du temps avec la seule personne, en dehors des fédéraux, qui sache qui sont ces deux hommes.
J'éponge la transpiration sur mon front et je songe à m'en aller. Puis je sors.
Elle est à une table, je m'approche à petits pas prudents, je manque trébucher... et elle sourit d'un air approbateur. Je l'embrasse délicatement sur la joue, je m'assieds, et, pendant un long moment, nous nous contentons de nous regarder.
— Alors, qu'est-ce que tu en penses ? dis-je enfin.
Elle secoue la tête.
— Assez incroyable. Je ne t'aurais jamais reconnu. Tu as une pièce d'identité ?
Nous rions tous les deux.
— Bien sûr, mais elle est complètement fausse. Désormais je suis Max, plus Malcolm.
— Tu as minci, Max.
— Merci, toi aussi.
J'ai entrevu ses jambes, sous la table ; jupe courte, talons aiguilles super lookés – elle s'est choisi une tenue de combat.
— Lequel des deux préfères-tu ?
— Eh bien, j'imagine que je n'ai plus le choix, maintenant, n'est-ce pas ? Je te trouve mignon, Max. J'aime bien ta nouvelle version, l'ensemble. Les lunettes de créateur, c'était l'idée de qui ?
— Mon coach, le même type qui a suggéré le crâne rasé et la barbe de quatre jours.
— Plus j'en vois, plus ça me plaît.
— Dieu merci ! J'avais les nerfs en pelote.
— Relax, bébé. On est partis pour une longue soirée.
Le serveur vient prendre nos commandes de boissons – un martini pour moi, un Coca light pour elle. Il y a quantité de choses dont je n'ai pas envie de discuter, en l'occurrence ma sortie de prison inopinée et la protection des témoins. Le frère auquel elle rendait visite en prison a été libéré mais il est déjà retourné derrière les barreaux, et nous le laissons en dehors de la conversation. Je la questionne sur ses enfants, une fille qui a vingt ans et qui est en fac, et un fils de dix-huit qui est à la dérive.
Alors que je lui parle, elle m'interrompt :
— Tu t'exprimes même différemment.
— Tant mieux. Je m'entraîne depuis quelques mois à ce nouveau phrasé : élocution beaucoup plus lente et voix plus grave. Ça te semble authentique ?
— Je crois. Oui, ça fonctionne.
Elle me demande où je vis, et je lui explique que je dois encore me trouver un toit. Je bouge, en essayant d'éviter de me faire pister par le FBI et les autres. Je ne suis pas un fugitif, sans être exactement hors de danger. Notre dîner arrive, mais nous le remarquons à peine.
— Tu fais beaucoup plus jeune, relève-t-elle. Je devrais peut-être aller le voir, ton chirurgien esthétique.
— Je t'en prie, ne change rien.
Je lui parle de ce qu'on a transformé chez moi – surtout les yeux, le nez et le menton. Je l'amuse en lui décrivant les réunions avec mon équipe chirurgicale et les efforts déployés pour me concevoir un nouveau visage. Je me suis aussi allégé d'une dizaine de kilos et elle estime que j'aurais besoin d'en reprendre quelques-uns. Maintenant que nous avons moins le trac, nous nous détendons et nous parlons comme un couple de vieux amis. Le serveur nous demande si nos plats nous conviennent, car nous y avons à peine touché. Nous abordons toute une série de sujets, mais, au fond, nous pensons à la même chose.
— Filons d'ici, lui dis-je finalement.
À peine ai-je prononcé ces mots qu'elle tend la main vers son sac. Je paie notre dîner en espèces et nous voilà dehors, sur le parking. Je n'aime pas l'idée d'aller à son appartement, et elle est d'accord. C'est assez petit et meublé de façon sommaire, me précise-t-elle. Nous choisissons un hôtel que j'ai repéré plus loin dans la rue, et je commande une bouteille de champagne. Deux gamins le soir de leur nuit de noces ne pourraient pas y mettre autant d'énergie que Vanessa et moi. Nous avons tant de chemin à faire, tant de choses à rattraper.