38.
À 6 h 30, lundi matin, l'agent Fox entra dans le vaste bureau de Victor Westlake.
— Les Jamaïcains sont toujours aussi lents. Pas grand-chose à ajouter. Baldwin est arrivé tard vendredi soir à bord d'un jet affrété auprès d'une compagnie de Raleigh, un bien bel avion actuellement saisi par les douanes jamaïcaines et qui ne peut retourner aux États-Unis. Aucun signe de Baldwin. Son ami Nathaniel Coley a essayé d'entrer là-bas avec un faux passeport et il est maintenant sous les verrous, tout comme l'appareil.
— Il est en prison ? s'enquit Westlake en se mordillant l'ongle du pouce.
— Oui, monsieur. C'est tout ce que je peux obtenir pour l'instant. Je ne sais pas quand il risque de sortir. J'essaie d'obtenir de la police qu'elle vérifie les registres hôteliers pour trouver Baldwin, mais elle se fait prier. Ce n'est pas un fugitif et elle n'aime pas trop prendre les gérants d'hôtel à rebrousse-poil. Et puis c'était le week-end, etc.
— Trouvez Baldwin.
— J'essaie, monsieur.
— Qu'est-ce qu'il mijote ?
Fox secoua la tête.
— Cela n'a aucun sens. Pourquoi brûler tout ce fric dans un jet privé ? Pourquoi voyager avec quelqu'un qui se sert d'un faux passeport ? Qui diable est ce Nathaniel Coley ? Nous avons effectué des recherches en Virginie et en Virginie-Occidentale sans trouver aucune correspondance possible. Peut-être que Coley est un de ses bons copains qui ne pouvait se procurer de passeport, alors ils ont peut-être essayé d'embobiner les douanes pour s'amuser quelques jours au soleil.
— Cela fait beaucoup de peut-être.
— En effet, monsieur.
— Continuez de creuser et informez-moi par e-mail.
— Oui, monsieur.
— Je suppose qu'il a laissé sa voiture à l'aéroport de Roanoke.
— En effet, sur le parking du terminal de l'aviation générale. Les mêmes plaques de Floride. Nous l'avons découverte samedi matin et nous la maintenons sous surveillance.
— Bien. Trouvez-le, et c'est tout, vu ?
— Et si nous le trouvons ?
— Vous le suivez et vous essayez de comprendre ce qu'il fabrique, un point c'est tout.
Devant notre café et notre or, nous planifions notre journée sans nous attarder. À 9 heures, Vanessa restitue la clef à la réception et rend la chambre. Nous nous embrassons, elle sort du parking et je la suis, en veillant à ne pas trop coller le pare-chocs arrière de son Accord. Derrière ce pare-chocs, caché au fond du coffre, il y a la moitié de l'or. L'autre moitié est dans le coffre de ma Chevrolet Impala de location. Nous nous séparons à l'échangeur ; elle part vers le nord et je vais au sud. Elle me fait signe dans le rétroviseur ; je me demande si je la reverrai.
Je me prépare à un long trajet, un grand gobelet de café à portée de la main, et je me répète qu'il faut user du temps avec sagesse. Pas de rêvasseries stupides ; pas de vagabondage mental ; pas de fantasmes sur quoi faire de tout cet argent. Quantité de questions se bousculent – à laquelle dois-je accorder la priorité ? Quand la police trouvera-t-elle le pick-up de Nathan ? Quand vais-je appeler Rashford Watley pour lui donner instruction de transmettre à Nathan le message que les choses se déroulent comme prévu ? Combien de boîtes de cigares entreront dans les coffres de la banque que j'ai loués voilà un mois ? Quelle quantité d'or dois-je essayer de vendre pour réunir des espèces ? Comment vais-je attirer l'attention de Victor Westlake et de Stanley Mumphrey, le procureur de Roanoke ? Et, surtout, comment sortirons-nous cet or du pays, et combien de temps cela pourrait-il prendre ?
Mes pensées me ramènent à mon père, ce vieil Henry, qui n'a plus eu aucun contact avec son fils cadet depuis plus de quatre mois. Je suis sûr qu'il est dégoûté que je me sois fait expulser de Frostburg et renvoyer à Fort Wayne. Je suis certain que notre absence de correspondance le laisse perplexe. Il appelle sans doute mon frère, Marcus, à Washington, et ma sœur, Ruby, en Californie, pour voir s'ils ont appris quoi que ce soit. Je me demande si Henry n'est pas déjà arrière-grand-père, grâce au délinquant de fils de Marcus et à sa petite amie de quatorze ans, ou si elle s'est fait avorter.
Réflexion faite, peut-être ma famille ne me manque-t-elle pas autant que je me l'imagine. Ce serait sympa de voir mon père, mais je ne crois pas qu'il approuverait mon changement d'apparence. La vérité, c'est qu'il y a de fortes chances pour que je ne les revoie plus jamais. Selon les lubies du gouvernement américain et les machinations auxquelles il se livrera, je pourrais demeurer un homme libre ou me transformer en fugitif pour le reste de mon existence. Quoi qu'il en soit, j'aurai l'or.
Les kilomètres défilent, je m'en tiens à la vitesse autorisée, tout en essayant d'éviter de me faire emboutir par les grands semi-remorques, et je ne peux m'empêcher de penser à Bo. Je suis sorti de prison depuis quatre mois, maintenant, et tous les jours j'ai réprimé mon envie impérieuse de m'appesantir sur mon fils. Il est trop douloureux de penser que je risque de ne plus jamais le revoir, pourtant, les semaines passant, j'ai fini par me résoudre à cette réalité. Renouer avec lui, ce serait un premier pas de géant sur la route de la normalité, sauf que ma vie, à partir de maintenant, sera tout sauf normale. Nous ne pourrons plus jamais vivre ensemble sous le même toit, comme un père et son fils, et je ne vois aucun avantage à ce que Bo sache subitement que je suis de retour dans les parages et que j'aimerais bien déguster une glace avec lui deux fois par mois. Pourquoi devrais-je débarquer dans son univers et tout bouleverser, moi qui suis pratiquement un inconnu (et qui en ai certainement l'air) ? Une fois que j'aurais convaincu Bo que je suis réellement son père, comment raviverais-je une relation morte depuis cinq ans ?
Pour mettre un terme à ces tourments, je tâche de me concentrer sur les prochaines heures, puis sur les prochains jours. Des étapes cruciales m'attendent, et le moindre raté pourrait me coûter une fortune. Peut-être même me valoir un retour à la case prison.
Je m'arrête prendre de l'essence puis à un distributeur de sandwiches, près de Savannah. Deux heures et demie plus tard, je suis à Neptune Beach, mon ancien repaire temporaire. Dans un magasin de fournitures de bureau je m'achète une sacoche, épaisse et lourde, puis je me rends sur un parking public réservé à la plage. Il ne comporte pas de caméras de surveillance et aucun piéton n'y traîne. Je retire du coffre deux boîtes de cigares, que je range dans la serviette. Elles pèsent à peu près neuf kilos, et, alors que je fais le tour de la voiture, je m'aperçois que c'est trop lourd. Je retire l'une des deux boîtes et je la remets dans le coffre.
Quatre rues plus loin, je me gare devant la First Coast Trust et je me dirige vers la porte principale d'un pas nonchalant. Le thermomètre numérique du panneau d'affichage rotatif de la banque indique trente-cinq degrés. La serviette pèse à chaque pas de plus en plus lourd, et j'ai du mal à me comporter comme si elle ne contenait que des documents. Quatre kilos et demi, ce n'est pas très lourd, mais c'est beaucoup trop pour une sacoche, quelle que soit sa taille. Chacun de mes pas est désormais filmé en vidéo, et la dernière chose dont j'aie envie, c'est une image de moi entrant dans la banque d'un pas maladroit en trimballant une serviette trop pesante. Je m'inquiète pour Vanessa et les efforts qu'elle doit consentir, lestée d'un tel poids, afin d'accéder aux coffres loués à Richmond.
Si lourd que ce soit, je ne peux réprimer un sourire en découvrant le poids stupéfiant de l'or pur.
À l'intérieur, j'attends patiemment que la responsable de la salle des coffres en ait terminé avec un autre client. Quand c'est mon tour, je lui remets mon permis de conduire de Floride et je signe de mon nom. Elle compare mon visage et mon écriture, approuve et me précède jusqu'à la salle des coffres. Elle insère sa clef dans mon compartiment, puis j'insère la mienne. Les déclics sont parfaits et le caisson s'extrait du compartiment. Je l'emporte dans un étroit cabinet privé avant de refermer la porte derrière moi. L'employée attend à l'extérieur.
Le caisson mesure quinze centimètres de large, quinze de haut et quarante-cinq centimètres de long ; c'était le plus grand disponible quand je l'ai loué il y a un mois, pour une durée d'un an. Je place la boîte à cigares à l'intérieur. Vanessa et moi avons étiqueté sur chaque boîte son nombre exact de lingots. Celle-ci en contient trente-trois, soit à peu près l'équivalent de cinq cent soixante mille dollars. Je ferme la boîte, je l'admire, je tue quelques minutes de mon temps, puis j'ouvre la porte et je fais signe à l'employée. Rester distante, sans entretenir le moindre soupçon, fait partie de son métier, et elle s'y prend fort bien. Je suppose qu'elle en a vu d'autres.
Vingt minutes plus tard, je suis dans la salle des coffres d'une agence de la Jacksonville Savings Bank. Cette salle est plus vaste, les coffres plus petits, l'employé plus suspicieux, mais tout le reste est identique. Derrière une porte verrouillée, je place délicatement une autre pile de lingots dans le caisson. Trente-deux superbes lingotins pour une valeur supérieure à un demi-million de dollars.
Dans la troisième et dernière banque, à moins de huit cents mètres de la première, j'effectue le dernier dépôt de la journée, puis je passe une heure à chercher un motel où je puisse me garer juste devant ma chambre.
Dans une galerie marchande à la sortie ouest de Richmond, Vanessa flâne au milieu des allées d'un grand magasin de luxe, jusqu'à ce qu'elle trouve le rayon des accessoires pour dames. Elle a beau se comporter avec calme, elle est sur les nerfs : sa Honda Accord est restée sans surveillance sur le parking, exposée au vol ou au vandalisme. Elle choisit une grande besace en cuir rouge extrêmement chic. Son créateur est connu, et l'objet attirera sans doute les regards des employées des banques. Elle paie en liquide.
Deux semaines plus tôt, Max – elle l'avait longtemps connu sous le nom de Malcolm, mais elle préférait son nouveau nom – lui avait donné instruction de louer trois coffres. Elle avait soigneusement choisi les banques autour de Richmond, rempli les formulaires, s'était soumise aux contrôles et avait acquitté les droits de location. Ensuite, toujours selon les instructions de Max, elle s'était rendue à deux reprises dans chacune de ces banques pour y effectuer un dépôt de papiers inutiles.
À présent les employés de la salle des coffres la reconnaissent, ils se fient à elle et ne manifestent pas la moindre suspicion quand elle se présente avec un nouveau sac à tomber à la renverse en demandant l'accès aux coffres.
En moins d'une heure et demie, elle a déposé plus d'un million et demi de dollars en lieu sûr.
Elle retourne à son appartement pour la première fois depuis plus d'une semaine, et se gare à une place qu'elle puisse voir depuis sa fenêtre, au deuxième étage. La résidence se situe dans un joli quartier de la ville, près de l'université de Richmond, et, de manière générale, le coin est sûr. Elle vit ici depuis deux ans et n'a pas souvenir d'une seule voiture volée ou d'un seul cambriolage. Néanmoins, elle ne court aucun risque. Elle inspecte les portières et les vitres, pour vérifier qu'il n'y a aucun moyen d'ouvrir. Elle se douche, se change puis repart.
Quatre heures plus tard, elle est de retour et, dans l'obscurité, elle charge le magot dans son appartement avec une lenteur méthodique. Elle le cache sous son lit et dort dessus, le Glock sur la table de nuit, toutes les portes verrouillées à double tour, bloquées par une chaise.
Elle sommeille vaguement, et, à l'aube, elle boit un café à petites gorgées sur le sofa du coin salon, en regardant la météo sur une chaîne câblée locale. La pendule semble s'être arrêtée. Elle adorerait dormir encore un peu, mais son esprit ne permettra pas à son corps de capituler. Et même si elle a aussi perdu l'appétit, elle se force à avaler un peu de cottage cheese. Toutes les dix minutes à peu près, elle va à la fenêtre et vérifie le parking. Les banlieusards du petit matin partent par vagues – 7 h 30, 7 h 45, 8 heures. La banque n'ouvre pas avant 9 heures. Elle prend une longue douche, s'habille comme si elle allait au tribunal, remplit un sac et le descend à la voiture. Au cours des vingt minutes suivantes, elle sort trois boîtes de cigares de sous le lit et les charge dans la voiture. Celles-là, elle les déposera dans les mêmes trois coffres qu'elle a visités la veille.
Le grand débat qui fait rage dans sa tête, c'est de savoir si les trois boîtes restantes seront plus en sûreté dans le coffre de sa voiture ou dans son appartement, sous le lit. Elle décide de jouer sur les deux tableaux : elle en laisse deux chez elle et emporte la troisième.
Elle m'annonce la nouvelle au téléphone : elle a effectué son sixième et dernier dépôt ce matin, à présent elle se dirige vers Roanoke pour aller voir l'avocat. J'ai une ou deux étapes d'avance sur elle. J'ai fait un peu plus tôt les dépôts dans mes trois banques, et maintenant je roule vers Miami. Nous avons mis en lieu sûr trois cent quatre-vingts des cinq cent soixante-dix lingots. C'est rassurant, pourtant la pression reste entière : si les circonstances s'y prêtent, et même si elles ne s'y prêtent pas, les fédéraux peuvent saisir n'importe quels biens. Et ils le feront. Il nous faut donc éviter tout risque. Nous devons sortir cet or du pays.
Je me fonde sur l'hypothèse que les fédéraux ne savent pas que nous travaillons ensemble, Vanessa et moi. Et également sur l'hypothèse qu'il leur reste encore à établir le lien entre Nathan Cooley et moi. Je bâtis beaucoup d'hypothèses, et je n'ai aucun moyen de savoir si elles sont justes.