32.

Nathan insiste pour nous accompagner dans sa ville natale de Willow Gap. Le deuxième matin, nous nous acheminons donc à travers les montagnes ; il est au volant et Gwen s'épanche sur les réactions de nos associés à Miami. Elle explique à Nathan que Tad Carsloff et d'autres personnages importants là-bas, au siège, ont visionné toutes les séquences que nous avons tournées hier, et sont plus qu'emballés. Ils adorent tout bonnement Nathan et sont convaincus qu'il constitue à lui seul un élément décisif dans la production de notre documentaire. Surtout, l'un de nos principaux investisseurs est actuellement en visite à Miami et il se trouve qu'il a regardé la vidéo tournée en Virginie. Le type est tellement impressionné par Nathan et l'ensemble des séquences tournées qu'il accepte d'investir deux fois plus de capitaux. Ce type vaut un paquet d'argent et il pense que le documentaire devrait durer au moins quatre-vingt-dix minutes. Cela pourrait conduire à des inculpations au sein de la DEA. Cela pourrait déboucher sur un scandale comme Washington n'en a jamais vu.

Tout en écoutant ces propos, je suis au téléphone, prétendument en conversation avec le siège, mais à l'autre bout du fil il n'y a personne. De temps à autre, je lâche un borborygme et une réflexion profonde, mais pour l'essentiel j'écoute, je rumine et j'adopte une attitude laissant entendre que le processus créatif peut se révéler pesant. Je jette de temps en temps un coup d'œil à Nathan. Notre ami est impliqué à fond.

Au petit déjeuner, Gwen a encore insisté pour que j'en dise le moins possible, que je m'exprime d'une voix grave, avec lenteur, et que je garde les mains loin de mon visage. Je la laisse volontiers mener la conversation, ce qu'elle fait très bien.

 

Gene Cooley est inhumé derrière une église de campagne abandonnée, dans un petit cimetière envahi de mauvaises herbes qui compte une centaine de sépultures. J'explique à Slade et Cody que je veux plusieurs plans des tombes et des alentours, puis je m'éloigne pour un nouveau coup de fil important. Nathan, totalement acteur, à présent, et l'air un peu faraud, propose de s'agenouiller près de la tombe pendant que la caméra tourne. Gwen adore cette idée. Un peu à l'écart, je hoche la tête, le téléphone portable calé contre le maxillaire, et je chuchote, sans m'adresser à personne. Nathan réussit même à verser encore quelques larmes, et Slade zoome pour un gros plan.

Pour information, Willow Gap abrite cinq cents habitants, mais vous ne les croiserez jamais nulle part. Le centre du bourg est traversé d'une ruelle envahie de végétation, avec quatre bâtiments menaçant ruine et une épicerie jouxtant le bureau de poste. Quelques villageois vont et viennent ; Nathan est nerveux. Il les connaît et il n'a pas envie d'être aperçu avec une équipe de tournage. Il explique que la plupart des habitants, y compris sa famille et ses amis, vivent en dehors du bourg, en retrait d'étroites routes de campagne et au fond des vallées. Ce sont des gens suspicieux de nature, et je comprends maintenant pourquoi il tenait à nous accompagner.

Il n'existe aucune école qu'ils auraient pu fréquenter, Gene et lui ; les enfants de Willow Gap sont scolarisés à une heure de là, et transportés en bus.

— Ça facilitait l'envie de lâcher l'école, explique-t-il – une réflexion qu'il semble plutôt s'adresser à lui-même.

Non sans réticence, il nous montre un minuscule pavillon inoccupé de quatre pièces, où Gene et lui ont vécu pendant un an.

— C'était le dernier mois que je me souviens d'avoir vécu avec mon père, dit-il. J'avais à peu près six ans, je crois, et Gene devait en avoir dix.

Je l'invite à s'asseoir sur les marches cassées du perron et à parler face à la caméra de tous les endroits où ils ont vécu, Gene et lui. Pour le moment, il oublie tout le prestige de l'acteur et devient maussade. Je lui pose des questions sur son père, mais il n'a pas envie d'entrer dans cette conversation. Il se met en colère, me passe un savon puis, subitement, il se remet dans son rôle. Quelques minutes plus tard, Gwen, qui maintenant feint d'être de son côté et de se méfier de moi, lui affirme qu'il est parfait.

Nous traînons autour de l'entrée de la bicoque. Je déambule comme si j'étais en pleine transe créatrice. Finalement, je lui demande où habite sa mère. Il pointe le doigt.

— À une dizaine de minutes d'ici, sur cette route, mais on n'ira pas, d'accord ?

J'acquiesce à contrecœur, et je m'éloigne de nouveau pour discuter au téléphone.

Au bout de deux heures passées dans Willow Gap et ses alentours, nous en avons vu assez. Je fais savoir que je ne suis pas trop content de ce que nous avons tourné, et je deviens irritable. Gwen chuchote à Nathan :

— Il s'en remettra.

Tout à coup je demande à Gwen :

— Où était le labo de méthadone de Gene ?

— Il a disparu. Il a sauté peu de temps après sa mort.

Je grommelle, apparemment excédé :

— Ça, c'est super !

Nous finissons par tout charger dans les véhicules et nous quittons le coin. Pour le deuxième jour d'affilée, le déjeuner se compose de hamburgers et de frites, à côté d'une bretelle d'autoroute. Quand nous reprenons la route, je termine un autre coup de fil imaginaire et je range mon téléphone dans ma poche. Je me retourne vers Gwen, manifestement sur le point de lui annoncer de grandes nouvelles.

— Bien, voici où nous en sommes. Tad a eu une très longue discussion avec la famille Alvarez, au Texas, et la famille Marshak, en Californie. Je vous ai mentionné ces deux affaires, Nathan, si vous vous souvenez. Ce garçon, Alvarez, a été abattu de quatorze balles par des agents de la DEA. Le jeune Marshak dormait dans sa chambre en résidence universitaire quand ils sont entrés par effraction et l'ont tué avant qu'il se réveille. Vous vous rappelez ?

Nathan hoche la tête tout en conduisant.

— Ils ont trouvé un cousin de la famille Alvarez qui parle bien l'anglais et qui accepte de nous rencontrer. M. Marshak a intenté des poursuites contre la DEA et ses avocats lui ont conseillé de se taire, mais il est vraiment en pétard et il a envie de se faire entendre publiquement. Ils peuvent être tous les deux à Miami ce week-end, à nos frais, bien sûr. Toutefois, ils ont tous les deux un métier, donc le tournage doit se dérouler un samedi. Deux questions, Nathan. Primo : voulez-vous y aller, voulez-vous faire ça ? Deuzio : pouvez-vous partir dans un délai aussi bref ?

— Tu lui as parlé des fichiers de la DEA ? demande Gwen avant qu'il ne puisse répondre.

— Pas encore. Je viens de découvrir la chose ce matin.

— Qu'est-ce que c'est ? s'écrie Nathan.

— Je crois vous avoir dit que nos avocats avaient effectué les démarches nécessaires pour obtenir des copies des fichiers de la DEA dans certaines affaires, dont celle de Gene. Hier, un juge fédéral, à Washington, a tranché en notre faveur, enfin, plus ou moins. Nous pouvons consulter ces fichiers, mais sans en prendre véritablement possession. Donc la DEA de Washington envoie ces dossiers au bureau de la DEA de Miami, et nous aurons accès au contenu.

— Quand ? veut savoir Gwen.

— Dès lundi.

— Voulez-vous voir le dossier de Gene, Nathan ? fait-elle, prudente, sur un ton protecteur.

Il ne répond pas aussitôt. J'interviens donc :

— On ne nous montrera pas tout, mais il y aura pas mal de photos – des images de la scène de crime et des dépositions de tous les agents, probablement une déposition de l'indic qui vous a piégés. Il y aura des rapports balistiques, l'autopsie, des photos de tout cela. Ce pourrait être captivant.

Nathan serre les dents.

— J'aimerais voir ça.

— Vous en êtes, alors ? dis-je.

— C'est quoi, l'inconvénient ?

Sa question appelle une longue réflexion, qui dure quelques minutes. Finalement, je lui réponds :

— L'inconvénient ? Si vous continuez de dealer, la DEA vous tombera dessus de plus belle. Nous avons déjà eu cette discussion.

— Je ne deale plus. Je vous l'ai dit.

— Alors il n'y a pas d'inconvénient. Vous faites cela pour Gene et pour toutes les victimes des meurtres de la DEA. Vous le faites au nom de la justice.

— Et vous allez adorer South Beach, ajoute Gwen.

J'emporte le morceau en lui exposant le déroulement des opérations.

— Nous pouvons partir demain de Roanoke, nous nous envolons directement pour Miami, nous tournons samedi, nous continuons dimanche, nous consultons le dossier de la DEA lundi matin, et vous êtes de retour chez vous le soir.

— Je croyais que Nicky avait le jet à Vancouver, intervient Gwen.

— En effet, mais il sera ici demain après-midi.

— Vous avez un jet ? s'extasie Nathan en me dévisageant, totalement sidéré.

Pour Gwen et moi, sa réaction est amusante. Avec un petit rire, je rectifie.

— Pas le mien, personnellement, mais notre compagnie en loue un. Nous voyageons pas mal et, parfois, c'est le seul moyen d'arriver à tout boucler dans les temps.

— Je ne peux pas partir demain, m'avertit Gwen en consultant son calendrier dans son iPhone. Je serai à Washington. Je descendrai par avion seulement samedi. Je ne veux surtout pas manquer ça, les trois familles dans la même pièce en même temps. Incroyable !

— Et votre bar, Nathan ?

— C'est moi le propriétaire, me rappelle-t-il, un rien suffisant. Et j'ai un assez bon gérant. En plus, ça me plairait de sortir de la ville quelques jours. Le bar, c'est dix, douze heures par jour, six jours par semaine.

— Et votre contrôleur judiciaire ?

— Je suis libre de voyager. Je dois juste le lui notifier, c'est tout.

— C'est tellement excitant ! s'écrie Gwen, et elle en miaule presque de ravissement.

Nathan sourit comme un gamin à Noël. Moi, je suis toujours aussi sérieux et professionnel.

— Écoutez, Nathan, j'ai besoin de régler ça tout de suite. Si on doit y aller, il faut que vous vous décidiez. Je dois rappeler Nicky et réserver le jet, et je dois appeler Tad pour qu'il organise les vols des autres familles. C'est oui ou c'est non ?

— Ouais. Allons-y, répond Nathan sans hésiter.

— Super.

— Quel est l'hôtel qui plairait le plus à Nathan, Reed ?

— Je n'en sais rien. Ils sont tous bien. À vous de décider.

Je tapote sur les touches de mon téléphone et j'entame une nouvelle conversation unilatérale.

— Vous préférez être pile devant la plage, Nathan, ou une rue derrière ?

— Les filles, elles sont où ? demande-t-il, et il se trouve tellement drôle qu'il éclate de rire.

— D'accord, ce sera sur la plage.

Le temps que nous retournions à Radford, Nathan Cooley s'imagine avoir une réservation dans l'un des hôtels les plus chics du monde, sur l'une des plages les plus branchées, et qu'il arrivera là-bas en jet privé, comme de juste pour un acteur de son calibre.

 

Vanessa file à toute vitesse à Reston, en Virginie, dans la périphérie de Washington, à quatre heures de là. Sa première destination est une officine anonyme qui loue un local dans une galerie marchande en décrépitude. Il s'agit de l'atelier d'un groupe de faussaires talentueux capables de vous créer pratiquement n'importe quel document officiel sur-le-champ. Ils sont spécialisés dans les faux passeports mais, pour le juste prix, ils sont capables de produire des diplômes universitaires, des certificats de naissance, des contrats de mariage, des ordonnances de tribunaux, des cartes grises, des ordres d'expulsion, des permis de conduire, des historiques de solvabilité... il n'y a pas de limite à leur malfaisance. Une partie de leurs activités est illégale, tandis que l'autre ne l'est aucunement. Ils ne se gênent pas pour faire de la publicité sur Internet, à côté d'un nombre étonnant de leurs concurrents, et prétendent choisir soigneusement ceux pour qui ils travaillent.

Je les ai dénichés il y a quelques semaines, après une recherche exhaustive, et, afin de jauger leur fiabilité, j'ai envoyé un chèque de cinq cents dollars tiré sur le compte de Skelter Films pour un faux passeport. Une semaine plus tard, l'objet est arrivé en Floride. Son apparente authenticité m'a estomaqué. Selon le type que j'ai eu au téléphone, un véritable expert, ce faux passeport aurait quatre-vingts pour cent de chances de franchir les contrôles douaniers, dans l'éventualité où j'aurais à quitter le pays, et quatre-vingt-dix pour cent de chances pour que je sois en mesure d'entrer dans n'importe quelle île des Caraïbes. En revanche, les problèmes se présenteraient si j'essayais de revenir aux États-Unis. Je lui ai expliqué que ce ne sera pas le cas, pas avec mon faux passeport. Il m'a précisé que de nos jours, en ces temps de lutte contre le terrorisme, le service des douanes des États-Unis est bien plus concerné par les individus inscrits sur la no-fly list, la liste des passagers interdits de vol, que par la nécessité de savoir qui manie des faux papiers.

Comme c'est un travail urgent, Vanessa débourse plus de mille dollars en liquide, et ils se mettent au travail. Son faussaire est une espèce d'allumé, un type sur les nerfs, au nom bizarre, qu'il ne divulgue qu'à contrecœur. Comme ses collègues, il travaille dans un box encombré, son bastion, à l'écart des autres personnes. L'atmosphère est au soupçon, comme si tout le monde là-bas violait la loi et s'attendait plus ou moins à voir débarquer une équipe du SWAT dans la minute. Ils n'aiment pas les rendez-vous inopinés. Ils préfèrent le paravent d'Internet, afin que personne ne soit le témoin de leur activité louche.

Vanessa lui tend la carte mémoire de son appareil photo et, sur un écran de vingt pouces, ils font défiler les clichés d'un Nathan Cooley souriant. Ils en choisissent une pour le passeport et pour le permis de conduire, puis ils passent en revue les éléments indispensables : adresse, date de naissance, et ainsi de suite. Vanessa indique qu'elle veut ces nouveaux papiers au nom de Nathaniel Coley, et non Cooley. « Comme vous voudrez », obtempère le faussaire – cela lui est on ne peut plus égal. Il s'immerge dans le traitement à grande vitesse d'une série d'images. Au bout d'une heure, il a confectionné un passeport américain et un permis de conduire de Virginie capables d'abuser à peu près n'importe qui. La reliure en skaï bleue du permis est suffisamment patinée, et notre Nathan, qui n'a jamais voyagé à l'étranger, a maintenant visité l'Europe et presque toute l'Asie.

Vanessa se hâte de gagner Washington, où elle récupère deux trousses de soins d'urgence, un pistolet et quelques comprimés. À 8 h 30, elle fait demi-tour et se dirige vers le sud et Roanoke.