30.
Nathan habite dans une petite maison en brique rouge, sur une route étroite, quelques kilomètres à l'ouest de Radford. Son plus proche voisin vit dans un mobile-home avec remorque, à peu près à huit cents mètres de là, en direction de la route à quatre voies. Sa pelouse est tondue de près et quelques arbustes sont alignés devant son étroite véranda. À notre arrivée, il est dehors en train de jouer avec son labrador à poil jaune. Nous nous garons dans l'allée, derrière son pick-up flambant neuf.
Mon équipe de cadors se compose de ma nouvelle assistante, Vanessa, que nous appellerons Gwen sur ce projet, et deux indépendants de Roanoke – Slade, le vidéaste, et son assistant, Cody. Slade se présente comme un réalisateur et opère depuis son garage. Il possède les caméras et le matériel, et il a tout à fait le physique de l'emploi – de longs cheveux attachés en catogan, un jean troué aux genoux, deux chaînes en or autour du cou. Cody est plus jeune et tout juste cradingue comme il faut. Leurs honoraires s'élèvent à mille dollars, plus les frais ; notre accord prévoit notamment qu'ils s'en tiennent à leurs fonctions et restent le plus discrets possible. Je leur ai promis de les payer en espèces et je n'ai fait aucune allusion à Skelter Films ou quoi que ce soit de cet ordre. Il peut s'agir d'un documentaire, ou il peut s'agir d'autre chose. Suivez mes consignes, c'est tout, et avec Nathan Cooley, n'entrez pas dans les détails.
Vanessa est arrivée à Radford hier soir ; nous avons logé dans un joli hôtel où nous nous sommes enregistrés sous son nom, en nous servant d'une carte de débit prépayée. Elle a raconté à son patron qu'elle était grippée et que, sur instructions du docteur, elle était confinée chez elle pour quelques jours. Elle ne connaît rien à la réalisation ; moi non plus.
Après les présentations d'usage, dans l'allée, l'air un peu tous empruntés, nous inspectons les lieux. Le jardin de Nathan est un vaste terrain qui monte à flanc de coteau. Une petite troupe de cerfs de Virginie détale par-dessus une clôture dès qu'ils nous aperçoivent. Je demande à Nathan combien de temps cela lui prend de tondre sa pelouse, et il me répond : trois heures. Il me désigne un hangar où est rangée une tondeuse John Deere autoportée d'un modèle sophistiqué ; elle a l'air neuve. Il m'explique qu'il est un gars de la campagne et se plaît surtout dehors, qu'il aime chasser, pêcher et pisser du haut de sa véranda. Souvent, il songe à la vie en prison, avec un millier d'hommes qui survivent entre quatre murs. Non, merci, sans façon ; lui, ce qu'il adore par-dessus tout, ce sont les grands espaces.
Tandis que nous discutons en marchant, Slade et Cody vont et viennent sans but précis en discutant à voix basse, en vérifiant la direction du soleil et en se frottant le menton.
— Par ici, ça me plaît assez, dis-je, prenant la situation en main. J'ai envie d'avoir ces collines dans le cadre.
Slade n'a pas l'air d'accord, pourtant Cody et lui n'en commencent pas moins à décharger le matériel de leur fourgon. L'installation dure une éternité, et je me mets à rouspéter sur l'horaire – une manière d'étaler mon tempérament d'artiste. Gwen a apporté avec elle une petite trousse de maquillage, et Nathan accepte en rechignant un léger raccord de poudre et un peu de blush. Je suis sûr que, pour lui, c'est une première, mais il faut qu'il se sente comme un acteur. Gwen porte une jupe courte et un chemisier à peine boutonné ; son rôle consiste en partie à découvrir si Nathan se laisserait facilement aguicher. Je fais semblant de consulter mes notes, mais j'observe Nathan qui observe Gwen. Il adore qu'elle soit aux petits soins pour lui et qu'elle l'allume.
Quand la caméra, les projecteurs, le son et l'écran de contrôle sont presque prêts, je le prends à part – rien que nous deux, le metteur en scène et la star.
— Bien, Nathan, je veux que vous ayez un air très grave. Pensez à Gene, à ce meurtre perpétré par les agents du gouvernement fédéral. Je veux que vous soyez sombre, pas de sourires, rien d'amusant dans tout cela, d'accord ?
— Pigé.
— Exprimez-vous avec lenteur, presque avec douleur. Je vous pose des questions, vous regardez la caméra et vous parlez, c'est tout. Soyez naturel. Vous êtes beau garçon et je pense que vous êtes photogénique, mais l'important, c'est d'être simplement vous-même.
— Je vais tâcher, me promet-il, à l'évidence impatient de commencer.
— Une dernière chose, et j'aurais déjà dû l'évoquer hier. Si ce film a l'effet espéré en révélant l'opération de dissimulation de la DEA, il pourrait y avoir des représailles, une forme de vengeance. Je ne me fie pas une seconde à ces types de la DEA. C'est une bande de voyous incontrôlables et capables de tout. C'est pourquoi il est important que vous soyez, dirons-nous, hors du circuit.
— Je suis clean, mon vieux, m'assure-t-il.
— Vous ne dealez plus ?
— Bordel, non ! J'ai pas envie de retourner en prison, Reed. C'est pour ça que je me suis installé ici, loin de ma famille. Ils bricolent encore avec la méthadone et ils en vendent, mais moi, non.
— D'accord. Pensez juste à Gene.
Cody lui attache un micro et nous nous mettons en situation. Nous sommes sur un plateau de tournage, installés dans des fauteuils pliants, entourés d'éclairages et de câblages. La caméra tourne, juste au-dessus de mon épaule, et, l'espace d'un instant, je me sens comme un vrai journaliste d'investigation prêt à tout. Je me tourne vers Gwen.
— Tu n'oublies pas tes photos de plateau ? Hé, Gwen !
Mon coup de gueule la fait sursauter, elle attrape un appareil.
— Juste quelques portraits, Nathan, que l'on puisse correctement étalonner la lumière.
Au début, il grimace, puis Gwen déclenche en rafale, et il sourit. Enfin, au bout d'une heure sur place, nous commençons à filmer. Malcolm Bannister était droitier ; je griffonne dans un bloc-notes de la main gauche, juste au cas où Nathan aurait des soupçons, ce qui ne semble pas être le cas.
Pour l'aider un peu à se décontracter, je débute par toutes les informations de base : nom, âge, emplois, études, prison, casier judiciaire, enfants, jamais marié, et ainsi de suite. À deux reprises, je lui conseille de se relâcher, de me répéter un truc, c'est juste une conversation, rien de plus. Son enfance – différents foyers, différentes écoles, la vie avec son grand frère, Gene, pas de père, une relation mouvementée avec sa mère. À ce stade, il me prévient :
— Écoutez, Reed, je vais pas dire du mal de ma mère, d'accord ?
— Bien sûr que non, Nathan. Ce n'était pas du tout mon intention.
Et je change aussitôt de sujet. Nous abordons tout ce qui concerne ses relations avec la méthadone. Non sans hésitation, il finit par s'ouvrir et par me dépeindre le tableau déprimant d'une adolescence brutale, remplie de drogues, d'alcool, de sexe et de violence. Cooley a appris la préparation de la méthadone dès l'âge de quinze ans. Deux de ses cousins sont morts brûlés vifs dans l'explosion d'un labo, installé dans un mobile-home. À seize ans, il a découvert à quoi ressemble l'intérieur d'une cellule. Il a lâché le collège, et son existence s'est encore plus déréglée. Quatre de ses cousins au moins ont purgé des peines d'emprisonnement pour revente ; deux d'entre eux sont toujours sous les verrous. Si pénible qu'ait été la prison, elle l'a tenu à l'écart des drogues et de l'alcool. Durant ses cinq années d'incarcération, il n'a rien consommé, et il est maintenant déterminé à ne plus toucher à la méthadone. La bière, c'est une autre histoire.
À midi, nous observons une pause. Le soleil est très haut au-dessus de nos têtes, et Slade s'inquiète de la forte luminosité. Cody et lui furètent un peu, afin de repérer un autre emplacement. J'interroge Nathan :
— Combien de temps avez-vous à nous consacrer, aujourd'hui ?
— Le patron, c'est moi, me réplique-t-il d'un ton suffisant. Je peux vous consacrer ce que je veux.
— Parfait. Alors, encore deux heures ?
— Pourquoi pas ? Comment je me débrouille ?
— Génial. Il vous a fallu quelques minutes pour vous mettre dans le bain, mais maintenant vous avez beaucoup d'aisance, beaucoup de sincérité.
— Vous êtes un conteur né, ajoute Gwen.
Ça, il aime. Elle recommence la petite séance de maquillage : un peu de transpiration essuyée sur le front, un petit coup de pinceau, quelques retouches, un soupçon de flirt, quelques gestes suggestifs. Toutes ces attentions, il adore.
Nous apportons des sandwiches et des sodas, et nous mangeons à l'ombre d'un chêne à côté du hangar. Cet endroit plaît assez à Slade, et nous décidons de nous y déplacer pour la suite du tournage. Gwen chuchote un mot à Nathan : elle doit passer aux toilettes. Cela le met mal à l'aise, mais au point où il en est il a du mal à quitter des yeux les jambes de Gwen. Je m'éloigne et je fais semblant de discuter au téléphone avec des gens importants, à Los Angeles.
Gwen disparaît à l'intérieur, par la porte de derrière. Elle me signalera plus tard que, sur les deux chambres que compte la maison, une seule est meublée ; le coin salon ne comporte qu'un canapé, un fauteuil et une immense télévision haute définition ; la salle de bains aurait besoin d'être récurée à fond ; l'évier de la cuisine est rempli de vaisselle sale et le frigo de bières, de viande froide et de charcuterie. Il y a aussi un grenier, auquel on accède par un escalier escamotable. Les sols sont recouverts d'une moquette de piètre qualité. Il y a trois portes d'entrée – devant, derrière, et le garage –, toutes les trois sécurisées par de robustes pênes dormants ; un ajout récent, visiblement. Elle n'a repéré aucun système d'alarme – pas de claviers, pas de capteurs aux fenêtres et aux portes. Dans le placard de la chambre de Nathan, elle a découvert deux carabines de chasse et deux fusils ; dans celui de la chambre d'amis, juste une paire de bottes de chasse crottées.
Tant qu'elle reste à l'intérieur, je continue ma conversation téléphonique factice ; Nathan, lui, ne quitte pas l'arrière de la maison des yeux, derrière ses grandes lunettes de soleil. Ça le rend nerveux, de la savoir seule là-dedans. Slade et Cody refont leurs câblages. Au retour de Gwen, Nathan se détend et s'excuse pour sa maison en désordre. Elle le recoiffe en roucoulant. Une fois que tout est en place, nous nous lançons dans la séance de l'après-midi.
Nathan évoque un accident de moto lorsqu'il avait quatorze ans – un épisode que je dissèque pendant une demi-heure. Nous nous attardons sur son parcours professionnel un peu chaotique : ses patrons, ses collègues, ses tâches, ses rémunérations, ses licenciements. Ensuite, retour au commerce de la drogue, avec des détails sur le mode de préparation de la méthadone, sur ceux qui le lui ont appris, sur les ingrédients de base, et ainsi de suite. Des idylles, des petites amies ? Il prétend avoir engrossé une jeune cousine quand il avait vingt ans, mais il n'a aucune idée de ce qui est arrivé à la mère ou à l'enfant. Il a eu une relation suivie avec une fille avant d'aller en prison, puis elle l'a oublié. À en juger par la manière dont il regarde Gwen, il est évident qu'il est en manque.
Il a trente ans et, à part la mort de son frère et une peine de prison, sa vie n'a rien de remarquable. Au bout de trois heures à fouiller et à sonder, j'en ai extrait tout ce qu'elle présente d'intéressant. Il me signale qu'il doit retourner travailler.
— Il faut qu'on se rende à l'endroit où Gene a été tué, lui dis-je, alors que Slade coupe la caméra et que tout le monde souffle.
— C'est à l'entrée de Bluefield, à une heure d'ici environ, me répond-il.
— Bluefield, en Virginie-Occidentale ?
— C'est exact.
— Et pourquoi étiez-vous là-bas ?
— On s'occupait d'une livraison, mais l'acheteur était un informateur.
— Il faut que je voie ça, Nathan. J'ai besoin de tout parcourir, de reproduire la scène, la violence du moment, le lieu où Gene a été abattu, assassiné. C'était de nuit, exact ?
— Ouais, bien après minuit.
Gwen lui tamponne le visage avec une lingette pour lui ôter son maquillage.
— Vous passez vraiment bien, à l'image, lui souffle-t-elle, et il sourit.
J'insiste :
— Quand pouvons-nous aller là-bas ?
Il hausse les épaules.
— N'importe quand. Demain, si vous voulez.
Parfait. Nous nous mettons d'accord pour nous retrouver chez lui à 9 heures afin de partir en convoi à travers les montagnes, en direction de la Virginie-Occidentale, jusqu'au site isolé de la mine abandonnée où les frères Cooley sont tombés dans un piège.
La journée a été bonne, avec Nathan. Lui et moi, d'acteur à réalisateur, on s'entend bien, et, par moments, Gwen et lui, on les aurait crus prêts à se déshabiller et à s'empoigner. En fin d'après-midi, elle et moi rejoignons le Bombay's, dans Main Street, à Radford, à côté du campus universitaire. Nous prenons une table près de la cible aux fléchettes. Il est bien trop tôt pour la faune de la fac, malgré quelques jeunes gens agités et bruyants qui profitent au bar des rabais de début de soirée. Je demande à la serveuse de signaler à Nathan Cooley que nous sommes venus prendre un verre, et, dans la seconde, il surgit, tout sourire. Nous l'invitons à s'asseoir, ce qu'il fait, et nous commençons à descendre des bières. Gwen boit peu et se limite à quelques gorgées d'un verre de vin blanc, pendant que Nathan et moi nous enfilons quelques demis. Petit à petit, des étudiants se pointent et le volume monte. Je me renseigne sur les spécialités, et Nathan me recommande un sandwich baguette aux huîtres grillées inscrit au tableau noir. Il s'éclipse pour aller crier la commande au chef. Nous dînons et nous restons jusqu'à la tombée de la nuit. Non seulement nous sommes les seuls Noirs, dans ce bar, mais nous sommes aussi les seuls clients âgés de plus de vingt-deux ans. Nathan vient nous voir de temps à autre, mais le bonhomme est occupé.