34.
Victor Westlake essayait de s'accorder une grasse matinée, en ce samedi matin, mais après le deuxième coup de téléphone il sortit de son lit, se prépara un café, et envisageait l'éventualité d'une sieste dans le canapé lorsque le troisième appel le fit sursauter, dissipant tout reste de somnolence. Il émanait d'un adjoint, un certain Fox, qui suivait le dossier Bannister/Baldwin. De ce côté-là, rien de notable depuis plus de deux semaines.
— Ça vient des douanes, lui expliqua Fox. Baldwin a quitté Roanoke hier après-midi à bord d'un jet privé et s'est envolé pour la Jamaïque.
— Un jet privé ? répéta Westlake, songeant aux cent cinquante mille dollars de la récompense et se demandant combien de temps ils dureraient, si Baldwin les flambait de la sorte.
— Oui, monsieur, un Challenger 604 affrété par une compagnie dont le siège est à Raleigh.
Westlake réfléchit un moment.
— Qu'est-ce qu'il pouvait bien fabriquer à Roanoke ? Curieux.
— Oui, monsieur.
— Il n'était pas allé en Jamaïque, voilà quelques semaines ? Son premier voyage à l'extérieur des États-Unis ?
— Si, monsieur. Il s'est envolé de Miami pour Montego Bay, il y est resté quelques jours, puis il est allé à Antigua.
— Il aime les îles, j'imagine, fit Westlake en tendant la main pour se resservir du café. Il est seul ?
— Non, monsieur. Il voyage avec un dénommé Nathaniel Coley, du moins c'est ce qui est inscrit sur le passeport. Toutefois, il semblerait que Coley voyage avec un faux passeport.
Westlake reposa son café sur le comptoir sans y avoir touché et se mit à faire les cent pas dans la cuisine.
— Ce type s'est présenté devant les douanes avec un faux passeport ?
— Oui, monsieur. Mais n'oubliez pas qu'il s'agissait d'un jet privé et que le passeport n'a pas été véritablement examiné par les douanes. Ils ne détenaient que la copie, envoyée par la société de location, et ils l'ont confrontée à la no-fly list. Grosso modo, la procédure de routine.
— Cette routine-là, vous me rappellerez de la réviser.
— Oui, monsieur.
— La question, Fox, c'est de savoir ce que mijote Baldwin, d'accord ? Pourquoi affrète-t-il un jet privé et pourquoi voyage-t-il avec un type qui se sert d'un faux passeport ? Pouvez-vous m'apporter des réponses à ces questions, et vite ?
— Si ce sont les ordres, oui, monsieur. Je n'ai pas à vous rappeler, j'en suis sûr, à quel point les Jamaïcains sont chatouilleux.
— Non, vous n'avez pas à me le rappeler.
Dans la guerre contre la drogue, les batailles ne se livraient pas uniquement entre flics et trafiquants. Les Jamaïcains, comme beaucoup de services de police dans les Caraïbes, s'irritaient depuis longtemps de la politique d'intimidation pratiquée par les officiels américains.
— Je vais me mettre au travail, promit Fox. Mais nous sommes samedi, ici comme là-bas.
— Soyez à mon bureau lundi matin à la première heure, avec des éléments de réponse, vu ?
— Oui, monsieur.
Nathan Cooley se réveilla dans une petite pièce sans fenêtres, plongée dans l'obscurité, excepté la lueur rouge d'un moniteur numérique posé sur une table près de lui. Il était allongé dans ce qui ressemblait à un lit d'hôpital – étroit, muni de rambardes. Il leva les yeux et avisa une poche de transfusion, puis il suivit le tuyau jusqu'en bas, jusqu'au dos de sa main gauche, où il disparaissait sous la gaze blanche. D'accord, je suis dans un hôpital.
Il avait la bouche aussi sèche que du sel et, dès qu'il se mit à réfléchir, cela commença de cogner dans sa tête. Il baissa les yeux et remarqua les Nike blanches, qu'il avait encore aux pieds. Ces gens (et il ne savait pas vraiment qui ça pouvait être) ne s'étaient pas donné la peine de le couvrir ou de le déshabiller pour lui enfiler une blouse de patient. Il referma les yeux et, lentement, la brume de son crâne se dissipa. Il se souvenait des verres de tequila, de la succession de chopes de bières, de la dinguerie de Reed Baldwin, alors qu'ils se pintaient tous les deux. Il se rappelait en avoir bu quelques-unes à son bar, le vendredi après-midi, en attendant de faire le trajet vers l'aéroport, puis de décoller pour Miami. Il avait dû en boire dix, des bières, et dix tequilas. Quel crétin ! Une fois de plus, il était tombé dans le coltard et maintenant, il était sous perfusion. Il avait envie de se lever et de bouger, mais sa tête le lançait et ses yeux pleuraient. Ne bouge pas, se dit-il.
Il y eut un bruit à la porte, et une lumière s'alluma. Une infirmière, grande, à la peau très noire, en tenue blanche impeccable, pénétra dans la chambre, en plein milieu d'une phrase.
— Bien, monsieur Coley, c'est l'heure d'y aller. Il y a des messieurs ici qui vont vous emmener.
C'était de l'anglais, mais avec un accent bizarre.
Il était sur le point de poser la question – « Où suis-je ? » –, quand trois agents en uniforme entrèrent au pas de charge derrière l'infirmière, l'air prêts à le rouer de coups. Les trois hommes étaient noirs – ils avaient la peau très noire.
— C'est quoi, ça, bordel ? réussit-il à s'écrier en se redressant.
L'infirmière lui retira sa perfusion et s'éclipsa en refermant brutalement la porte derrière elle. L'officier le plus âgé s'avança et brandit un insigne.
— Capitaine Fremont, police jamaïcaine, déclara-t-il, exactement comme ils font à la télé.
— Où est-ce que je suis ? s'enquit Nathan.
Fremont sourit, ainsi que les deux officiers dans son dos.
— Vous ne savez pas où vous êtes ?
— Où je suis ?
— Vous êtes à la Jamaïque. Montego Bay. À l'hôpital, pour le moment, mais bientôt vous serez à la prison municipale.
— Comment est-ce que je suis arrivé à la Jamaïque ?
— En jet privé, et un beau.
— Mais je suis censé être à Miami, à South Beach. Il y a erreur, là, vous voyez ? C'est une blague ou quoi ?
— Avons-nous l'air de plaisantins, monsieur Coley ?
Il songea que ces gens avaient une drôle de manière de prononcer son nom de famille.
— Pourquoi avez-vous tenté de pénétrer sur le territoire de la Jamaïque avec un faux passeport, monsieur Coley ?
Il mit la main à sa poche de derrière, et s'aperçut que son portefeuille n'y était pas.
— Où est mon portefeuille ?
— En notre possession, ainsi que tout le reste.
Nathan se massa les tempes et réprima une envie pressante de vomir.
— En Jamaïque ? Qu'est-ce que je fous en Jamaïque ?
— Nous nous posons en partie les mêmes questions, monsieur Coley.
— Passeport ? Quel passeport ? Je n'ai jamais eu de passeport.
— Je vous le montrerai plus tard. Tenter de pénétrer dans notre pays avec un passeport contrefait constitue une violation de la loi jamaïcaine. Toutefois, en l'occurrence, vous avez des problèmes bien plus graves.
— Où est Reed ?
— Je vous demande pardon ?
— Reed Baldwin. Le type qui m'a amené ici. Trouvez Reed et il pourra tout vous expliquer.
— Je n'ai pas eu l'avantage de rencontrer M. Reed Baldwin.
— Eh ben, faut le trouver, compris ? C'est un type, un Noir, comme vous autres. Il pourra tout vous expliquer. On a quitté Roanoke hier vers 7 heures du soir. Je crois qu'on a trop bu. On a décollé pour Miami, pour South Beach, où on était supposés travailler sur son documentaire. Ça concerne mon frère, Gene, vous savez ? En tout cas, il y a une grosse erreur, là. On est supposés être à Miami.
Fremont se retourna lentement et considéra ses deux collègues. Les brefs regards qu'ils échangèrent ne laissaient guère de doute : ils avaient affaire à un abruti, un bavard qui n'avait plus toute sa tête.
— En prison ? Vous avez dit en « prison » ?
— Votre prochaine étape, mon ami.
Nathan s'agrippa le ventre et sa bouche se remplit de bile. Fremont lui tendit aussitôt une corbeille doublée d'un sac poubelle, puis recula d'un pas, pour se tenir à distance. Le torse secoué de hoquets, la respiration entrecoupée, Nathan vomit, puis il lâcha un chapelet d'imprécations. Le tout dura cinq bonnes minutes, pendant lesquelles les trois officiers inspectaient le bout de leurs rangers ou admiraient le plafond. Une fois cette crise terminée, Dieu merci, Nathan se leva et reposa la corbeille par terre. Il prit un mouchoir en papier sur la table, s'essuya la bouche et but un verre d'eau.
— S'il vous plaît, expliquez-moi ce qui se passe, fit-il d'une voix éraillée.
— Vous êtes en état d'arrestation, monsieur Coley, lui déclara Fremont. Infraction douanière, importation de substances réglementées et possession d'une arme à feu. Qu'est-ce qui vous a permis de croire que vous pouviez pénétrer sur le territoire de la Jamaïque avec quatre kilos de cocaïne pure et une arme de poing ?
Nathan faillit s'en décrocher la mâchoire. Il avait la bouche béante, mais ne s'en échappait que son haleine tiède. Il cligna des yeux, plissa le front, le regard implorant, et essaya de nouveau de parler. Rien. Enfin, il réussit à prononcer un mot, faiblement :
— Quoi ?
— Ne jouez pas les imbéciles, monsieur Coley. Où alliez-vous ? En route vers une de nos fameuses stations balnéaires, pour une semaine de sexe et de drogue ? Tout cela était-il destiné à votre consommation personnelle, ou aviez-vous l'intention d'en vendre un peu à d'autres riches Américains ?
— C'est une blague, hein ? Où est Reed ? Fini de rigoler, là. Ha ! ha ! ha ! Maintenant, laissez-moi sortir d'ici.
Fremont détacha de son épais ceinturon une paire de menottes.
— Retournez-vous, monsieur. Les mains dans le dos.
Subitement, Nathan beugla :
— Reed ! Je sais que tu es là dehors ! Arrête de te marrer, enfoiré, et dis à ces rigolos de se casser d'ici !
— Retournez-vous, monsieur, répéta Fremont,
Nathan n'obéit pas. Il hurla encore plus fort :
— Reed ! Je te revaudrai ça. La bonne blague ! Je t'entends rire d'ici !
Les deux autres officiers de police s'avancèrent et le prirent chacun par un bras. Nathan eut la sagesse de comprendre que résister ne le mènerait à rien. Quand les menottes furent en place, ils le conduisirent de la chambre dans le couloir. Il se retourna brusquement, cherchant Reed ou quelqu'un qui pourrait intervenir et mettre un terme à tout cela. Ils passèrent devant plusieurs chambres aux portes ouvertes, des petites chambres avec deux ou trois lits pratiquement collés les uns aux autres. Ils croisèrent des patients comateux sur des lits à roulettes repoussés contre les murs, des infirmières qui annotaient des feuilles de température et des garçons de salle qui regardaient la télévision. Tout le monde était noir, remarqua-t-il. Je suis vraiment à la Jamaïque. Ils descendirent une volée de marches et franchirent une porte donnant sur l'extérieur. Quand il se retrouva dans l'air moite et sous le soleil éclatant, Nathan comprit qu'il était en territoire étranger, et sur une terre inhospitalière.
Un taxi ramena Vanessa à l'aéroport, où elle prit le vol de 9 h 40 pour Atlanta. Il était prévu qu'elle arrive à Roanoke en début de soirée, un peu avant 19 heures. Là, elle se rendrait en voiture à Radford et louerait une chambre dans un motel. Je ne la contacterais pas avant quelques jours.
Je prends un autre taxi en direction du centre de Montego Bay. À l'inverse de Kingston, la capitale, vieille de trois cents ans, Montego Bay est une ville nouvelle qui a développé pléthore de résidences-clubs et d'hôtels, d'immeubles et de villages de boutiques qui se sont étendus vers l'intérieur des terres, à l'opposé de l'océan, pour finalement opérer la jonction avec les quartiers d'habitation. Il n'y a pas d'avenue principale ou de place centrale, pas de palais de justice majestueux au cœur de la ville. Les bâtiments du gouvernement sont disséminés sur un vaste périmètre, comme le sont les immeubles de bureaux. Mon chauffeur finit par repérer le cabinet juridique de M. Rashford Watley. Je paie la course et monte quatre à quatre un étage, jusqu'à un palier où un groupement d'avocats occupe plusieurs petits bureaux indépendants. M. Watley m'a expliqué au téléphone qu'il travaille rarement le samedi, mais, pour moi, il consent une exception. Le texte de son annonce dans l'annuaire met en avant trente années d'expérience auprès de toutes les cours pénales. Quand nous nous serrons la main, je constate qu'il est heureusement surpris de voir que je suis noir, moi aussi. Il était sans doute parti du principe que, en tant que touriste américain, j'étais blanc.
Nous nous installons chacun sur un siège de son modeste bureau et, après quelques bons mots, j'en viens au fait. Plus ou moins. Il suggère que nous coupions court à tout formalisme, et que nous nous appelions par nos prénoms. Ce sera donc Max et Rashford. Je lui expose rapidement mon métier de réalisateur de films, mon projet actuel concernant un certain Nathaniel Coley, et ainsi de suite, puis, assez vite, le sujet dévie. J'explique à Rashford que Nathaniel et moi sommes venus à la Jamaïque pour quelques journées de détente et de plaisir. Il s'est saoulé et a perdu connaissance à bord de l'appareil, ce qui a nécessité une intervention des secours dès notre arrivée. Je n'en ai pas la certitude, mais je pense qu'il a tenté d'introduire frauduleusement de la drogue et qu'il avait une arme avec lui. Au milieu de la confusion, la veille, j'ai réussi à m'éclipser. Je souhaite donc recourir aux services de Rashford pour deux raisons : primo, le plus important, me représenter et me protéger contre d'éventuels ennuis ; deuzio, passer quelques coups de fil et tirer quelques ficelles pour m'informer sur Nathaniel et les charges retenues contre lui. Je voudrais que Rashford rende visite à Nathaniel en prison et lui promette que je tenterai tout mon possible pour m'assurer de sa libération.
Pas de problème, m'affirme l'avocat. Nous nous accordons sur ses honoraires et je le paie en espèces. Il décroche immédiatement son téléphone et s'enquiert auprès de ses contacts au sein des douanes et de la police. Je ne sais pas s'il force le trait pour m'impressionner, mais apparemment il connaît du monde. Au bout d'une heure, je le prie de m'excuser et je sors dans la rue boire un soda. À mon retour à son bureau, il est encore au téléphone, à griffonner sur un bloc-notes.
Je lis un magazine à la réception, sous un ventilateur bruyant, quand Rashford réapparaît et s'assied à la table de sa secrétaire. Le tableau n'est guère réjouissant, et il secoue la tête.
— Votre ami est confronté à de gros tracas, m'annonce-t-il. Tout d'abord, il a tenté d'entrer dans l'île avec un faux passeport.
Sans blague, mon cher Rashford !
— Vous le saviez ? me demande-t-il.
— Bien sûr que non.
Rashford n'a jamais affrété de jet privé et, dès lors, ignore tout de la procédure.
— Il y a bien pire, continue-t-il. M. Coley a essayé d'introduire une arme de poing et quatre kilos de cocaïne sur le territoire.
— Quatre kilos de cocaïne ! répété-je en jouant les âmes choquées du mieux que je peux.
— Ils ont trouvé la poudre dans deux trousses de premiers secours à l'intérieur de son sac de sport, avec un petit pistolet. Quel imbécile !
Je secoue la tête, incrédule.
— Il a évoqué son intention de s'acheter de la drogue une fois sur place, mais ne m'a rien dit de celle qu'il comptait passer en douce.
— Connaissez-vous bien ce monsieur ? s'enquiert Rashford.
— Je l'ai rencontré il y a tout juste une semaine. Nous ne sommes pas exactement amis intimes. Je sais qu'il a des antécédents, certains délits relatifs aux stupéfiants, mais je ne le savais pas idiot à ce point.
— Eh bien, idiot, il l'est. Il va sans doute séjourner ces vingt prochaines années dans l'une de nos riantes prisons.
— Vingt ans ?
— Cinq pour la coke, quinze pour le pistolet.
— C'est scandaleux ! Il faut faire quelque chose, Rashford !
— Les choix sont limités, mais laissez-moi m'en charger.
— Et moi ? Je n'aurai pas d'ennuis, ici ? Je veux dire, ils ont contrôlé mes bagages, aux douanes, et tout s'est déroulé sans accroc. Je ne suis pas complice ou coupable par association, non ?
— Pour l'heure, non, en rien. Néanmoins je suggère que vous repartiez dès que possible.
— Je ne peux pas partir tant que je n'ai pas vu Nathaniel. Il faut que j'aide ce type, vous voyez ?
— Vous ne pouvez pas tenter grand-chose, Max. Ils ont trouvé de la coke et le pistolet dans son sac.
Je me mets à arpenter la petite pièce, plongé dans mes pensées, apparemment malade d'inquiétude. Rashford m'observe un moment. Puis il reprend la parole.
— Ils vont sans doute m'autoriser à voir M. Coley. Je connais les gars de la prison, je les croise tout le temps. Vous avez engagé le bon avocat, Max, mais, encore une fois, j'imagine mal ce qui pourrait être tenté.
— Vous voyez ça souvent, ici, des touristes américains qui se font serrer avec de la drogue ?
Il réfléchit, avant de me répondre.
— Pas de cette manière. Les Américains se font en général prendre à la sortie, pas à l'entrée. Cependant, l'inculpation pour détention de drogue n'est pas l'essentiel. Nous sommes cléments sur la drogue, mais sévères sur les armes. Nous avons des lois très strictes, surtout pour les armes de poing. Qu'est-ce que ce garçon mijotait ?
— Je n'en sais rien.
— Laissez-moi lui rendre visite et établir le contact.
— J'ai besoin de le voir, moi aussi, Rashford. Il faut régler cette histoire. Appuyez-vous sur vos amis à la prison, et convainquez-les.
— Cela peut nécessiter des liquidités.
— Combien ?
Il hausse les épaules.
— Pas beaucoup. Vingt dollars.
— Je les ai.
— Laissez-moi examiner ce que je peux faire.