35.

Les pilotes m'appellent sur mon téléphone portable. Je ne réponds pas. Devin me laisse des messages frénétiques, tous à peu près identiques : la police a saisi l'appareil et les pilotes ont reçu l'ordre de ne pas quitter l'île. Ils sont descendus au Hilton, mais ça ne les amuse guère. Leur bureau à Raleigh leur hurle dessus et tout le monde exige des réponses. Les pilotes sont sous pression pour avoir communiqué un faux passeport. Ils vont sans doute perdre leur emploi. Le propriétaire de l'avion multiplie les menaces, et ainsi de suite.

Je n'ai pas le temps de m'inquiéter pour eux. Je suis convaincu qu'un personnage qui possède un jet à trente millions de dollars saura imaginer le moyen de le récupérer.

 

À 14 heures, Rashford nous conduit à dix minutes de son bureau, au siège de la police. La prison municipale jouxte le bâtiment. Il se gare sur un parking bondé et, d'un signe de tête, m'indique un édifice tout en longueur, au toit plat, avec d'étroites meurtrières en guise de fenêtres et des barbelés en guise de décorations. Rashford adresse un bonjour enjoué aux gardiens et aux officiers de service.

Il se rend à une porte et chuchote avec un gardien, qu'il connaît, à l'évidence. Je les observe discrètement, sans voir d'argent changer de main. À un bureau d'accueil, nous signons un formulaire, fixé par une pince à un porte-bloc.

— Je leur ai raconté que vous étiez avocat et qu'on travaillait ensemble, me souffle-t-il, pendant que je griffonne l'un de mes noms. Alors comportez-vous en avocat.

Si seulement il savait.

 

Rashford attend dans une longue salle étroite dont les avocats se servent pour leurs entrevues quand la police n'en a pas l'usage. Il n'y a pas de climatisation et la pièce est un véritable sauna. Au bout de quelques minutes, la porte s'ouvre et on pousse Nathaniel Coley à l'intérieur. Il contemple Rashford d'un œil hagard, puis se tourne vers le gardien, qui s'en va et referme la porte. Nathan s'assied lentement sur un tabouret en métal et considère Rashford d'un air ébahi. L'avocat lui tend une carte de visite.

— Je m'appelle Rashford Watley, avocat. Votre ami Reed Baldwin m'a engagé pour étudier votre situation.

Nathan prend la carte et rapproche son tabouret. L'un de ses yeux est partiellement clos et son maxillaire gauche est enflé. Il a du sang séché au coin des lèvres.

— Où est Reed ? demande-t-il.

— Il est ici. Il est très inquiet et il veut vous voir. Est-ce que ça va, monsieur Coley ? Votre mâchoire est enflée.

Nathan considère ce grand visage rond, et s'efforce d'intégrer les mots qu'il vient d'entendre. C'est de l'anglais, d'accord, mais avec un accent étrange. Il a envie de corriger ce type : « Cooley », pas « Coley ». Enfin, cet avocat essaie peut-être de prononcer « Cooley », sauf qu'en Jamaïque ça sonne différemment.

— Est-ce que ça va, monsieur Coley ? répète Rashford.

— J'ai été pris dans deux bagarres ces deux dernières heures. Les deux fois, j'ai eu le dessous. Faut me sortir d'ici, monsieur...

Il consulte la carte de l'avocat, sans parvenir à se concentrer sur les mots qui y sont imprimés.

— Watley. Monsieur Watley.

— Parfait, monsieur Watley. C'est un gros malentendu. Je ne sais pas ce qui s'est passé, ce qui a déraillé, mais je ne suis coupable de rien. Je n'ai pas utilisé de faux passeport et je suis sûrement pas entré en douce avec de la drogue et une arme. Quelqu'un m'a foutu ces trucs dans mon sac, vous saisissez ? C'est la vérité, et je suis prêt à le jurer sur une pile de bibles. Je consomme pas de drogue, j'en vends pas et, ce qu'il y a de sûr, c'est que j'en fourgue pas. Je veux causer à Reed.

Ces mots-là, il les crache dents serrés tout en se massant la mâchoire.

— Avez-vous la mâchoire brisée ? s'enquiert Ashford.

— Je suis pas médecin.

— Je vais essayer de vous en procurer un, et d'obtenir votre transfert dans une autre cellule.

— Elles sont toutes pareilles – étouffantes de chaleur, bourrées à craquer et crasseuses. Faut faire quelque chose, monsieur Watley. Et vite. Je vais jamais survivre, moi, ici.

— Vous avez déjà séjourné en prison, je crois.

— J'ai juste passé quelques années dans un pénitencier fédéral, rien de ce genre. J'avais trouvé ça un peu dur. Par contre ici, c'est l'enfer. Il y a quinze gars dans ma cellule, tous des Noirs. On a deux couchettes et un trou dans un coin qui sert de pissotière. Pas de clim, rien à bouffer. S'il vous plaît, monsieur Watley, faites quelque chose.

— Des charges très graves sont retenues contre vous, monsieur Coley. Si vous êtes reconnu coupable, vous risquez vingt ans de prison.

Nathan laisse retomber la tête et soupire profondément.

— Je ne tiendrai pas une semaine.

— Je suis convaincu de pouvoir obtenir une réduction de peine, mais c'est tout de même une longue détention qui vous attend. Et pas dans une prison municipale comme celle-ci. Ils vous enverront dans l'une de nos prisons régionales, où les conditions ne sont pas toujours aussi agréables.

— Alors proposez-moi un plan. Il faut expliquer au juge ou à qui vous voulez que tout ça n'est qu'une erreur. Je ne suis pas coupable, d'accord ? Faut s'arranger pour que quelqu'un y croie.

— Je vais tâcher, monsieur Coley. Néanmoins le processus doit suivre son cours et, malheureusement, les procédures sont assez lentes, ici, en Jamaïque. La cour programmera votre première comparution dans quelques jours, puis les chefs d'inculpation vous seront notifiés.

— Et une libération sous caution ? Je peux déposer une caution et sortir d'ici ?

— J'y travaille en ce moment même avec un garant de caution judiciaire, cependant je ne suis pas optimiste. La cour considérerait qu'il y a risque de fuite. De combien d'argent disposez-vous ?

Nathan grogne et secoue la tête.

— Je n'en sais rien. J'avais mille dollars dans mon portefeuille, et je ne sais pas ce qu'ils sont devenus. Je suis sûr qu'ils ont disparu. J'avais cinq cents dollars dans ma poche aussi, et ils ne sont plus là. Ils m'ont nettoyé à sec. J'ai quelques biens, chez moi, mais rien de liquide. Je ne suis pas un homme riche, monsieur Watley. J'ai trente ans, je suis un ancien taulard qui était en prison il y a encore six mois. Ma famille n'a rien.

— Eh bien, le tribunal va se pencher sur la valeur de cette cocaïne et de ce jet privé, et sera d'un autre avis.

— La cocaïne n'est pas à moi. Je ne l'ai jamais vue, jamais touchée. Elle a été mise là exprès, d'accord, monsieur Watley ? Tout comme l'arme.

— Je vous crois, monsieur Coley, mais la cour se montrera vraisemblablement plus sceptique. De telles explications, les tribunaux en entendent sans arrêt.

Nathan ouvrit lentement la bouche et gratta le sang séché au coin de ses lèvres. À l'évidence, il souffrait, il était sous le choc.

Rashford se leva.

— Restez assis, fit-il. Reed est ici. Si quelqu'un vous pose la question, vous répondrez que c'est un de vos avocats.

 

Dès que j'entre, le visage tuméfié de Nathan s'éclaire. Je m'assieds sur un tabouret, à moins d'un mètre de lui. Il voudrait hurler, mais il sait que quelqu'un l'écoute.

— Qu'est-ce qui se passe, ici, bordel, Reed ? Parlez-moi !

À ce stade, mon numéro est celui d'un homme effrayé qui n'est pas sûr de savoir de quoi demain sera fait.

— Je ne sais pas, Nathan, dis-je, nerveux. Je ne suis pas en état d'arrestation, mais je ne peux pas quitter l'île. J'ai trouvé Rashford Watley dès la première heure ce matin et nous essayons de vous dépêtrer de tout ça. Tout ce que je me rappelle, c'est qu'on a été saouls très vite. Stupidement. Ça, j'ai saisi. Vous avez tourné de l'œil sur le canapé et moi, c'est tout juste si je suis resté éveillé. À un moment, l'un des pilotes m'a appelé dans le cockpit et m'a expliqué que le trafic aérien autour de Miami était fermé à cause de la météo. Avis de tornade, tempête tropicale, vraiment un sale temps. Miami International était fermé. La dépression remontait vers le nord, donc nous l'avons contournée par le sud. Je ne me rappelle vraiment pas tout ce qui s'est passé. J'ai essayé de vous réveiller mais vous ronfliez.

— Je ne me souviens pas d'être tombé dans les vapes, dit-il en tapotant sa mâchoire endolorie.

— Est-ce qu'un homme ivre se souvient d'avoir tourné de l'œil ? Non, il ne s'en souvient pas. Vous étiez bourré, d'accord ? Vous aviez déjà bu avant le décollage. En tout cas, à un certain moment, on a été trop court en carburant, et on a dû atterrir. Selon les pilotes, nous avons été déroutés ici, à Montego Bay, pour faire le plein de kérosène. Ensuite nous étions censés repartir pour Miami, où le temps s'était dégagé. J'ai bu des litres de café, donc je me rappelle presque tout ce qui s'est passé. À l'atterrissage, le commandant m'a juste dit de rester à bord, que nous en aurions pour une vingtaine de minutes. Ensuite il m'apprend que l'Immigration et les Douanes veulent jeter un coup d'œil. On nous ordonne de descendre de l'appareil, mais vous êtes dans le cirage, incapable de bouger. Vous n'avez presque plus de pouls. Ils appellent une ambulance, et tout part en vrille.

— C'est quoi, ce merdier de faux passeport ?

— Une erreur de ma part. Nous atterrissons tout le temps à Miami International, et souvent ils veulent voir un passeport, même pour les vols intérieurs, surtout les vols privés. Je crois que ça remonte aux années 1980, à l'époque de la guerre contre la drogue, quand les seigneurs de la drogue et leur entourage utilisaient des jets privés. Maintenant, avec la guerre contre le terrorisme, ils aiment bien voir un passeport. Il n'est pas obligatoire d'en avoir un, mais c'est très utile. J'ai un type, à Washington, qui est capable d'en fabriquer un du jour au lendemain pour une centaine de dollars, et je lui ai demandé de me le fabriquer pour vous, juste au cas où nous en aurions besoin. Je n'avais pas idée que cela deviendrait un problème.

Le pauvre Nathan ne sait plus quoi croire. J'ai l'avantage de mois de préparation. Il accuse méchamment le coup et il est totalement désorienté.

— Croyez-moi, Nathan, un faux passeport, c'est le cadet de vos soucis.

— Et la coke, l'arme, elles viennent d'où ?

— La police, dis-je avec aplomb. Ce n'était ni vous ni moi, donc ça limite la liste des suspects. Rashford m'a avoué que ce ne serait pas une première, en Jamaïque. Un jet privé américain arrive avec un duo de types fortunés – sinon ils ne s'éclateraient pas à bord d'un si bel avion. L'un de ces riches gars est tellement saoul qu'il serait incapable de distinguer un éléphant blanc dans un couloir. Coma éthylique. Le type à jeun, ils le font descendre de l'avion, et les pilotes, ils les distraient avec de la paperasse à remplir. Puis, au moment idéal, ils introduisent la drogue : ils la fourrent dans un sac, c'est aussi simple que ça. Quelques heures plus tard, le jet est officiellement saisi par le gouvernement jamaïcain, et le trafiquant placé sous les verrous. Tout ça n'est qu'une question d'argent.

Nathan intègre tout cela en fixant ses pieds nus. Sa chemise hawaïenne rose et orange a des taches de sang. Il a des éraflures aux bras et aux mains.

— Vous pouvez m'apporter un truc à manger, Reed ? Je meurs de faim. Ils m'ont servi à déjeuner, il y a une heure, de la merde, tellement dégueulasse, vous pouvez pas imaginer, et avant que j'aie pu en avaler une bouchée un de mes petits camarades en cellule a décidé qu'il en avait plus besoin que moi.

— Désolé, Nathan. Je vais voir si Rashford peut graisser la patte d'un gardien.

— S'il vous plaît.

— Voulez-vous que j'appelle quelqu'un, chez vous ?

— Qui ? La seule personne à qui je me fie plus ou moins, c'est le type qui gère mon bar, et je pense qu'il me vole. J'ai coupé les liens avec la famille, et de toute manière ils refuseraient de m'aider. Comment ils pourraient ? Ils ne savent pas où ça se trouve, la Jamaïque. Pas sûr que je sache la repérer sur une carte, moi non plus.

— Rashford pense qu'ils risquent de m'inculper pour complicité, donc il se pourrait que je vous rejoigne ici.

Il secoue la tête.

— Vous, vous pourriez survivre parce que vous êtes noir et en bonne forme. Un petit Blanc maigrichon, il n'a aucune chance. Dès que je suis entré en cellule, un grand mec a tout de suite considéré que mes Nike lui plaisaient vraiment. Terminé, les Nike. Ensuite, un autre a voulu m'emprunter de l'argent, et comme j'en ai pas, il m'a forcé à promettre de lui en trouver, et vite. Ça a provoqué la première bagarre, avec au moins trois de ces brutes qui m'ont défoncé la tête. Je me souviens d'avoir entendu un gardien rigoler, dire quelque chose au sujet d'un petit Blanc incapable de se battre. Mon coin de béton se trouve juste à côté de la pissotière, rien qu'un trou, comme une cabane de chiotte. L'odeur vous soulève le cœur, de quoi vous faire gerber. Si je bouge de dix centimètres, je me retrouve sur le coin d'un autre et ça déclenche une bagarre. Il n'y pas de clim et on se croirait dans un four. Quinze hommes serrés les uns contre les autres qui transpirent, qui crèvent de faim et de soif, et personne n'arrive à dormir. Je peux pas imaginer ce que ça va être, la nuit. S'il vous plaît, Reed, sortez-moi de là.

— Je vais essayer, Nathan, mais il y a de fortes chances pour que ces types veuillent me coincer moi aussi.

— Tentez quelque chose, je vous en prie.

— Écoutez, Nathan, tout ça, c'est ma faute, d'accord ? Même si je n'avais aucun moyen de savoir que le vol allait entrer dans une tempête. Ces idiots de pilotes auraient dû nous prévenir de la météo avant le décollage, ils auraient dû atterrir quelque part sur le sol américain, ou embarquer davantage de carburant. Dès notre retour, on les attaquera en justice, d'accord ?

— Comme vous voudrez.

— Nathan, je ferais n'importe quoi pour vous sortir d'ici, mais je suis visé, moi aussi. Il n'y a que l'argent qui peut régler tout ça. C'est de l'extorsion : une bande de flics veut se faire un paquet, et ils connaissent ce genre de jeu par cœur. Bon dieu, les règles, ce sont eux qui les ont écrites. Rashford pense qu'ils vont presser le propriétaire du jet comme un citron et récolter un joli pot-de-vin. Ils vont nous lancer un hameçon et voir ce qu'à nous deux on réussira à ramasser en liquide. Maintenant qu'ils savent que nous avons un avocat, d'après Rashford ils me contacteront assez vite. Ils préfèrent régler leur petite affaire de corruption avant que le dossier ne remonte devant un tribunal. Après ça, vous serez sous le coup d'une inculpation officielle et les juges vont tout fouiller. Vous comprenez ça, Nathan ?

— J'arrive pas à y croire, Reed. Hier, à cette heure-ci, j'étais à mon bar, je prenais une bière avec une gonzesse trop mignonne, je me vantais d'aller à Miami pour le week-end. Et maintenant, regardez-moi : on m'a jeté dans une cellule crasseuse avec une bande de Jamaïcains, et ils attendent tous leur tour de pouvoir me péter la gueule. Vous avez raison, Reed, c'est entièrement votre faute. À vous et votre film ridicule. J'aurais jamais dû vous écouter.

— Je suis désolé, Nathan. Croyez-moi, je suis vraiment désolé.

— Vous pouvez. Faites quelque chose, c'est tout, Reed, et pressez-vous. Moi, ici, je vais plus tenir le coup longtemps.