41.

Dans un bureau de tabac en plein centre de St. John's, je tombe sur un objet dont la vision me saisit, puis me tire un sourire. C'est une boîte de Lavos, un cigare fabriqué à la main au Honduras et qui coûte deux fois plus cher aux États-Unis. Le module torpedo, long de dix centimètres, se vend cinq dollars à Antigua et dix dans un bureau de tabac du centre de Roanoke, chez Vandy's Smokes. C'était là que le juge Fawcett s'achetait régulièrement sa marque préférée. Sur le fond de quatre des quatorze boîtes de Lavos que nous avons mises en lieu sûr dans des banques sont collées des étiquettes blanches au nom de Vandy's, avec un numéro de téléphone et une adresse.

J'achète vingt Lavos modules torpedo. J'admire la boîte : elle est en bois, pas en carton, et le nom est gravé, à la main apparemment, sur le couvercle. Le juge Fawcett avait l'habitude de se laisser flotter sur le lac Higgins dans son canoë, en lâchant des bouffées de ses Lavos, en pêchant ou en savourant la solitude. Évidemment, il conservait les boîtes vides.

Les paquebots de croisière n'étant pas encore arrivés, le centre de la ville est paisible. Des commerçants sont installés à l'ombre devant leur boutique, à bavarder et à rigoler dans leur anglais si châtié, si séduisant, un peu chantant. Je flâne d'échoppe en échoppe, et j'oublie le temps. Je suis passé de l'existence carcérale déshumanisante et abrutissante à la chasse effrénée d'un tueur et de son butin, puis à ceci – la paix languissante de la vie insulaire. Je préfère cette dernière, pour des raisons évidentes, mais aussi parce que c'est le moment présent, et mon avenir. Max est un nouvel être avec une nouvelle vie, et il se déleste peu à peu de tout ce qui l'encombrait.

Je m'achète quelques vêtements, des shorts et des T-shirts, des trucs de plage, puis je pousse jusqu'à ma banque, la Royal Bank for the East Caribbean, où je flirte avec la jeune mignonne qui tient l'accueil. Elle me dirige vers la file d'attente, et je finis par me présenter à l'employée de la salle des coffres. Elle examine mon passeport, puis elle me conduit dans les profondeurs de l'agence. Lors de ma première visite, neuf semaines plus tôt, j'ai loué deux des plus grands coffres disponibles. Seul en face d'eux, j'y dépose un peu d'espèces et des papiers sans valeur ; combien de temps faudra-t-il avant qu'ils ne soient remplis de petits lingots d'or ? En ressortant, je flirte encore, et je promets de revenir bientôt.

Je loue une Coccinelle cabriolet pour un mois, je rabats la capote, je m'allume un Lavo et j'entame un tour de l'île. Au bout de quelques minutes, j'ai la tête qui tourne. Je ne me rappelle plus quand j'ai fumé un cigare pour la dernière fois, et je ne sais pas trop pourquoi j'en fume un, là, maintenant. Le Lavo est court et noir, il est fort, et il en a l'air, en plus. Je le jette par la fenêtre et je roule.

 

FedEx remporte la course. Le premier colis arrive le lundi vers midi, alors que j'arpente nerveusement les allées de Sugar Cove. Miss Robinson, la dame agréable qui gère le bureau de la résidence, connaît désormais la version complète de ma petite fiction. Je suis un auteur-réalisateur venu pour les trois prochains mois s'enterrer dans l'une de ses résidences, où je vais trimer avec la dernière énergie afin de terminer un roman et un scénario. Mes associés, eux, sont déjà en train de tourner les premières scènes. Bla-bla-bla. C'est pour cette raison que je dois récupérer une vingtaine de paquets urgents venus de Miami : manuscrits, notes de recherches, vidéos et matériel. Elle est visiblement impressionnée.

J'attends avec impatience le jour où je pourrai cesser de mentir.

Une fois à l'intérieur de mon appartement, j'ouvre les boîtes. Un coffret de backgammon contient deux lingots ; une boîte à outils, quatre ; un roman grand format, un ; un autre jeu de backgammon, deux – un total de neuf lingotins auxquels personne n'a touché, apparemment, sur le trajet de Miami à Antigua. Je m'interroge souvent sur leur histoire. Qui a extrait cet or de la terre ? Sur quel continent ? Qui l'a fondu et estampé ? Comment est-il entré aux États-Unis ? Je sais pourtant que ces questions demeureront éternellement sans réponse.

Je retourne illico à St. John's, à la Royal Bank of East Caribbean, et je mets les précieux lingots en lieu sûr.

 

Mon deuxième e-mail à MM. Westlake et Mumphrey est ainsi formulé :

 

Salut, les gars,

 

C'est encore moi. Vous devriez avoir honte de n'avoir pas répondu à mon e-mail d'il y a deux jours. Si vous avez envie de retrouver le tueur du juge Fawcett, vous allez devoir apprendre à mieux communiquer. Je ne vais pas lâcher l'affaire.

Je parierai que votre réaction première sera d'inventer de toutes pièces un acte d'accusation bidon pour vous en prendre à Quinn Rucker et à moi. Vous ne pourrez pas vous en empêcher parce que vous êtes des fédéraux : c'est dans votre nature. Qu'est-ce qui, dans notre système judiciaire, peut bien pousser des types comme vous à sans cesse vouloir remplir les prisons ? C'est lamentable, franchement. J'ai rencontré des dizaines de braves types, en prison ; des hommes qui ne feraient de mal à personne, en tout cas pas physiquement, et des hommes qui ne joueraient plus jamais au con... pourtant, à cause de vous, ils purgent de longues peines et leurs vies sont réduites à néant.

Mais je m'égare.

Oubliez un nouvel acte d'accusation : les charges ne tiendront pas – il est vrai que, dans le passé, cela ne vous a pas ralentis. Il n'existe aucune section de notre vaste Code fédéral que vous pourriez utiliser contre moi.

Surtout, vous ne pouvez pas m'attraper. Faites une bêtise, n'importe laquelle, et je disparais de nouveau. Je ne retournerai pas en prison, jamais.

J'ai joint à cet e-mail quatre photographies en couleur. Les trois premières montrent la même boîte de cigares, une boîte en bois marron foncé, fabriquée à la main quelque part au Honduras. Dans cette boîte, un ouvrier a soigneusement placé vingt Lavos, un cigare fort, noir, capiteux, à l'extrémité conique. La boîte a été expédiée chez un importateur de Miami et, de là, elle a été livrée chez Vandy's Smokes, dans le centre de Roanoke, où elle a été achetée par le très honorable Raymond Fawcett. À l'évidence, le juge Fawcett a fumé des Lavos durant de nombreuses années, et il a conservé les boîtes vides. Vous en avez peut-être retrouvé quelques-unes lorsque vous avez fouillé son bungalow après les meurtres. Mon petit doigt me dit que, si vous interrogez le propriétaire de Vandy's, vous apprendrez qu'il connaissait bien le juge Fawcett et ses goûts assez peu communs en matière de cigares.

La première photo vous montre la boîte telle qu'elle est visible en magasin. C'est un carré de dix sur dix presque parfait – assez inhabituel pour une boîte de cigares. La deuxième photo est un cliché pris sous un angle latéral. Le troisième montre le fond de la boîte, où apparaît clairement l'étiquette blanche de Vandy's Smokes.

Cette boîte a été sortie du coffre du juge Fawcett peu après son exécution. Elle est désormais en ma possession. Je vous la donnerais bien, mais les empreintes digitales du tueur sont presque certainement dessus, et je serais navré de vous gâcher la surprise.

La quatrième photo est la raison pour laquelle nous sommes tous concernés. Elle montre trois lingots d'or de dix onces chacun, de parfaits mini-lingots sans la moindre trace de numérotation ou d'identification (j'y reviendrai plus tard). Ces vaillants petits soldats étaient rangés, à raison de trente par boîte à cigares, dans le coffre du juge.

Donc, voilà un mystère résolu. Pourquoi a-t-il été assassiné ? Parce que quelqu'un savait qu'il possédait un magot en or.

Le grand mystère, en revanche, continue de vous obséder : le tueur est encore là, quelque part. Au bout de six mois d'agitation, de faux pas, à cavaler partout en pure perte, à vous essouffler, à vous pavaner et à mentir, vous N'AVEZ PAS L'OMBRE D'UNE PISTE !

Allons, les gars, laissez tomber ! Passons un marché et classons le dossier.

Bien amicalement,

Malcolm.

 

Victor Westlake annula une fois encore un dîner avec son épouse et à 19 heures, ce vendredi, il entra dans le bureau de son patron, le directeur du FBI, M. George McTavey. Deux adjoints de McTavey restèrent pour prendre des notes et chercher des dossiers. Ils se réunirent autour d'une longue table, tous épuisés après une semaine interminable de plus.

McTavey avait été pleinement informé, et il était donc inutile de revenir en arrière. Il commença par sa formule fétiche :

— Y a-t-il quelque chose que je ne sache pas ?

Cette question était toujours prévisible, et chacun avait intérêt à y répondre avec sincérité.

— Oui, lui répondit Westlake.

— J'écoute.

— La hausse en flèche des cours de l'or a créé une demande énorme pour le métal jaune, ce qui ouvre la porte à toutes sortes d'escroqueries. Tous les prêteurs sur gages du pays sont devenus des courtiers en or, alors vous imaginez les saletés qui peuvent s'acheter et se vendre. L'an dernier, nous avons conduit à New York une enquête impliquant plusieurs courtiers ayant pignon sur rue qui fondaient de l'or pour en faire un alliage, avant de l'écouler comme s'il était totalement pur. Pas d'inculpations pour l'instant, mais l'affaire n'est pas close. Au milieu de tout cela, l'un de nos indicateurs qui travaillait pour un marchand a mis la main sur un petit lingot de dix onces sans la moindre marque d'identification. De l'or pur à plus de quatre-vingt-dix neuf pour cent – du beau matériel, vraiment, et à un prix inhabituel. Il a fouiné et il a fini par découvrir qu'un dénommé Ray Fawcett venait de temps en temps vendre quelques lingots identiques à un prix légèrement décoté, contre des espèces, naturellement. Nous avons une vidéo de Fawcett dans sa boutique de la 47e Rue ; elle date de décembre dernier, deux mois avant le meurtre. Apparemment, Fawcett se rendait à New York, en voiture, deux fois par an ; il y effectuait sa transaction et rentrait à Roanoke avec un sac de billets. Nous n'avons pas l'historique dans son entier, néanmoins, sur la base de ce que nous avons vu, il semble qu'il ait vendu à New York pour au moins six cent mille dollars en or au cours des quatre dernières années. Il n'y a rien d'illégal là-dedans – à supposer, évidemment, que Fawcett ait été le propriétaire légitime de cet or.

— Intéressant, mais... ?

— J'ai montré la photo des lingots transmise par Bannister à notre indicateur. Pour citer ses propres termes, ces lingots sont identiques. Bannister détient cet or. Combien, nous n'avons aucun moyen de le savoir. La boîte à cigares correspond. L'or correspond. À supposer qu'il ait reçu cet or du tueur, alors ce dernier connaît certainement la vérité.

— Et votre théorie serait ?

— Malcolm Bannister et Quinn Rucker étaient détenus ensemble à Frostburg. Nous ignorions à quel point ces deux-là étaient proches l'un de l'autre. L'un des deux était au courant pour Fawcett et ce tas d'or, et ils ont planifié leur racket. Rucker sort de prison, entre en désintoxication pour se forger un alibi, et ils attendent que le tueur frappe. Celui-ci s'exécute et, subitement, le plan de Rucker et de Bannister devient opérationnel. Bannister dénonce Rucker ; celui-ci nous livre des aveux bidon qui conduisent à une inculpation immédiate ; Bannister est libéré. Une fois dehors, il se place sous la protection des témoins, s'y soustrait, retrouve le tueur par un moyen ou un autre, ainsi que l'or.

— Ne serait-il pas obligé de tuer le tueur pour empocher l'or ?

Westlake n'en avait pas la moindre idée. Il haussa les épaules.

— Peut-être, peut-être pas. Bannister veut l'immunité, et nous misons sur le fait qu'il va également exiger l'élargissement de Rucker au titre de l'article 35. Quinn a encore cinq années à purger de sa peine initiale, plus quelques compléments d'incarcération suite à son évasion. Si vous étiez Bannister, pourquoi ne tenteriez-vous pas de faire sortir votre copain ? Si le tueur est mort, l'article 35 risque de ne pas s'appliquer au cas de Quinn Rucker. Je ne sais pas. Nos juristes sont en bas, et ils se creusent la tête.

— C'est déjà une source de réconfort, ironisa McTavey. Quel serait l'inconvénient d'un accord avec Bannister ?

— Nous avons déjà traité avec lui, et il nous a menti.

— D'accord, mais qu'a-t-il à gagner à mentir, maintenant ?

— Rien. Il a l'or.

Le visage soucieux de McTavey prit soudain une expression joviale. Il lâcha un petit rire en levant les mains.

— Magnifique, brillant, j'adore ! Il faut l'embaucher, ce type, parce qu'il est bien plus malin que nous. Quelle sacrée paire de couilles ! Il fait inculper son bon copain de meurtre avec préméditation – le meurtre d'un juge fédéral ! – et il sait depuis le début qu'il va réussir à tout dénouer et à le faire libérer. Vous voulez rire ? Nous allons tous passer pour une bande d'idiots.

L'aspect comique de l'affaire n'échappait pas non plus à Westlake. Il sourit et secoua la tête avec incrédulité. McTavey reprit :

— Il ne ment pas, Vic, parce qu'il n'en a pas besoin. Les mensonges, c'était important avant, lors de la première phase, mais pas maintenant. Maintenant, c'est l'heure de vérité, et Bannister la connaît, la vérité.

Westlake acquiesça.

— Alors, quel sera notre plan ?

— Où est le procureur, dans ce dossier ? Comment s'appelle-t-il ?

— Mumphrey. Il réclame une autre inculpation à cor et à cri.

— Sait-il tout ?

— Bien sûr que non. Il ignore que nous savons que Fawcett vendait de l'or à New York.

— Je prends un brunch avec le ministre de la Justice dans la matinée. Je lui expliquerai ce que nous fabriquons puis j'en informerai Mumphrey. Je suggère que vous rencontriez Bannister, tous les deux, dès que possible, et que vous éclaircissiez ce qui reste inexpliqué. Je suis vraiment fatigué de ce juge Fawcett, Vic. Vous voyez ce que je veux dire ?

— Oui, monsieur.