36.
Rashford me raccompagne en voiture à mon hôtel et, à la dernière minute, m'invite aimablement à dîner. Il me précise que son épouse est excellente cuisinière et qu'ils seraient ravis de recevoir un cinéaste accompli sous leur toit. J'ai beau être tenté, surtout parce que je n'ai rien à faire pendant les dix-huit prochaines heures, je m'esquive en prétextant médiocrement que je me sens mal et que j'ai besoin de sommeil. Je vis dans le mensonge, et la dernière chose dont j'aie envie, c'est une longue conversation autour d'une table sur ma vie, mon œuvre et mon passé. Je suspecte que des individus chevronnés sont sur ma trace, à flairer des indices, et un mot de trop ici ou là pourrait revenir me hanter.
On est en juillet, la saison touristique est terminée, et l'hôtel n'est pas très animé. Il y a une petite piscine avec un bar ombragé, et je passe l'après-midi sous un parasol, à lire un Walter Mosley en sirotant une bière Red Stripe.
Vanessa atterrit à Roanoke à 7 heures samedi soir. Elle est épuisée, mais elle n'a pas droit au repos. Au cours des dernières quarante-huit heures, elle a roulé de Radford à Washington et de Washington à Roanoke, elle a pris un vol de Roanoke à la Jamaïque et retour à Miami, en passant par Charlotte et Atlanta. À part trois heures d'un repos agité dans un lit à Montego Bay, et plusieurs petits sommes en avion, elle n'a pas dormi.
Elle sort du terminal avec son bagage cabine et prend son temps pour aller récupérer sa voiture. Comme toujours, elle surveille tout et tout le monde autour d'elle. Nous ne pensons pas qu'elle soit suivie, cependant à ce stade de notre petit projet, nous ne tenons rien pour acquis. Elle traverse l'autoroute et prend une chambre au Holiday Inn. Elle commande un repas au room service et dîne devant sa fenêtre, dans le soleil couchant. À 10 heures, nous nous parlons brièvement au téléphone, dans un langage codé. Nous en sommes à notre troisième ou quatrième téléphone portable à carte, et il est hautement improbable que qui que ce soit nous écoute, mais, là encore, nous ne voulons courir aucun risque. Je conclus par un simple : « Continue comme convenu. »
Elle retourne à l'aéroport, au terminal de l'aviation générale, et se gare à côté du pick-up de Nathan. Il est tard, samedi soir, et il n'y a aucun trafic aérien privé, aucun mouvement sur le parking désert. Elle enfile une paire de fins gants de cuir et, en se servant des clefs de Nathan, déverrouille sa portière et démarre. C'est le premier trajet de Vanessa au volant d'un tel véhicule et elle ne force pas l'allure. Un peu plus loin sur la route, elle s'arrête sur le parking d'un fast-food pour régler le siège et les rétroviseurs. Ces cinq dernières années, elle a conduit une voiture japonaise, un petit modèle, et le passage à la catégorie supérieure la laisse désemparée et un peu mal à l'aise. La dernière chose qu'on puisse se permettre, c'est de la taule froissée ou des gyrophares bleus. Elle s'engage ensuite sur l'Interstate 81 et se dirige vers le sud, en direction de Radford, en Virginie.
Il est presque minuit quand elle quitte la route d'État et bifurque sur une petite route de campagne, vers la maison de Nathan. Elle passe devant le mobile-home à remorque, domicile du plus proche voisin de Nathan, et roule à vingt à l'heure, pratiquement sans faire de bruit. Au volant de son propre véhicule, elle a emprunté cet itinéraire des dizaines de fois, et elle connaît le terrain. Cette route serpente devant chez Nathan et traverse des pâturages avant de passer devant une autre maison, environ trois kilomètres plus loin dans la campagne. Au-delà, l'asphalte se transforme en gravier, puis en terre. Il n'y a pas de circulation, tant le coin est dépeuplé. Il paraît curieux qu'un célibataire de trente ans ait choisi d'habiter dans un endroit aussi reculé.
Elle se gare dans l'allée et tend l'oreille. Le labrador à poil jaune est dans le jardin, derrière la maison, à l'écart, enfermé dans un vaste chenil clôturé, avec une jolie maisonnette en guise de niche pour le tenir au sec. À part le chien, pas un bruit. Seule une petite lumière jaune, sous la véranda, troue vaguement l'obscurité. Vanessa garde en poche un Glock 9 millimètres, et elle pense savoir s'en servir. Elle contourne la maison, en regardant où elle met les pieds, en guettant le moindre bruit. Le chien aboie plus fort, mais personne ne peut l'entendre, hormis Vanessa. Arrivée à la porte de derrière, elle essaie les clefs. Les trois premières ne correspondent ni à la serrure du bouton de porte ni au pêne dormant ; les numéros quatre et cinq, elles, conviennent. Elle respire un coup, puis pousse le battant. Il n'y a pas de sirène, pas de bips en rafale. Elle avait franchi la même porte, cinq jours plus tôt, pendant la première séance de tournage, et elle avait remarqué l'absence de système d'alarme.
Une fois à l'intérieur, elle retire ses gants de cuir pour enfiler une paire de gants jetables en latex. Elle s'apprête à inspecter chaque centimètre carré de cette maison, et elle ne peut laisser la moindre empreinte. D'un pas rapide, elle allume les lampes, baisse tous les stores et monte l'air conditionné. C'est une maison de location pas chère, occupée par un cul-terreux célibataire qui a passé ces cinq dernières années en prison, au décor et à l'aménagement spartiates. Il y a quelques pièces de mobilier, la télévision surdimensionnée de rigueur, et des draps à certaines fenêtres. Des assiettes pas lavées s'empilent à côté de l'évier, dans la cuisine, et du linge sale s'entasse sur le sol de la salle de bains. La chambre d'ami sert à ranger tout un fatras. Deux souris mortes gisent dans des pièges, le cou brisé.
Vanessa commence par fouiller la chambre de Nathan. Une haute commode – rien. Sous le lit, entre le matelas et le sommier à ressorts – rien. Elle examine le moindre centimètre d'un placard très encombré. La maison a des fondations traditionnelles, en charpente, pas de dalle de béton, et le plancher joue sous chacun de ses pas. Elle frappe du pied dessus, guettant l'emplacement qui sonnerait plus creux, le signe d'une cachette.
Je suspecte Nathan d'avoir dissimulé son butin quelque part dans la maison, mais sans doute pas dans l'une des pièces principales. Néanmoins, nous devons chercher partout. S'il est malin, ce qui n'est pas gagné, il l'aura réparti dans plusieurs cachettes.
Sortant de la première chambre, elle inspecte la seconde, ce qui dégage de la place pour les souris mortes. À minuit et demi, elle éteint les lumières, comme si Nathan allait s'accorder du repos. Elle ausculte pièce après pièce, vérifie tous les recoins, chaque planche, chaque poche. Rien qu'elle ne soulève pas, qu'elle ne vérifie pas. Ce qu'elle cherche pourrait se trouver dans les murs, dans les sols, dans le placoplâtre du faux plafond, pourrait être enterré dans le jardin ou entassé dans un coffre au Bombay's.
Le sous-sol exigu a un plafond de deux mètres dix, pas de climatisation, et des murs en parpaing. Après avoir passé une heure là-dedans, Vanessa est trempée de sueur et trop fatiguée pour continuer. À 2 heures du matin elle s'allonge dans le canapé du coin salon et s'endort, la main sur l'étui du Glock.
Si Rashford répugnait un peu à travailler le samedi, l'idée de travailler un dimanche le rendit presque belliqueux, toutefois je ne lui ai guère laissé le choix. Je l'ai supplié de m'accompagner à la prison et de tirer les mêmes ficelles que la veille. Je lui ai donné un billet de cent dollars afin de faciliter les choses.
Nous arrivons à la prison juste avant 9 heures du matin, et, un quart d'heure plus tard, je suis seul avec Nathan, dans la même pièce qu'hier. Son apparence physique me laisse sous le choc. Ses blessures sont importantes, et je me demande combien de temps les gardiens permettront à ces mauvais traitements de se prolonger. Son visage est un champ de bataille d'entailles, de blessures ouvertes et de sang séché. Sa lèvre supérieure est enflée et saille de façon grotesque sous son nez. Son œil gauche est complètement fermé et le droit est rouge et gonflé. Il lui manque une dent de devant. Le jean coupé et la jolie chemise hawaïenne ont disparu, remplacés par une combinaison blanche maculée de sang séché.
Nous nous penchons l'un vers l'autre, mon visage à quelques centimètres du sien.
— Aidez-moi, réussit-il à dire, au bord des larmes.
— Voici les dernières nouvelles, Nathan. Ces escrocs réclament au propriétaire de l'avion un million de dollars, et il a accepté de payer, donc ces ordures recevront leur argent. Ils ne vont m'inculper de rien, pas jusqu'à ce matin, en tout cas. En ce qui vous concerne, ils exigent un demi-million. J'ai expliqué par l'intermédiaire de Rashford que nous n'avions ni l'un ni l'autre une somme pareille. J'ai précisé que nous étions juste des passagers à bord du jet d'un autre, que nous ne sommes pas riches, et ainsi de suite. Les Jamaïcains ne le croient pas. Voilà où nous en sommes pour l'instant.
Nathan grimace, comme s'il lui était douloureux de respirer. Il a la figure ravagée, et je n'aimerais pas découvrir le reste de son corps. J'imagine le pire, et je ne l'interroge donc pas sur ce qui s'est passé.
Il lâche un grognement :
— Vous pouvez rentrer aux States, Reed ?
La voix est faible, éraillée. Blessée, elle aussi.
— Je pense. Rashford le pense aussi. Mais je ne dispose pas de beaucoup de liquidités, Nathan.
Il se rembrunit et lâche à nouveau un borborygme ; il a l'air d'être sur le point de s'évanouir ou de pleurer.
— Reed, écoutez-moi. J'ai de l'argent, beaucoup d'argent.
Je le regarde droit dans les yeux, enfin, dans l'œil droit, car le gauche est fermé. C'est l'instant décisif pour lequel tout le reste a été inventé. Sans cela, la totalité de cette opération serait un désastre de proportions gargantuesques, un épouvantable pari foireux.
— Combien ?
Il reste muet. Il n'a pas envie de poursuivre, mais a-t-il le choix ?
— Assez pour me sortir de là.
— Un demi-million de dollars, Nathan ?
— Ça, et encore plus. Il faut qu'on s'associe, Reed. Rien que vous et moi. Je vais vous dire où est l'argent, vous allez le chercher, vous me sortez d'ici, et on sera partenaires. Mais faut me donner votre parole, Reed. Il faut que je puisse me fier à vous, d'accord ?
Je recule, les deux paumes levées.
— Une minute, Nathan ! Vous voulez que je m'en aille d'ici, que je rentre, que je revienne avec un sac rempli d'argent et que j'achète la police jamaïcaine. Vous êtes sérieux ?
— S'il vous plaît, Reed ! Je n'ai personne d'autre. Je ne peux appeler personne, chez moi. Personne là-bas ne comprendra rien à ce qui se passe ici, sauf vous. Faut le faire, Reed. Je vous en prie. Ma vie en dépend. Je ne peux pas survivre ici. Regardez-moi. S'il vous plaît, Reed. Faites ce que je vous demande, sortez-moi de là, et vous serez un homme riche.
Je recule encore un peu plus, comme s'il était contagieux. Il me supplie :
— Allez, Reed, vous m'avez mis dans ce foutoir, alors maintenant sortez-moi de là.
— Cela pourrait être utile que vous m'expliquiez comment vous avez gagné autant d'argent.
— Je l'ai pas gagné. Je l'ai volé.
Pas une surprise, ça.
— De l'argent de la drogue ?
Mais je connais la réponse.
— Non, non, non. On est partenaires, Reed ?
— Je ne sais pas, Nathan. Je ne suis pas si sûr d'avoir envie de me mettre à soudoyer la police jamaïcaine. Et si je me fais serrer ? Je pourrais finir exactement comme vous.
— Alors ne revenez pas. Envoyez l'argent à Rashford, organisez la livraison. Vous êtes capable d'arranger ça, Reed, vous êtes un type malin.
Je hoche la tête, comme si sa façon de penser me plaisait.
— Où est cet argent, Nathan ?
— On est partenaires, Reed ? Cinquante-cinquante, rien que vous et moi, mec ?
— D'accord, d'accord, mais je ne vais pas risquer la prison pour ça, vous me comprenez ?
— J'ai pigé.
Il y a un silence, et nous nous jaugeons du regard. Sa respiration est pénible, chaque mot est douloureux. Lentement, il me tend la main droite ; elle est gonflée, toute écorchée.
— Partenaires, Reed ? répète-t-il sur un ton suppliant.
Lentement, je lui serre la main, et il grimace. Elle est sans doute fracturée.
— Où est l'argent ?
— Chez moi, répond-il en détachant ses mots, à contrecœur, comme s'il dévoilait le secret le plus précieux de son existence. Vous y êtes déjà allé. Dans le jardin, il y a un appentis rempli de bric-à-brac. Le sol est en plancher et, sur la droite, sous une vieille tondeuse à gazon Sears cassée, il y a une trappe. On ne peut pas la voir si on ne déplace pas la tondeuse et dégage tout le fouillis autour. Attention aux serpents – il y en a deux qui vivent là. Soulevez la trappe et vous verrez un coffre en bronze.
Il a encore plus de mal à respirer et il transpire abondamment. Il a mal, manifestement, mais c'est la souffrance d'une telle révélation qui le tourmente, car elle est de taille.
Incrédule, je m'exclame :
— Un coffre ?
— Oui, de la taille d'un cercueil d'enfant. Fermé, scellé, hermétique, étanche. Il y a un loquet masqué du petit côté, là où seraient fixés les pieds. Quand vous le soulevez, les serrures coulissent et vous pouvez ouvrir le coffre.
— Qu'y a-t-il, à l'intérieur ?
— Une collection de boîtes à cigares enveloppées d'adhésif. Je crois qu'il y en a dix-huit.
— Vous avez caché des billets dans des boîtes de cigares ?
— C'est pas de l'argent, Reed, me dit-il en se rapprochant. C'est de l'or.
Je prends un air trop abasourdi pour commenter, donc il continue en chuchotant :
— Des lingots de dix onces chacun. L'or le plus pur qu'on ait jamais extrait d'une mine. Ils sont à peu près de la taille d'un gros domino. Ils sont beaux, Reed, carrément beaux.
Je le dévisage un long moment avec incrédulité. Enfin, je lui déclare :
— D'accord, je vais résister à l'envie de vous poser les questions les plus évidentes, même si j'ai du mal. Je suis censé me précipiter chez vous, aller chercher l'or caché dans un coffre, repousser quelques serpents, me débrouiller pour dégotter un courtier qui m'échangera cet or contre du liquide, et inventer ensuite un moyen d'introduire en douce un demi-million de dollars ici en Jamaïque, où je vais devoir les fourguer à des agents des douanes et à des officiers de police corrompus qui, ensuite, vont vous libérer. Cela résume à peu près l'affaire, Nathan ?
— Ça résume. Et vous vous dépêchez, d'accord ?
— Je crois que vous êtes cinglé.
— On se serre la main et on est partenaires, Reed. Vous arrangez un moyen de faire ça, et vous serez un homme riche.
— On parle de combien de dominos, là ?
— Entre cinq et six cents.
— Et que vaut l'or, ces temps-ci ?
— Il y a deux jours, il s'échangeait au-dessus de mille sept cents dollars l'once.
J'effectue le calcul.
— Ça nous fait entre huit millions et demi et dix millions de dollars.
Nathan hoche la tête. Il effectue le calcul tous les jours, et il surveille les fluctuations du cours.
On frappe un coup sonore à la porte, dans mon dos, et l'un des geôliers se montre.
— C'est l'heure, annonce-t-il avant de disparaître.
— C'est probablement l'une des choses les plus stupides que j'aurai jamais faites de ma vie, dis-je.
— Ou l'une des plus intelligentes, me réplique Nathan. Mais s'il vous plaît, Reed, dépêchez-vous. Je vais pas pouvoir survivre longtemps.
Nous nous serrons la main et nous disons au revoir. Ma dernière vision de lui sera celle d'un petit homme meurtri qui essaie de se lever, non sans mal. Rashford et moi partons en vitesse. Il me dépose à mon hôtel, où je cours dans ma chambre pour appeler Vanessa.
Elle est dans le grenier, où il fait plus de quarante-cinq degrés, à fouiller au milieu de vieux cartons et de meubles cassés.
— Ce n'est pas là. C'est dehors, dans l'appentis.
— Une minute, me dit-elle, et elle descend l'échelle escamotable. Il t'a tout raconté ? me demande-t-elle en reprenant sa respiration.
— Oui.
— Il y a quelqu'un ici, me souffle-t-elle, et, dans le téléphone, j'entends un carillon tinter bruyamment.
Elle se baisse et attrape son Glock.
— Je te rappelle tout de suite, me chuchote-t-elle avant de couper la communication.
Il est tard, c'est dimanche, et le pick-up de Nathan est dans son allée. À supposer que ses amis aient été au courant de son week-end d'absence, la présence de son pick-up n'aurait pas manqué de soulever des questions. Le carillon retentit à nouveau, et quelqu'un se met à cogner à la portée d'entrée. Puis ce quelqu'un beugle :
— Nathan, t'es là ? Ouvre !
Vanessa reste accroupie sans bouger. Les coups continuent, puis quelqu'un d'autre frappe à la porte de derrière en hurlant le nom de Nathan. Ils sont au moins deux, avec des voix de jeunes types ; sans aucun doute des amis qui passaient par là pour une raison ou pour une autre. Ils ne montrent aucune intention de repartir. L'un des deux tape à la fenêtre de la chambre, mais il ne peut rien voir à l'intérieur. Vanessa passe dans la salle de bains et s'essuie le visage. Elle est haletante, elle tremble de peur.
Ils martèlent, ils crient, et ils vont bientôt en arriver à la conclusion qu'il est arrivé quelque chose à leur copain. Ils vont enfoncer une porte. D'instinct, Vanessa se déshabille, ne conservant que son slip, se sèche le reste du corps, laisse le Glock à côté du lavabo, et s'avance vers la porte d'entrée. Elle l'ouvre en grand, et le jeune visiteur se voit offrir un cadeau des plus inattendus. Les seins à la peau brune de Vanessa sont lourds et fermes ; son corps est athlétique et très tonique. Les yeux du jeune homme glissent un peu plus bas, du buste à la culotte, tirée très haut pour révéler le plus de chair possible, puis il se ressaisit. Elle lui sourit.
— Nathan est peut-être un peu occupé, là, tout de suite, dit-elle.
— Ouah, fait-il. Désolé.
Ils restent face à face à travers une porte moustiquaire, et ni l'un ni l'autre n'est pressé de refermer. Par-dessus son épaule, il s'exclame.
— Hé, Tommy, par ici.
Tommy arrive en cavalant à la porte de devant ; il n'en croit pas ses yeux.
— Allez, les gars, reprend Vanessa, laissez-nous un peu d'intimité, là, d'accord. Nathan est sous la douche et on n'a pas fini. Je dois le prévenir ? Qui est-ce qui est passé le voir ?
Et là, elle s'aperçoit que, dans sa hâte, elle a oublié de retirer les gants en latex. Slip rouge, gants bleu-vert.
Ni l'un ni l'autre des deux types ne réussit à détacher les yeux de ses seins. L'un des deux répond.
— Euh, Greg et Tommy, nous, euh, on était juste passés, quoi.
Ils sont tous les deux en extase devant sa nudité, et déconcertés par cette paire de gants. Qu'est-ce que cette nana peut bien inventer avec leur copain ?
— Je serai ravi de lui dire, leur répond-elle avec un sourire ravissant tout en fermant lentement la porte.
À travers la fenêtre, elle les regarde s'éloigner, toujours ébahis, toujours perplexes. Ils finissent par remonter dans leur pick-up et, quand ils repartent dans l'allée, ils sont pris d'un fou rire.
Après leur départ, elle se sert un verre d'eau glacée et s'assied quelques instants à la table de la cuisine. Elle accuse le coup et est sur le point de craquer – ce qu'elle ne peut se permettre. Elle en est malade, de cette bicoque, et elle a de sérieux doutes sur toute cette histoire. Pourtant, elle doit continuer.
Je suis à l'arrière d'un taxi, en direction de l'aéroport, quand son numéro s'affiche sur l'écran de mon portable. J'ai passé le dernier quart d'heure à m'imaginer des scènes et affrontements divers dans la maison de Nathan, et rien de tout cela ne finissait bien.
— Est-ce que ça va ?
— Oui, juste deux péquenauds qui cherchaient Nathan. Je me suis débarrassée d'eux.
— Comment ça ?
— Je t'expliquerai plus tard.
— Ils t'ont vue ?
— Oh oui ! Ne t'inquiète pas, tout va bien. Où est l'argent ?
— Dans le fond du jardin, sous l'appentis. Je reste au téléphone.
— D'accord.
Elle contrôle une nouvelle fois du côté de l'allée, pour être sûre de ne plus avoir de visiteurs, puis elle sort en vitesse par la porte de derrière et file en direction de l'appentis. Le chien gronde et aboie frénétiquement, et je peux l'entendre distinctement, ici, en Jamaïque.
Je ne peux me résoudre à la prévenir au sujet des serpents, et je prie donc en silence pour qu'elle ne les croise pas. Creuser dans une annexe crasseuse, voilà qui est déjà suffisamment pénible en soi ; ajoutez-y un couple de serpents, et Vanessa risque de piquer une crise et de disparaître. Dès qu'elle entre dans l'appentis, elle m'en décrit l'intérieur. Elle me signale qu'il y fait noir comme dans un four. Je lui transmets les instructions de Nathan, et nous coupons la communication. Elle aura besoin de ses deux mains.
Elle déplace deux pots vides de diluant pour peinture, d'un coup de pied elle écarte un sac en toile, repousse la tondeuse à gazon Sears le plus loin possible, soulève une feuille de contreplaqué et repère une poignée en corde. Cette poignée est coincée ; elle tire dessus d'un coup sec, de plus en plus fort, jusqu'à ce que la trappe s'ouvre. Il n'y a pas de gonds, et la trappe entière se détache du sol pour se rabattre contre le mur. Au-dessous, comme indiqué, Vanessa découvre un coffre en bronze tout souillé qui ne mesure pas plus d'un mètre vingt de longueur. Vanessa reste interdite, horrifiée, comme si elle venait de tomber sur une scène de crime et de découvrir le cadavre d'un malheureux enfant. Mais ce n'est pas le moment de céder à la peur ou aux conjectures, pas le moment de se poser des questions comme « Qu'est-ce que je fabrique ici ? ».
Elle essaie de soulever le coffre – il pèse trop lourd. Elle trouve le loquet, le fait pivoter, et la moitié du couvercle s'ouvre lentement. Heureusement, il ne contient aucun bébé mort. Loin de là. Elle prend le temps d'examiner la collection de petites boîtes à cigares en bois, toutes scellées par de l'adhésif d'électricien et presque toutes empilées sur plusieurs rangées. De la sueur lui goutte des sourcils et elle s'essuie le front d'un geste de l'avant-bras. Elle retire l'une des boîtes avec précaution et ressort à l'ombre d'un chêne. Jetant un coup d'œil autour d'elle et n'apercevant rien ni personne, sauf le chien, qui s'est fatigué d'aboyer, elle ôte lentement une couche de papier journal roulé en boule.
Des lingotins. Des petites briques. Des dominos. Un coffre entier. Des millions de dollars.
Elle en retire un et l'examine. Un rectangle parfait, d'un peu plus d'un centimètre d'épaisseur, entouré d'une petite arête rectiligne qui facilite un empilement et un stockage précis. Sur la face supérieure, cette mention gravée : « 10 onces ». Et, juste au-dessous : « 99,9 % ». Rien d'autre – aucun nom de banque, aucune indication d'origine ou d'extraction. Aucun numéro d'enregistrement.
En me servant d'une carte de débit prépayée, j'acquitte les trois cents dollars d'un billet Air Jamaica pour San Juan, à Porto Rico. Le vol décollant dans une heure, je prends place sur une banquette près de ma porte d'embarquement et je tue le temps en observant l'écran de mon portable. Il ne tarde pas à s'éclairer et à vibrer.
— Il ne ment pas, m'annonce Vanessa.
— Raconte-moi.
— Ça va te plaire, mon cœur. Nous possédons maintenant dix-huit boîtes à cigares remplies de ces superbes petits lingots. Je ne les ai pas encore tous comptés, mais il doit y en avoir au moins cinq cents.
Je respire profondément et j'ai envie de pleurer. Cette opération a réclamé plus de deux ans de préparatifs, et, pendant tout ce temps ou presque, les chances de réussite étaient d'à peine une pour mille. Une série d'événements plus ou moins liés les uns aux autres devaient se mettre parfaitement en place. Nous n'avons pas encore franchi la ligne d'arrivée, cependant nous sommes dans la dernière ligne droite. Ça sent l'écurie.
— Entre cinq et six cents, d'après notre petit camarade, dis-je.
— Il a gagné le droit qu'on lui fasse confiance. Où es-tu ?
— À l'aéroport. J'ai acheté un billet, j'ai passé la douane, et j'embarque dans une heure. Jusqu'à présent, pas de problème. Et toi, où es-tu ?
— Je quitte ce taudis. J'ai chargé tout le matos et j'ai remis tout en place. La maison est fermée à clef.
— Ne t'inquiète pas pour la maison. Il ne la reverra jamais.
— Je sais. J'ai donné à son chien un sac entier de nourriture. Peut-être que quelqu'un viendra s'en occuper.
— Fiche le camp de cet endroit.
— Je m'en vais tout de suite.
— Suis notre plan. Je t'appelle dès que je peux.