33.
L'avion est un Challenger 604, l'un des plus beaux jets privés proposés à l'affrètement. Sa cabine accueille confortablement six passagers et permet à ceux qui mesurent moins d'un petit mètre quatre-vingt-dix de se déplacer sans effleurer le plafond de la tête. L'un de ces appareils neuf vaut autour de trente millions de dollars, selon les données et les caractéristiques diffusées en ligne, mais je ne suis pas à l'achat. J'ai seulement besoin d'une utilisation de courte durée, à cinq mille dollars de l'heure. La société se situe à l'extérieur de Raleigh, et la location a été réglée en totalité avec un chèque de Skelter Films d'une banque de Miami. Nous sommes convenus d'un départ à 17 heures, le vendredi, de Roanoke ; il n'y aura que deux passagers – Nathan et moi. Je passe la quasi-totalité de la matinée de vendredi à tenter de convaincre la société de charter que j'enverrai des copies de nos passeports par e-mail dès que je serai en mesure de récupérer le mien. L'histoire que j'invente, c'est que je l'ai égaré et que je vais devoir passer mon appartement au crible.
Pour les voyages à l'extérieur des États-Unis, une société de location d'avions doit communiquer le nom des passagers et la copie de leur passeport plusieurs heures avant le départ. Le service des douanes des États-Unis vérifie ces informations en les confrontant à sa no-fly list. Je sais que ni Malcolm Bannister ni Max Reed Baldwin n'y figurent, mais j'ignore ce qui pourra se passer quand les douanes recevront une copie du faux passeport au nom de Nathaniel Coley. Donc je tergiverse, convaincu que moins longtemps les douanes détiendront nos passeports, plus j'aurai la chance de passer entre les mailles de leur éventuel filet. Finalement, j'informe le service d'affrètement que j'ai retrouvé le mien ; je gagne encore une heure avant d'en envoyer une copie par e-mail, ainsi que celui de Nathan, au bureau de Raleigh. Je n'ai aucune idée de ce que sera la réaction des douanes devant cette copie de mon passeport. Il est fort possible que mon nom déclenche l'alerte et que le FBI en soit averti. Si cela se produit, ce sera, à ma connaissance, la première trace de mon passage depuis que j'ai quitté la Floride, il y a seize jours. Je me répète que ce n'est pas important – je ne suis ni un suspect ni un fugitif ; je suis un homme libre qui peut voyager sans restrictions, n'est-ce pas ?
Mais pourquoi ce scénario me tracasse-t-il ? Parce que je ne me fie pas au FBI.
Je conduis Vanessa à l'aéroport régional de Roanoke, où elle s'envole pour Miami, via Atlanta. Après l'avoir déposée, je tourne un peu jusqu'à trouver le petit terminal des avions privés. Ayant quelques heures à tuer, je me gare sur une place de parking et je dissimule ma petite Audi entre deux pick-up. J'appelle Nathan à son bar et je lui annonce la mauvaise nouvelle : notre vol a été retardé. Selon « nos pilotes », on a repéré une avarie sur un feu de position. Pas très grave, mais « nos techniciens » y travaillent d'arrache-pied et nous devrions décoller vers 19 heures.
Le service de location m'a envoyé par e-mail copie de notre itinéraire, et le Challenger est programmé pour être « repositionné » à Roanoke à 15 heures. À l'heure dite, il atterrit et roule jusqu'au terminal. Face à l'aventure qui s'annonce, je suis à la fois anxieux et survolté. J'attends une demi-heure avant d'appeler le service de Raleigh pour expliquer que je vais être retardé, jusqu'à 19 heures approximativement.
Les heures passent et je lutte contre l'ennui. À 18 heures, j'entre dans le terminal d'un pas nonchalant, je me renseigne, et je fais la connaissance d'un des pilotes, Devin. Misant sur mon charme, je flatte ce Devin comme si nous étions de vieux potes. J'explique que mon copassager, Nathan, est le sujet d'un de mes films et que nous partons nous amuser quelques jours au bord de la mer. Je souligne que je ne le connais pas si bien que ça. Devin me demande mon passeport, et je le lui tends. Sans que ce soit flagrant, il compare mon visage à ma photo – et tout va bien. Je demande à jeter un coup d'œil à l'appareil.
Je monte à bord d'un jet privé pour la première fois de mon existence. Dans le cockpit, Will, le copilote, est en train de lire un journal. Je lui serre la main comme le ferait un politicien en campagne et je commente cet incroyable étalage d'écrans, d'interrupteurs, d'instruments, de cadrans, de compteurs et autres. Devin me fait visiter. Derrière le cockpit, il y a la kitchenette, ce que l'on appelle le galley, avec micro-ondes, évier avec eau chaude et froide, bar garni, tiroirs remplis de vaisselle en porcelaine et de couverts, et un grand bac à glace où de la bière nous attend. J'ai demandé spécifiquement deux marques, une avec alcool et une sans. Derrière une porte est rangé tout un assortiment de snacks, au cas où nous aurions faim. On ne nous servira pas de dîner car j'ai refusé de m'encombrer d'une hôtesse à bord. Les responsables ont insisté sur le fait que le propriétaire de l'appareil exigeait l'emploi d'une hôtesse, j'ai menacé d'annuler, ils ont cédé. Pour ce voyage vers le sud, Nathan et moi serons donc seuls.
La cabine est meublée de six grands fauteuils en cuir et d'un petit canapé. Le décor est dans les tons de terre pastel, de très bon goût. La moquette est moelleuse et immaculée. Il y a au moins trois écrans de home cinéma et, comme le souligne fièrement Devin, un système de son surround. Nous passons de la cabine aux toilettes, puis à la soute. Je voyage léger et Devin se charge de mon bagage à main. J'hésite, comme si j'avais oublié quelque chose.
— J'ai deux DVD dans mon sac et j'en aurai peut-être besoin. Puis-je y accéder pendant le vol ?
— Bien sûr. Sans problème. La soute aussi est pressurisée, donc vous y avez accès, m'explique Devin.
— Parfait.
Je consacre une demi-heure à inspecter l'avion, puis je commence à consulter ma montre, comme si j'étais irrité par Nathan et son retard. Tandis que nous prenons place dans la cabine, je précise à Devin :
— Ce jeunot vient des montagnes, je ne crois pas qu'il soit déjà monté en avion. Il est un peu mal dégrossi.
— Quel genre de film réalisez-vous ?
— Un documentaire. Sur le commerce de la méthadone dans les Appalaches.
Devin et moi retournons au terminal et continuons de patienter. J'ai oublié quelque chose dans ma voiture et je quitte le bâtiment. Quelques minutes plus tard, le pick-up neuf de Nathan s'engage sur le parking. Il se gare en vitesse, saute de l'habitacle, impatient. Il porte un short en jean, une paire de Nike blanches, sans chaussettes, une casquette de camionneur et, le clou, une chemise hawaïenne à fleurs, rose et orange, avec au moins les deux boutons du haut défaits. Il attrape un sac de sport Adidas à l'arrière de sa voiture et s'avance à grandes enjambées vers le terminal. Je l'intercepte et nous nous serrons la main. Je tiens certains documents sous le bras.
— Désolé du retard, mais l'avion est ici et prêt à décoller.
— Pas de problème.
Il a les yeux liquides et je flaire une haleine de bière éventée. L'aubaine !
Je le conduis à l'intérieur, vers l'accueil, où Devin flirte avec la réceptionniste. Je guide Nathan vers les fenêtres et je lui désigne le Challenger 604.
— C'est le nôtre, lui dis-je fièrement. Au moins pour ce week-end.
Il reste ébahi devant l'avion. Devin s'approche. Je lui glisse en vitesse le faux passeport de Nathan. Il jette un coup d'œil à la photo, puis à Nathan, qui, juste à cet instant, se détourne de la fenêtre. Je le présente à Devin, qui me rend le passeport.
— Bienvenue à bord, me dit-il.
— Nous sommes prêts à y aller ?
— Suivez-moi.
Et, alors que nous sortons du terminal, je m'écrie :
— En route pour la plage !
À bord, Devin prend le sac Adidas et le range en soute pendant que Nathan s'affale dans l'un des fauteuils en cuir et admire ce qui l'entoure. Je suis dans le galley en train d'organiser la première tournée de bières – une vraie pour Nathan, une sans alcool pour moi. Quand elles sont servies dans des chopes glacées, on ne voit pas la différence. Devin procède aux démonstrations de sécurité, et je plaisante avec lui, de peur qu'il ne mentionne notre destination. Il n'en est rien, et, quand il se retire dans le cockpit, je m'attache et je souffle enfin un bon coup. Will et lui me font signe du pouce levé puis lancent les moteurs.
— Santé ! dis-je à Nathan.
Nous trinquons et buvons notre première gorgée. Je déplie une table en acajou entre nous deux. Le jet entame son roulage.
— Vous aimez la tequila, Nathan ?
— Ah, ça, oui ! me répond-il, en fêtard déjà déchaîné.
Je me lève d'un bond et j'attrape dans le galley une bouteille de Cuervo Gold et deux petits verres à alcool, que je pose sur la table avec autorité. Nous nous enfilons deux godets, suivis d'une autre bière. Nous n'avons pas encore décollé que je plane déjà. Quand le pictogramme des ceintures de sécurité s'éteint, je nous sers deux autres verres de bière et deux tequila – tequila-bière, tequila-bière. Je meuble les silences de la conversation avec des fadaises concernant le film et l'enthousiasme de nos partenaires financiers. Assez vite, je constate que cela ennuie Nathan ; je lui annonce donc qu'un dîner tardif nous attend, et que l'une des jeunes dames, là-bas, est une amie d'une amie qui pourrait bien être la nana la plus sexy de tout South Beach. Elle a visionné une partie de ce que nous avons tourné, et elle veut rencontrer Nathan.
— Nathan, vous avez quand même apporté un pantalon ?
Je suppose que le sac Adidas est rempli de vêtements d'aussi bon goût que ceux que j'ai sous les yeux.
— Oh oui, j'ai un tas de trucs, me rassure-t-il, la langue de plus en plus pâteuse.
Une fois que nous avons à moitié épuisé le stock de Cuervo Gold, je consulte la carte du vol qui défile à l'écran.
— Juste une heure pour Miami. Buvons un coup.
Nous vidons encore un autre godet de tequila chacun, puis j'avale mon verre de sans plomb. Je pèse treize ou quatorze bons kilos de plus que Nathan, la moitié de mes verres sont sans alcool, or, quand nous survolons Savannah, à onze mille cinq cents mètres d'altitude, ma vision se brouille déjà. Lui, il est vraiment ivre.
Je continue de remplir nos verres. Nathan ne manifeste aucune envie de ralentir. Quand nous passons au-dessus de mon ancienne villégiature de prédilection, Neptune Beach, je prépare la dernière tournée. Dans la chope de bière de Nathan je laisse tomber deux comprimés d'hydrate de chloral de cinq cents milligrammes chacun.
— Achevons ces cadavres, dis-je, et je les plaque sur la table.
Nous vidons nos godets cul sec. Je ralentis le rythme, et Nathan l'emporte haut la main. Trente minutes plus tard, il roupille à poings fermés.
Je surveille notre progression à l'écran. Nous sommes maintenant à plus de douze mille mètres. Miami est en vue, mais nous ne descendons pas. J'extrais Nathan de son siège et je le tire sur le canapé, où je l'allonge avant de prendre son pouls. Je me sers une tasse de café et je regarde Miami s'effacer sous nos ailes.
Peu après, nous laissons aussi Cuba derrière nous, et la Jamaïque émerge en bas de l'écran. Les moteurs baissent légèrement de régime quand nous entamons la descente. Cherchant à tout prix à m'éclaircir les idées, j'avale café sur café. Les vingt minutes suivantes seront cruciales et chaotiques. J'ai un plan, seulement il échappe pour une très grande part à mon contrôle.
Nathan a la respiration lente et chargée. Je le secoue, mais il est inconscient. De la poche droite de son short en jean trop serré, je sors son trousseau de clefs. En plus de celle du pick-up, il en compte six autres. Je suis certain que deux d'entre elles correspondent aux pênes dormants et aux portes de sa maison. Deux autres servent sans doute à ouvrir et à fermer celles du Bombay's. Dans la poche gauche, je trouve une jolie liasse de billets – environ cinq cents dollars – et un paquet de chewing-gums. De la poche arrière gauche je retire son portefeuille, un trois rabats très quelconque fermé par une attache velcro, qui me paraît bien épais. J'en inventorie le contenu, et je comprends pourquoi : notre fêtard l'a bourré de préservatifs, modèle Trojan, bien accessibles contre sa fesse gauche. Il y a aussi dix billets de cent dollars tout craquants, un permis de conduire de Virginie en cours de validité, deux cartes de membre du Bombay's, la carte de visite de son contrôleur judiciaire, et une autre d'un distributeur de bière. Nathan n'a pas de cartes de crédit, sans doute à cause de son récent séjour en prison et de son absence de réel métier. Je laisse l'argent en place, je ne touche pas aux Trojan, et je subtilise tout le reste. Je remplace le permis valide par le faux et je restitue son portefeuille à Nathaniel Coley. Ensuite, je glisse délicatement son faux passeport dans sa poche arrière droite. Il ne bouge pas, ne tressaille pas, ne sent rien.
Je vais aux toilettes et je verrouille la porte de communication derrière moi. J'ouvre la soute, je fais coulisser la fermeture éclair de mon bagage à main et j'en sors deux poches en nylon avec les mots « TROUSSE DE PREMIERS SECOURS » imprimés en majuscules. Je les fourre dans le fond du sac de sport de Nathan, puis je referme le tout. Je me dirige vers le cockpit, j'écarte le rideau noir et, pour attirer l'attention de Devin, je me penche tout près de sa tête. Il retire promptement ses écouteurs.
— Écoutez, lui dis-je, le type a tellement bu qu'il est tombé dans les pommes. Je n'arrive pas à le réveiller et son pouls n'est pas très vaillant. Il se pourrait qu'il nous faille une intervention médicale dès qu'on se sera posés.
Will entend ce que je raconte, même à travers ses écouteurs, et, pendant une fraction de seconde, Devin et lui se regardent fixement. S'ils n'étaient pas en pleine descente, l'un des deux serait sans doute allé en cabine jeter un coup d'œil sur Nathan.
— D'accord, fait finalement Devin.
Je retourne en cabine, où Nathan est allongé, dans une rigidité quasi cadavérique, mais avec un pouls bien perceptible. Cinq minutes plus tard, je retourne dans le cockpit et je les informe qu'il respire bel et bien, pourtant je ne parviens pas à le réveiller.
— Cet idiot a sifflé une bouteille de tequila en moins de deux heures.
Ils secouent tous les deux la tête d'un air consterné.
Nous atterrissons à Montego Bay ; nous roulons et dépassons la rangée des appareils commerciaux alignés le long des portes de l'aérogare principal. Plus au sud, j'aperçois trois autres jets stationnés devant le terminal des vols privés. Près d'eux, des véhicules de secours, avec leurs éclairs de gyrophares rouges, attendent Nathan. Je vais avoir besoin de tout ce bazar pour m'éclipser plus facilement. Je suis tout sauf à jeun, mais la décharge d'adrénaline a fait son effet, et j'ai les idées claires.
Dès que les moteurs sont coupés, Devin se lève d'un bond et ouvre la porte. J'ai ma serviette et mon bagage à main sur mon siège, prêt à saisir la première opportunité, mais j'hésite un peu devant Nathan.
— Attendez l'Immigration, me recommande Devin.
— Bien sûr.
Deux officiers de l'Immigration, deux Jamaïcains au visage fermé, font irruption dans la cabine et me lancent un regard furibond.
— Passeport, s'il vous plaît ! ordonne l'un d'eux, et je le lui tends.
Il l'inspecte.
— Veuillez quitter l'appareil, je vous prie.
Je me précipite au bas des marches, où un autre officier m'ordonne de patienter. Deux auxiliaires médicaux montent à bord ; je suppose qu'ils vont s'occuper de Nathan. Une ambulance recule au pied de l'escalier, et une voiture de police arrive, gyrophares allumés mais sans sirène. Je recule d'un pas, puis d'un autre. Une discussion s'engage sur la meilleure manière de descendre le patient de l'avion, et chacun – les auxiliaires médicaux, les officiers de l'Immigration, la police – semble avoir son avis sur la question. Finalement ils décident de ne pas employer de civière, et ils traînent donc pratiquement Nathan dehors avant de le porter jusqu'en bas des marches. Complètement ramolli et inanimé c'est un véritable poids mort, et, s'il pesait plus que ses soixante-cinq kilos, l'opération se serait achevée en beau gâchis. Alors qu'on l'installe dans l'ambulance, son sac de sport fait son apparition à la porte de l'appareil, et un officier de l'Immigration questionne Devin à ce sujet. Il signale aux autorités que le sac Adidas appartient au passager inconscient ; on le place donc dans l'ambulance avec lui.
— Il faut que j'y aille, maintenant, dis-je à l'officier juste à côté de moi.
Il me désigne une porte du terminal des vols privés. Je l'emprunte au moment où l'on emmène Nathan. Mon passeport reçoit un tampon et on inspecte mon bagage à main et ma serviette aux rayons X. Un officier des douanes me prie d'attendre dans le salon d'accueil. Tandis que je patiente, je vois Devin et Will en conversation plutôt tendue avec les autorités jamaïcaines. Ils ont sans doute des questions épineuses à me poser, et j'aime autant les éviter. Un taxi passe devant les portes en vitesse et s'arrête juste sous l'auvent, face à la porte principale. Une vitre s'abaisse à l'arrière et je vois ma chère Vanessa, qui, avec des gestes frénétiques de la main, m'invite à monter. Comme il n'y a personne alentour, je sors du terminal, je saute dans le taxi, et nous démarrons en trombe.
Elle a réservé une chambre dans un hôtel bas de gamme, à cinq minutes de là. De notre balcon, au troisième étage, nous pouvons voir l'aéroport et les jets atterrir et décoller. Allongés dans notre lit, nous les entendons. Nous sommes épuisés, vidés de toute énergie, pourtant il est hors de question de dormir.