37.
Il est presque 11 heures, dimanche matin, 24 juillet, une journée chaude et lumineuse et peu de circulation autour de Radford. Vanessa veut éviter une autre rencontre avec quelqu'un qui pourrait apercevoir le pick-up de Nathan et que cela rendrait soupçonneux. Elle prend vers le nord, par l'Interstate, dépasse Roanoke, pénètre au cœur de Shenandoah Valley ; elle roule aussi prudemment qu'il est humainement possible, l'aiguille du compteur calée à cent dix à l'heure, et signale chaque déboîtement par un clignotant actionné longtemps à l'avance. Sur le plancher, côté passager, et sur le siège derrière elle, il y a littéralement une fortune en or. Une fortune en lingots non poinçonnés et intraçables, récemment dérobés à un voleur qui lui-même en avait dépouillé un escroc qui, lui, les avait extorqués à une bande de voyous. Comment pourrait-elle expliquer la présence d'un tel stock à un policier de la route inquisiteur ? Elle en serait incapable, donc elle conduit aussi parfaitement que possible, les semi-remorques la dépassant en rugissant sur la file de gauche.
Elle emprunte une bretelle de sortie qui la conduit à une petite ville et tourne un peu avant un magasin à prix unique. La banderole en travers de la vitrine annonce des offres spéciales de rentrée scolaire. Elle se gare près de l'entrée et elle étale sur les boîtes de cigares une couverture sale récupérée chez Nathan. Elle place le Glock sous un coin de la couverture, à côté d'elle, puis scrute le parking. Il est quasiment vide, en ce dimanche matin. Finalement, elle inspire profondément, sort, verrouille le pick-up et se hâte d'entrer dans le magasin. En moins de dix minutes, elle achète dix sacs à dos d'enfant, tous avec un motif camouflage façon opération Tempête du désert. Elle paie en espèces et ne répond pas quand la caissière ironise :
— Vous devez avoir un tas de gosses qui rentrent à l'école, vous.
Elle fourre ses achats dans la cabine du pick-up et va reprendre l'Interstate. Une heure plus tard, elle repère une aire de routiers, près de Staunton, en Virginie, et se gare à côté des semi-remorques. Une fois certaine de ne pas être observée, elle range en vitesse les boîtes à cigares dans les sacs à dos ; deux d'entre eux restent inutilisés.
Elle fait le plein, déjeune dans un fast-food en drive-in et tue le temps en roulant sur l'Interstate 81, dans un sens, puis dans l'autre, vers le nord jusqu'à Maryland, et vers le sud jusqu'à Roanoke. Les heures traînent en longueur. Elle est incapable de se garer et de laisser le gros lot sans surveillance. Il faut le garder sans discontinuer, alors elle se fond dans le trafic en attendant la nuit.
J'arpente une aile de l'aérogare de San Juan, moite et bondée, en attendant un vol Delta pour Atlanta. J'ai acheté mon billet au nom de Malcolm Bannister, et mon ancien passeport est très bien passé. Il expirera dans quatre mois. La dernière fois qu'il a servi, Dionne et moi nous échappions pour une croisière à prix doux, vers les Bahamas. C'était dans une autre vie.
J'appelle Vanessa deux fois, et nous nous parlons en code. Elle a les chocolats. Les paquets sont propres. Elle circule, elle respecte nos plans. Si un espion écoute quelque part, il doit se gratter la tête.
À 15 h 30, nous embarquons enfin ; ensuite, nous restons immobilisés dans la cabine étouffante de chaleur pendant qu'une tempête s'abat en hululant sur l'aéroport et que les pilotes restent muets. Derrière moi, deux bébés glapissent. Les esprits s'échauffent, je ferme les yeux et j'essaie de faire une sieste, mais je suis privé de sommeil depuis si longtemps que j'ai oublié comment on s'accorde un petit somme. À la place, je songe à Nathan Cooley et à sa situation sans espoir, bien que j'aie peu de compassion pour lui. Je pense à Vanessa et je souris de sa solidité dans l'épreuve. Nous sommes très proches de la ligne d'arrivée, cependant il existe mille et une façons d'échouer. Nous avons l'or, mais réussirons-nous à le garder ?
Une embardée me réveille et, tout d'un coup, nous roulons sur la piste dans un grondement. Deux heures plus tard, nous atterrissons à Atlanta. Au contrôle des passeports, je réussis à éviter les comptoirs tenus par des agents des douanes noirs et je choisis plutôt un jeune Blanc costaud qui m'a l'air au comble de l'ennui et de l'indifférence. Il me prend mon passeport, jette un coup d'œil à la photo de Malcolm Bannister, vieille de neuf ans, la compare en vitesse au visage revu et corrigé de Max Reed Baldwin, et n'y voit rien d'inhabituel. Nous nous ressemblons tous.
Je suppose qu'à présent les douanes ont notifié au FBI que j'ai quitté le pays deux jours plus tôt à bord d'un jet privé en partance pour la Jamaïque. Ce que j'ignore, c'est si le FBI surveille encore les mouvements de Malcolm Bannister. Je parie que non – j'ai envie que le FBI me croie encore quelque part dans les îles, à me payer de grands moments. En tout cas, je m'active. Comme Malcolm n'a plus de permis de conduire en cours de validité, Max loue une voiture chez Avis, et, quarante-cinq minutes après avoir atterri à Atlanta, je quitte la ville d'urgence. Près de Roswell, en Georgie, je m'arrête au Walmart et j'achète encore deux autres téléphones à carte, que je règle en liquide. En quittant le magasin, je jette les deux anciens dans une poubelle.
Après la tombée de la nuit, Vanessa gare le pick-up, cette fois pour de bon. Elle a roulé avec pendant presque douze heures et elle est impatiente de s'en débarrasser. Elle reste un moment au volant, sur une place de stationnement à côté de sa Honda Accord, et regarde un vol navette rouler vers le terminal de Roanoke. Il est un peu plus de 21 heures, un dimanche soir, et apparemment il n'y a pas trop de circulation. Le parking est presque désert. Elle respire encore une fois profondément, puis elle sort. En agissant vite, aux aguets, elle transfère les sacs à dos du siège avant du pick-up de Nathan dans le coffre de sa voiture. Huit sacs, l'un après l'autre, et qui lui paraissent chaque fois plus lourds, mais cela ne la gêne pas.
Elle ferme le véhicule, garde les clefs et quitte le parking. Si les choses se déroulent comme prévu, le pick-up de Nathan n'attirera pas l'attention avant plusieurs jours. Quand ses amis s'apercevront qu'il a disparu, ils finiront par prévenir la police, qui trouvera le pick-up et commencera à reconstituer l'histoire. Il ne fait aucun doute que Nathan s'est vanté devant quelqu'un qu'il partait pour Miami en jet privé, et cela poussera les flics à cavaler en tous sens un petit moment.
Les autorités seront-elles capables de relier l'homme qui a disparu à Nathaniel Coley, le rigolo qui s'est récemment échappé de son patelin de résidence avec un faux passeport, quatre kilos de cocaïne et un pistolet ? J'en doute. On risque de ne pas le localiser tant que quelqu'un en Jamaïque ne l'aura pas finalement autorisé à passer un coup de fil. Quant à savoir qui il va appeler et ce qu'il va dire à cette personne, les paris sont ouverts. Il risque davantage de compter les heures et les jours, jusqu'à ce que je revienne avec un sac de billets et que je me mette à soudoyer du monde. Au bout de quelques semaines, un mois peut-être, il comprendra que son vieux pote Reed l'a snobé, qu'il a pris le fric et s'est tiré.
Je me sens presque désolé pour lui.
À une heure du matin, j'approche d'Asheville, en Caroline du Nord, et j'aperçois l'enseigne du motel en bordure d'un échangeur très chargé. Garée derrière, hors de vue, ma chère Vanessa est assise au volant de sa Honda Accord bleue, le Glock posé à côté d'elle. Dans notre chambre, au premier étage, nous nous embrassons, nous nous étreignons, mais nous sommes beaucoup trop tendus pour songer à des gestes d'amour. Nous vidons son coffre en silence et jetons les sacs à dos sur l'un des lits. Je ferme la porte à clef, j'accroche la chaîne de sûreté et je cale une chaise sous la poignée. Je tire les rideaux, puis je pends des serviettes aux tringles pour masquer les moindres entrebâillements et les plus petites fentes – personne ne pourra glisser un œil dans notre chambre forte. Pendant que je m'active, Vanessa prend une douche et, quand elle émerge de la salle de bains, elle ne porte rien d'autre qu'un peignoir court en éponge qui révèle les jambes les plus belles et les plus interminables que j'aie jamais vues. « N'y pense même pas », me dit-elle. Elle est épuisée. Demain, peut-être.
Nous vidons les sacs à dos, enfilons des gants en latex jetables et empilons soigneusement les boîtes de cigares, toutes fermées par de l'adhésif argenté. Apparemment, sur deux d'entre elles l'adhésif a été coupé sur la tranche : elles ont été ouvertes. Nous les mettons de côté. Avec un petit canif, je coupe l'adhésif de la première boîte et je l'ouvre. Nous en retirons les lingots, les comptons – il y en a trente –, puis les replaçons dedans et remettons en place le scotch du couvercle. Vanessa note ce chiffre, puis nous ouvrons la deuxième. Elle contient trente-deux lingotins, tous d'un jaune éclatant. Apparemment, personne ne les a jamais manipulés.
— Magnifique ! Tout simplement magnifique ! répète Vanessa encore et encore. Ils vont durer des siècles.
— Une éternité, dis-je en passant le doigt sur l'un d'eux. Tu n'aimerais pas savoir de quelle région du monde ils viennent ?
Elle rit, car nous ne le saurons jamais.
Nous ouvrons la totalité des seize boîtes scellées, puis nous inventorions les lingotins rangés dans celles qui ont été ouvertes auparavant. Elles en contiennent à peu près moitié moins que les autres. Notre total est de cinq cent soixante-dix. Le cours de l'or fluctuant autour de mille sept cents dollars l'once, notre gros lot vaut un peu moins de dix millions.
Nous nous allongeons sur le lit avec notre tas d'or entre nous, et il nous est impossible de ne pas sourire. Il nous faudrait une bouteille de champagne, cependant à 2 heures du matin, un lundi, dans un hôtel de troisième zone en Caroline du Nord, le champagne, ça n'existe pas. Quantité de choses nous viennent à l'esprit, en cet instant, mais l'un des aspects les plus merveilleux de toute notre opération, c'est que personne n'est à la recherche de ce trésor. À part Nathan Cooley, personne ne sait même qu'il existe. Nous le dérobons à un voleur qui n'a pas laissé de trace.
De voir, de toucher et de compter notre fortune nous a revigorés. Je retire le peignoir de Vanessa d'un coup et nous nous glissons sous les couvertures de l'autre lit. Nous avons beau essayer, il nous est difficile de faire l'amour sans garder un œil sur l'or. Quand nous avons fini, épuisés, nous sombrons dans un sommeil de mort.