29.

Pendant que Vanessa est à son travail, je fais quelques courses dans Richmond. Dans un magasin, je dépense soixante-dix dollars pour m'acheter un téléphone portable d'entrée de gamme, avec cent minutes de communication prépayées, et, dans un autre, je m'achète le même téléphone avec un abonnement à soixante-huit dollars. Je donnerai celui-ci à Vanessa et je conserverai le premier. Je me procure un stock de cartes de débit prépayées. J'ai rendez-vous avec un homme qui possède une boutique d'appareils photo et qui se veut vidéaste, mais ses tarifs sont très élevés. Si j'ai de la chance, et si j'obtiens cette interview avec Cooley, il va me falloir deux personnes – un cameraman et un homme à tout faire. Ce type me répond qu'il travaille avec son équipe entière ou pas du tout.

Vanessa et moi déjeunons d'un sandwich chez un traiteur, non loin de son bureau. Pour le repas de ce soir, nous choisissons un bistro du quartier de Carytown, dans Richmond. Chose remarquable et merveilleuse, notre séance d'après-dîner est en tous points similaire à celle de la nuit précédente, et dans la même chambre d'hôtel. Il pourrait s'agir là d'un début d'habitude. Malheureusement, nos projets pour la troisième nuit sont contrecarrés par l'appel de son fils. Il passe en ville et il a besoin d'un endroit où dormir. Elle suppose qu'il aura aussi besoin d'un peu d'argent.

Nous terminons de dîner quand le téléphone portable vibre dans ma poche. L'identité de l'appelant affiche « Inconnu », mais tous les appels vers ce téléphone sont « inconnus ». M'attendant à une grande nouvelle, je prie Vanessa de m'excuser, et je m'éloigne de la table. Dans le vestibule du restaurant, je prends l'appel. J'entends une voix vaguement familière.

— Monsieur Reed Baldwin, ici Nathan Cooley. J'ai reçu votre lettre.

Je me répète mentalement de parler avec lenteur et d'une voix grave.

— Oui, monsieur Cooley, merci de me rappeler.

Bien sûr qu'il a reçu ma lettre – sinon, comment aurait-il mon numéro de téléphone ?

— Quand voulez-vous que nous nous parlions ? me demande-t-il.

— À votre convenance. Je suis à Washington, pour l'instant, et nous avons achevé le tournage aujourd'hui. J'ai un peu de temps devant moi, donc là, tout de suite, ce serait parfait. Et pour vous ?

— Je suis coincé ici. Comment est-ce que vous m'avez trouvé ?

— Sur Internet. C'est difficile de se cacher, de nos jours.

— J'imagine. D'ordinaire, je dors tard, puis je travaille au bar de 14 heures à minuit.

— Que diriez-vous d'un déjeuner demain ? Rien que nous deux, sans caméra ni magnéto, rien de tout ça. C'est moi qui invite.

Un silence. J'ai parlé avec un peu trop d'empressement et je retiens mon souffle.

— C'est bon, je pense. Où ?

— On sera sur vos terres, monsieur Cooley. À vous de choisir l'heure et le lieu.

— D'accord, à la sortie Radford de l'Interstate 81, il y a un endroit qui s'appelle Spanky's. Je vous retrouve là-bas demain à midi.

— Entendu.

— Comment vous reconnaîtrai-je ? me demande-t-il, et j'en laisse presque tomber mon téléphone.

La question de l'identification est bien plus délicate que je ne l'avais jamais imaginé. Je me suis soumis à une opération qui a radicalement modifié mon visage. Je me rase le crâne un jour sur deux et la barbe une fois par semaine. Je me suis privé pour maigrir de neuf kilos. Je porte des lunettes rondes en écaille rouge, des T-shirts noirs, des blousons sport en faux Armani, et des espadrilles que l'on ne trouve qu'à Miami et à Los Angeles. J'ai un autre nom. J'ai changé de voix et d'élocution.

Et toute cette comédie a été soigneusement montée de toutes pièces non pas pour égarer ceux qui cherchent à me suivre ou à me tuer, mais pour vous dissimuler ma véritable identité, à vous, monsieur Nathan Cooley.

— Je mesure un mètre quatre-vingt-deux, je suis noir, mince, j'ai le crâne lisse et je porterai un chapeau de paille blanc, style panama.

— Vous êtes noir ? lâche-t-il.

— Eh oui. C'est un problème ?

— Non. À demain.

Je retourne à la table, où Vanessa m'attend avec impatience.

— C'est Cooley. On se rencontre demain, lui dis-je à voix basse.

Elle sourit.

— Vas-y, tente le coup, me conseille-t-elle.

Nous finissons de dîner et nous disons au revoir à contrecœur. À l'extérieur du restaurant, nous nous embrassons et nous conduisons comme deux adolescents. Sur toute la route de Roanoke, je pense à elle.

 

J'arrive un quart d'heure en avance et je me gare afin de pouvoir surveiller les véhicules quand ils s'engagent sur le parking du Spanky's. La première chose que j'apercevrai, ce sera sa voiture, ou son 4 × 4 – le genre d'élément qui en dit long. Il y a six mois, il était en prison, où il a purgé un peu plus de cinq années de détention. Il n'a pas de père, sa mère est alcoolique, et il a quitté le lycée en seconde, donc le choix de son véhicule sera instructif. En discutant avec lui, je prévois de noter dans ma tête tout ce que je pourrai repérer – vêtements, bijoux, montre, téléphone portable.

Avec l'affluence de l'heure du déjeuner, il y a déjà plus de passage. À midi et trois minutes arrive un pick-up Chevrolet Silverado gris clair métallisé flambant neuf. Nathan Cooley est au volant. Il se gare à l'autre bout du parking et se dirige vers l'entrée en jetant un coup d'œil autour de lui, l'air tendu.

Cela fait quatre ans que je ne l'ai plus revu. Il n'a pas tellement changé : même poids, mêmes cheveux blonds hirsutes, bien qu'à une période, en prison, il se soit rasé la tête. Il vérifie deux fois les plaques de Floride sur mon véhicule, puis il entre. Je respire à fond, je me plante mon panama sur le crâne, et je me dirige vers la porte. Je me répète : « Reste calme, espèce d'idiot », alors que j'ai les intestins noués. Il va me falloir une main ferme et des nerfs d'acier.

Nous nous retrouvons à l'intérieur du vestibule et nous échangeons quelques plaisanteries. Je retire mon chapeau et nous suivons l'hôtesse vers un box dans le fond. Nous sommes assis à table, face à face, et nous causons de la météo. Les premiers instants, je suis un peu désarçonné par ma propre ruse. Nathan s'adresse à un inconnu, alors que, moi, je m'adresse à un gamin que j'ai très bien connu. Il n'a pas du tout l'air soupçonneux : il ne scrute ni mes yeux ni mon nez ; pas de coups d'œil de travers, pas de haussement de sourcils, pas de regards distants quand il entend le timbre de ma voix. Et, heureusement, pas de « vous me rappelez un peu un type que j'ai connu ». Rien... jusqu'à présent.

J'annonce à la serveuse que j'ai vraiment envie d'une bière, une grande pression. Nathan hésite avant de commander la même chose. Le succès de cette mission risquée pourrait bien dépendre de l'alcool. Nathan a fréquenté l'alcool depuis son plus jeune âge et a été accro à la méthadone. Pendant ses cinq années en prison, il est resté clean et n'a pas touché à une goutte d'alcool. Maintenant qu'il est dehors, je suppose qu'il a renoué avec ses vieilles habitudes. Le fait qu'il possède son propre bar en est un bon indice.

Pour un cul-terreux à qui personne n'a jamais appris à s'habiller, il a une tenue correcte. Jean délavé, chemisette de golf Coors Light qu'un commercial lui a laissée en cadeau d'affaires, et des rangers. Ni bijoux ni montre, juste un immonde tatouage de prisonnier à l'intérieur de l'avant-bras gauche. Bref, Nathan n'étale pas son argent.

La bière arrive et nous trinquons.

— Parlez-moi de ce film, commence-t-il.

Respectant mes habitudes, je hoche la tête, je marque un temps de silence, je me répète de parler lentement, avec clarté, de la voix la plus grave possible.

— Je réalise des documentaires depuis dix ans maintenant, et c'est le projet le plus passionnant que j'aie jamais vu.

— Attendez, monsieur Baldwin, un documentaire, qu'est-ce que c'est, au juste ? Je regarde des films et tout, mais des documentaires, je ne crois pas trop en avoir vu.

— En général, ce sont des films courts, des productions indépendantes des grands studios que vous ne verrez pas dans les grandes salles de cinéma. Ce ne sont pas des films commerciaux. Ils parlent de personnes réelles, de problèmes réels, de questions réelles, sans stars et le reste. C'est du vrai bon matériel. Les meilleurs remportent des récompenses dans des festivals et attirent un peu l'attention, mais ils ne rapporteront jamais beaucoup d'argent. Ma compagnie se spécialise dans les films qui traitent des abus de pouvoir, surtout ceux commis par le gouvernement fédéral, mais aussi par des grandes entreprises.

Je bois une gorgée de ma bière, me répète de ralentir le débit.

— La plupart de ces documentaires durent une heure. Celui-ci pourrait aller jusqu'à quatre-vingt-dix minutes, mais nous déciderons de cela plus tard.

La serveuse est de retour. Je commande un sandwich au poulet et Nathan un panier d'ailes de volaille grillées. Je lui demande :

— Comment êtes-vous devenu propriétaire d'un bar ?

Il avale une gorgée, sourit, me répond :

— Un ami. Le type qui possédait cet établissement était en train de couler, pas à cause du bar, mais à cause d'autres affaires qu'il avait. Rattrapé par la récession, je pense. Donc il essayait de se débarrasser du Bombay's. Il cherchait un type assez bête pour reprendre l'activité et régler les dettes, et moi, j'ai pensé : zut, pourquoi pas ? J'ai que trente ans, pas de métier, pas de perspectives, pourquoi ne pas tenter ma chance ? Enfin, bon, jusqu'à présent, de l'argent, j'en gagne. C'est assez marrant. J'ai des tas d'étudiantes qui viennent traîner là.

— Vous n'êtes pas marié ?

— Non. J'ignore ce que vous savez sur moi, monsieur Baldwin, mais je viens de finir de purger une peine de cinq années de prison. Grâce au gouvernement fédéral, des fiancées, j'en ai pas eu beaucoup, récemment. Je suis de nouveau dans le coup depuis pas longtemps. Vous voyez ce que je veux dire ?

— Bien sûr. Cette peine de prison est survenue à la suite de cet incident où votre frère a été tué, exact ?

— Vous savez tout. J'ai plaidé coupable et je m'en suis tiré avec cinq ans. Mon cousin est encore en prison, au Big Sandy, dans le Kentucky, un sale endroit. La plupart de mes cousins sont soit sous les verrous, soit morts. C'est une des raisons qui m'ont poussé à m'installer à Radford, monsieur Baldwin, pour me sortir du commerce de la drogue.

— Je vois. Je vous en prie, appelez-moi Reed. Monsieur Baldwin, c'est bon pour mon père.

— OK. Et moi, c'est Nathan, ou Nate.

Nous trinquons de nouveau, comme si nous étions subitement beaucoup plus proches. En prison, nous l'appelions Nattie.

— Parlez-moi de votre compagnie de films, reprend-il.

Je m'y attendais, mais cela reste quand même un terrain miné. Je bois une gorgée, que j'avale lentement.

— Skelter est une toute nouvelle société située à Miami, rien que deux associés et moi, plus le personnel. Pendant des années, j'ai travaillé pour une plus grosse société, à Los Angeles, une structure qui s'appelait Cove Creek Films, vous en avez peut-être entendu parler.

Il n'en a pas entendu parler. Il se contente de lancer un regard sur le derrière d'une jeune serveuse aux courbes généreuses.

— Quoi qu'il en soit, dans cette activité, Cove Creek a remporté des tonnes de récompenses et gagné des sommes assez honorables, puis, l'an dernier, la société a éclaté. Une grosse bagarre autour de la maîtrise de la création et du choix des projets à venir. Nous sommes encore en plein dans un litige assez sanglant qui m'a l'air de vouloir se prolonger des années. Je suis sous le coup d'une injonction d'une cour fédérale de Los Angeles qui m'interdit même de parler de Cove Creek ou de cette procédure. Dingue, hein ?

Je suis soulagé de constater que Nathan se désintéresse assez vite de ma société de production et de ses chicanes.

— Pourquoi vous êtes basé à Miami ?

— J'y ai travaillé il y a quelques années sur un film consacré à des fournisseurs bidon de l'armée et je suis tombé amoureux de cet endroit. Je vis à South Beach. Vous n'y êtes jamais allé ?

— Non.

Excepté les déplacements organisés par les U.S. marshals, Nathan ne s'est jamais aventuré à plus de trois cents kilomètres de Willow Gap.

— C'est un endroit branché. Plages magnifiques, filles superbes, vie nocturne déchaînée. J'ai divorcé il y a quatre ans, et je profite à nouveau de ma vie de célibataire. J'y passe à peu près la moitié de l'année. L'autre moitié, je suis sur la route, en train de filmer.

— Comment vous filmez un documentaire ? me demande-t-il avant de s'envoyer une gorgée de bière.

— C'est très différent d'un long métrage. En général, il n'y a que moi, avec un cameraman, peut-être un ou deux techniciens. La partie importante, c'est l'histoire, pas le décor ou le visage de l'acteur.

— Et vous voulez me filmer, moi ?

— Absolument. Vous, votre mère peut-être, et pourquoi pas aussi des membres de votre famille ? Je veux me rendre là où votre frère a été tué. Ce que je recherche, ici, Nathan, c'est la vérité. Je suis sur quelque chose, une affaire qui pourrait se révéler énorme. Si je peux prouver que la DEA supprime systématiquement des dealers, que ses agents les assassinent de sang-froid, nous devrions être en mesure de coincer ces enfoirés. Mon neveu tournait mal, il s'enfonçait de plus en plus dans le trafic du crack, mais ce n'était pas un dealer pur et dur. Stupide, oui, mais pas dangereux. Il avait dix-sept ans, il n'était pas armé, et il a été abattu de trois balles, à bout portant. Un pistolet volé a été abandonné sur les lieux, et la DEA prétend qu'il lui appartenait. Ce n'est qu'une bande de menteurs.

Le visage de Nathan se contracte lentement de colère, et il paraît avoir envie de cracher. Je continue :

— Le film exposera l'histoire de trois, peut-être quatre, de ces meurtres. Je ne suis pas sûr d'y inclure mon neveu, parce que je suis le cinéaste : sa mort me touche peut-être de trop près. J'ai déjà filmé l'histoire de Jose Alvarez, à Amarillo, au Texas, un ouvrier sans papiers de dix-neuf ans qui a été abattu de quatorze balles par des agents de la DEA. Le problème, c'est que, dans sa famille, personne ne parle l'anglais, et que les gens n'éprouvent pas beaucoup de sympathie envers les immigrés clandestins. J'ai filmé l'histoire de Tyler Marshak, un étudiant de Californie qui revendait de la marijuana. La DEA a déboulé dans sa chambre, à la résidence universitaire, comme une bande de brutes de la Gestapo, et ils l'ont abattu, dans son lit. Vous avez peut-être lu des articles là-dessus ?

Il n'en a lu aucun. Le Nathan Cooley que je connaissais jouait à des jeux vidéo pendant des heures, tous les jours, et ne jetait jamais un coup d'œil à un journal ou à un magazine. Il n'a pas non plus la curiosité de se renseigner sur Skelter Films ou Cove Creek.

— Quoi qu'il en soit, j'ai de superbes images tournées dans cette chambre, l'autopsie et les déclarations de sa famille, seulement, pour le moment, elle est pieds et poings liés par une procédure intentée contre la DEA. Je risque donc de ne pas pouvoir utiliser ces éléments.

Le déjeuner arrive et nous commandons d'autres bières. Nathan désosse ses ailes de poulet à belles dents.

— Pourquoi vous vous intéressez à l'affaire de mon frère ?

— Disons que je suis curieux. Je ne connais pas encore tous les faits. J'aimerais entendre votre version de ce qui est arrivé et revoir le déroulement de cette descente de police, sur les lieux du crime. Mes avocats ont déposé des requêtes dans le cadre du Freedom of Information Act en vue de se procurer les fichiers de la DEA et le dossier judiciaire. Nous allons éplucher ces documents, malheureusement il y a de grands risques pour que la DEA ait tout étouffé. En règle générale, c'est leur manière de procéder. Nous allons reconstituer les faits, méthodiquement. En même temps, nous verrons de quoi vous avez l'air quand on vous filme, vous et votre famille. Tout le monde ne passe pas bien à l'image, Nathan.

— Je doute que ma mère passe bien, me prévient-il.

— Nous verrons.

— Ça, j'en suis pas si sûr. Elle va sans doute refuser. Si vous évoquez quoi que ce soit concernant la mort de Gene, elle s'effondre.

Il se lèche les doigts et pioche une autre aile.

— Parfait. C'est cela que je veux saisir à l'image.

— C'est quoi vos délais, là ? On s'organiserait comment ?

Je croque une bouchée de mon sandwich et je mâche un petit moment tout en réfléchissant.

— Peut-être un an. Je voudrais terminer le tournage d'ici six mois, ensuite, nous devrons procéder au découpage, au montage, peut-être tourner de nouveau certaines séquences. On peut remanier un film à l'infini, et c'est difficile de lâcher prise. En ce qui me concerne, j'aimerais tourner une première série de séquences, peut-être trois ou quatre heures, et envoyer le contenu à mes producteurs et monteurs, à Miami. Qu'ils visionnent le tout, qu'ils vous entendent, se familiarisent un peu avec cette histoire et avec votre aptitude à la raconter. Si nous tombons d'accord, nous continuerons de tourner.

— Et l'intérêt, pour moi ?

— Aucun, à part la vérité et dénoncer les hommes qui ont tué votre frère. Pensez-y, Nathan. Vous n'aimeriez pas les voir inculpés de meurtre et traduits en justice, ces salopards ?

— Si, et pas qu'un peu.

Je me penche vers lui, l'air farouche, le regard incendiaire.

— Alors faites-le, Nathan ! Racontez-moi son histoire ! Vous n'avez rien à perdre et beaucoup à gagner. Parlez-moi du commerce de la drogue, racontez-moi comment il a détruit votre famille, comment Gene s'est fait prendre, pourquoi c'était purement et simplement une manière de vivre et de survivre, dans ces quartiers, parce qu'il n'y avait pas d'autres boulots. Vous n'avez pas à me fournir de noms – je ne veux créer d'ennuis à personne.

Je bois une gorgée et je vide ma seconde bière.

— Où était Gene, la dernière fois que vous l'avez vu ?

— Couché sur le sol, les mains dans le dos, ils le menottaient. Personne n'avait tiré un seul coup de feu. L'affaire était bouclée, la descente était terminée. J'étais menotté, on m'a emmené, et ensuite, j'ai entendu des coups de feu. Ils ont dit que Gene avait bousculé un agent et piqué un sprint dans les bois. Des conneries. Ils l'ont tué de sang-froid.

— Il faut me raconter cette histoire, Nathan. Il faut me ramener sur les lieux et me rejouer la scène. Le monde a besoin de savoir ce que le gouvernement fédéral fabrique dans sa guerre contre la drogue. Parce qu'il ne fait plus de quartier.

Il prend une profonde inspiration, une manière pour lui de surmonter ce moment. Je parle trop, et trop vite, aussi je me concentre quelques minutes sur mon sandwich. La serveuse demande si nous voulons une autre tournée de bières.

— Oui, une pour moi, dis-je.

Nathan m'imite aussitôt. Il finit une aile de poulet, se lèche de nouveau les doigts.

— Ma famille me cause des ennuis. C'est pour ça que j'ai pris mes distances et que je suis venu m'installer à Radford.

Je hausse les épaules, comme si c'était son problème, pas le mien, pourtant je ne suis pas surpris.

— Si vous collaborez avec nous, et si le reste de votre famille refuse, est-ce que ça vous causera davantage de soucis ?

Il éclate de rire.

— Les ennuis, chez les Cooley, c'est la norme. On est connus pour se disputer.

— Procédons comme suit. Signons un accord écrit, un document d'une page, déjà préparé par mes avocats, et dans un langage si simple que vous n'aurez pas besoin d'engager les vôtres, à moins que vous n'aimiez cracher votre fric. Cet accord stipulera que vous, Nathan Cooley, collaborerez pleinement à ce documentaire. En contrepartie, vous serez payé une somme forfaitaire de huit mille dollars, ce qui correspond au minimum requis pour les acteurs dans les projets de ce type. À intervalles réguliers, ou quand vous le souhaiterez, vous pourrez contrôler la progression du tournage, et – cet aspect est essentiel – si ce que vous voyez ne vous plaît pas, vous aurez le droit de vous retirer du projet et je n'aurai plus le droit de me servir de votre image. C'est un accord assez correct, Nathan.

Il hoche la tête en cherchant les failles éventuelles, mais Nathan n'est pas du genre à analyser vite. En plus, l'alcool lui brouille l'esprit. Et je le soupçonne de baver d'envie rien qu'au mot « acteur ».

— Huit mille dollars ? répète-t-il.

— Oui, comme je l'ai précisé, il s'agit de films à petit budget. Personne ne gagnera beaucoup d'argent.

Le point intéressant, en l'occurrence, c'est que j'ai mentionné la question financière avant qu'il l'ait abordée. Je rends l'offre plus alléchante en ajoutant un mot :

— En plus, en bout de course, vous pourrez un petit peu mettre la main au paquet.

La main au paquet... Nathan comprend sans doute autre chose. J'ajoute :

— Cela signifie que vous toucherez quelques dollars de plus si le film fait quelques entrées, mais je ne m'y attends guère. Vous ne vous lancez pas là-dedans pour l'argent, Nathan. Vous vous lancez là-dedans pour votre frère.

Son assiette est encombrée d'os de poulet. La serveuse nous apporte notre troisième tournée de bières et débarrasse les restes. Il est important de le pousser à parler, parce que je n'ai aucune envie qu'il se mette à réfléchir.

— Quel genre de type était-ce, Gene ?

Il hoche la tête, l'air au bord des larmes.

— C'était mon grand frère, vous voyez, quoi. Notre papa a disparu quand on était petits. Il y avait plus que Gene et moi.

Il me confie quelques histoires de leur enfance, des histoires marrantes où il est question de deux gamins qui essaient de survivre. Nous terminons notre troisième bière, nous commandons encore une tournée ; ensuite, promis, j'arrête.

 

À 10 heures le lendemain matin, Nathan et moi nous retrouvons dans un café de Radford. Il parcourt le contrat, me pose quelques questions et le signe. Je contresigne, en ma qualité de vice-président de Skelter Films, et je lui remets un chèque de huit mille dollars, payable sur un compte de la société à Miami.

— Quand est-ce qu'on commence ? me demande-t-il.

— Eh bien, Nathan, je suis ici et je n'en repars pas. Le plus tôt sera le mieux. Que diriez-vous de demain matin ?

— Bien sûr. Où ?

— J'y ai pensé. Nous sommes dans le sud-ouest de la Virginie, une région très montagneuse. En fait, cette terre, ici, est fortement liée à cette histoire. L'isolement des montagnes et ainsi de suite. Je crois que j'aimerais assez tourner en extérieur, du moins au début. Ensuite, nous pourrons toujours bouger. Vous vivez en ville ou à la campagne ?

— Je loue un logement juste à la sortie de la ville. Depuis mon jardin, j'ai une jolie vue sur les collines.

— Allons y jeter un œil. J'y serai à 10 heures demain matin avec une petite équipe. Nous effectuerons des essais de lumière.

— D'accord. J'ai parlé à ma mère, et elle a répondu : « Pas question ! »

— Puis-je lui parler ?

— Rien ne vous empêche d'essayer, mais elle est assez coriace. Elle n'apprécie pas trop l'idée que vous ou quelqu'un d'autre fasse un film sur Gene et notre famille. Elle pense que vous allez nous présenter comme une bande de bouseux de la montagne complètement ignorants.

— Lui avez-vous expliqué que vous aviez le droit de suivre l'évolution du tournage et de son contenu ?

— J'ai essayé. Elle picolait.

— Désolé.

— Je vous revois demain matin.