42.

Dans le terminal étouffant de l'aéroport international V.C. Bird, j'attends un autre vol qui est retardé, pourtant je ne suis pas contrarié ou inquiet, pas le moins du monde. À présent, c'est mon quatrième jour à Antigua, ma montre est dans un tiroir et je suis à l'heure de l'île. Les changements sont ténus, mais je purge lentement mon organisme des habitudes frénétiques de la vie moderne. Mes mouvements sont plus lents ; mes pensées, plus dépouillées ; mes objectifs, inexistants. Je vis au jour le jour et je pose de temps à autre un œil paresseux sur le lendemain ; à part ça, mec, viens pas me déranger, comme on dit à la Jamaïque.

Vanessa descend d'un pas léger la passerelle du vol de San Juan. Elle a l'air d'un mannequin, avec un chapeau de paille à large bord, des lunettes de créateur, une robe d'été délicieusement courte, et la grâce facile d'une femme qui sait qu'elle est canon. Dix minutes plus tard, nous sommes dans la Coccinelle et j'ai la main sur sa cuisse. Elle m'informe qu'elle a été virée de son boulot pour absentéisme. Et insubordination. Nous rions. Qu'est-ce qu'on en a à fiche ?

Nous allons directement déjeuner au Great Reef Club, sur un promontoire qui surplombe l'océan, d'où la vue est envoûtante. La clientèle est aisée et britannique. Nous sommes les seuls Noirs, à l'exception du personnel. La cuisine est tout juste acceptable, et nous nous promettons d'aller dénicher les bistros locaux où nous pourrons dîner avec de vrais êtres humains. En théorie, nous sommes riches, toutefois il me semble impossible de penser en ces termes. Nous n'avons pas tant envie d'argent que de liberté et de sécurité. Je suppose que nous nous habituerons à une vie meilleure.

Après un plongeon dans l'océan, Vanessa souhaite explorer Antigua. Nous rabattons la capote, nous trouvons une station de radio qui diffuse du reggae et nous filons sur les routes étroites comme deux jeunes amoureux qui sont enfin parvenus à s'évader. En caressant ses jambes et en admirant son sourire, j'ai encore du mal à me rendre compte que nous avons réussi. Je m'étonne de notre chance.

 

Le sommet se tient au Blue Waters Hotel, à la pointe nord-ouest de l'île. J'entre dans le corps de bâtiment principal, de style colonial, et j'accède à la réception, où flotte une brise légère. Deux agents mal fagotés en tenue de touriste sirotent leur soda et tentent de paraître inoffensifs. Un vrai touriste, ici, a une allure paisible et décontractée, alors que le fédéral qui joue les touristes a l'air d'un inadapté social. Je me demande combien d'agents, d'adjoints de procureur, de directeurs adjoints du FBI, etc., réussissent à s'organiser ce genre de voyage dans les îles, épouses comprises – bien sûr – aux frais de l'Oncle Sam. Je franchis des arcades, je passe devant des boiseries couleur pain d'épice et des palissades conduisant à une aile dédiée aux affaires.

Nous nous retrouvons dans une petite suite au deuxième niveau, avec vue sur la plage. Je suis accueilli par Victor Westlake, Stanley Mumphrey et quatre autres messieurs dont je n'essaie même pas de retenir les noms. Disparus les costumes sombres et les cravates sinistres, remplacés par des chemisettes de golf et des bermudas. On a beau être début août, toutes les paires de jambes ou presque présentes dans cette suite n'ont guère vu le soleil de l'été. L'humeur est enjouée ; je n'ai jamais vu autant de sourires lors d'une réunion aussi importante. Ces hommes sont l'élite des combattants du crime, accoutumés à des journées dures et sans une once d'humour, et cette menue distraction, pour eux, c'est le rêve.

Un dernier doute me tenaille : la crainte que ce soit un piège. Il se peut que je sois tombé dans une nasse et que ces garçons soient prêts à me sortir un acte d'accusation, un mandat, un ordre d'extradition et je ne sais quoi d'autre qui pourrait me renvoyer derrière les barreaux. Dans cette éventualité, Vanessa a un plan qui assurera la protection de nos avoirs. Elle est à deux cents mètres, elle attend.

Il n'y a pas de surprises. Nous nous sommes suffisamment parlé au téléphone pour connaître tous les paramètres, et nous nous attelons à la besogne. En mettant le haut-parleur, Mumphrey téléphone à Roanoke, au cabinet de Dusty Shiver, qui représente désormais non seulement Quinn Rucker, mais aussi sa sœur Vanessa et moi. Une fois que Dusty est en ligne, il lance une vanne un peu minable pour dire combien il regrette de ne pas pouvoir s'amuser avec nous à Antigua. Les fédéraux hurlent de rire.

Nous passons d'abord en revue l'accord d'immunité ; en résumé, il stipule que le gouvernement ne nous poursuivra pas – Quinn, Vanessa Young, Denton Rucker (alias Dee Ray) et moi – pour d'éventuels méfaits dans le cadre de l'enquête sur les meurtres du juge Raymond Fawcett et de Naomi Clary. L'accord nécessite quatorze pages, mais la formulation me satisfait. Dusty l'a étudié, lui aussi, et il sollicite deux amendements mineurs de la part du bureau de Mumphrey. Étant juristes, ils sont obligés de chicaner un peu, puis ils finissent par accepter. Le document est révisé, sur place, dans la chambre, puis il est signé et envoyé par e-mail à un magistrat fédéral de permanence, à Roanoke. Une demi-heure plus tard, une copie nous est retournée par e-mail, avec l'accord et la signature du magistrat. Au sens juridique du terme, nous sommes désormais en téflon – on ne peut rien nous coller sur le dos.

La remise en liberté de Quinn Rucker est un peu plus compliquée. L'ordonnance de rejet qui l'exonère de toutes les charges relatives aux meurtres contient quelques propos innocents, insérés là par Mumphrey et ses gars, qui tentent d'atténuer leurs responsabilités. Dusty et moi-même nous opposons à ces formulations, et l'ordonnance corrigée est envoyée par le même canal au magistrat de Roanoke ; il la signe aussitôt.

Vient ensuite la requête, au titre de l'article 35, qui commue la sentence de Quinn et lui rend sa liberté. Elle a été déposée auprès du tribunal fédéral de Washington où il a été condamné pour revente de cocaïne, cependant Quinn est toujours emprisonné à Roanoke. Je répète ce que j'ai déclaré à plusieurs reprises : je ne conclurai pas ma partie de l'accord tant que Quinn n'aura pas été libéré. Point à la ligne. Nous nous étions mis d'accord là-dessus, mais cela requiert l'action coordonnée de plusieurs personnes – et cela sur la base d'instructions qui leur parviennent d'une minuscule nation insulaire connue sous le nom d'Antigua. Le juge qui a condamné Quinn à Washington est de la partie, mais il est retenu au tribunal. Le service des U.S. marshals éprouve le besoin de s'en mêler et insiste pour assurer le transfert de Rucker, le moment venu. Cinq des six juristes de cette petite réunion sont au téléphone tandis que deux tapent à tout-va sur leur clavier d'ordinateur.

Nous nous accordons une pause ; Vic Westlake me prie de le rejoindre pour aller prendre un rafraîchissement. Nous trouvons une table au bord d'une piscine, à l'écart des autres, et nous commandons deux thés glacés. Il feint l'agacement devant tout ce temps perdu, et ainsi de suite. J'imagine qu'il est équipé d'un micro et qu'il veut parler de l'or. Moi, je suis tout sourire, en bon Antiguais bien décontracté, mais mon radar personnel est réglé sur alerte maximum.

— Et si nous avions besoin de votre témoignage au procès ? me demande-t-il, l'air grave.

— Nous en avons discuté longuement, et je croyais que les choses étaient claires.

— Je sais, je sais, pourtant si nous avions besoin de preuves supplémentaires ?

Comme il ne connaît pas encore le nom du tueur et les circonstances du meurtre, cette question est prématurée ; c'est probablement une mise en train, avant la suite.

— Ma réponse est non, d'accord ? J'ai été clair. Je n'ai aucune intention de retourner aux États-Unis. J'envisage sérieusement de renoncer à ma citoyenneté américaine et de devenir un Antiguais à part entière. Si je ne remets plus jamais les pieds sur le sol américain, je mourrai en homme heureux.

— C'est un peu exagéré, ne croyez-vous pas, Max ? me fait-il d'un ton qui ne m'inspire que du mépris. Vous jouissez à présent d'une immunité totale.

— C'est facile à dire pour vous, Vic : vous n'avez jamais purgé une peine d'emprisonnement, comme moi, pour un crime que vous n'avez pas commis. Les fédéraux m'ont arrêté une fois et ont failli détruire ma vie. Cela ne se reproduira pas. J'ai le bonheur d'avoir obtenu une seconde chance et, pour une raison étrange, j'hésite à me soumettre de nouveau à votre juridiction.

Il boit une gorgée de thé et s'essuie la bouche avec une serviette en lin.

— Une seconde chance : mettre les voiles, filer au soleil avec un tas d'or.

Je me contente de le dévisager. Au bout de quelques secondes, il ajoute encore un mot, un peu mal à l'aise.

— Nous n'avons pas discuté de cet or, n'est-ce pas, Max ?

— Non.

— Alors, essayons un peu. De quel droit le gardez-vous ?

Je fixe du regard un bouton de sa chemise, et je déclare clairement :

— Je ne vois pas de quoi vous parlez. Je n'ai pas d'or. Point à la ligne.

— Et les trois lingots de la photo que vous nous avez envoyée par e-mail la semaine dernière ?

— C'est une preuve. En temps utile je vous les ferai parvenir, avec la boîte à cigares de l'autre photo. À mon avis, ces petites pièces à conviction sont couvertes d'empreintes digitales, tant celles de Fawcett que celles du tueur.

— Parfait. La grande question sera donc : où est le reste de cet or ?

— Je l'ignore.

— D'accord. Vous devez convenir, Max, qu'il sera important, pour obtenir la condamnation du tueur, de savoir ce que contenait le coffre du juge Fawcett. Qu'est-ce qui lui a valu d'être assassiné ? À un certain moment, nous devrons tout savoir.

— Vous ne saurez peut-être pas tout. Vous ne saurez jamais tout. Vous aurez amplement assez de preuves pour faire condamner le tueur. Si le gouvernement bâcle cette mise en accusation, ce ne sera plus mon problème.

Encore une gorgée, et encore un regard exaspéré.

— Vous n'avez pas le droit de le garder, Max.

— De garder quoi ?

— L'or.

— Je n'ai pas cet or. Mais, et là je m'exprime de manière hypothétique, dans une situation comme celle-ci, il me semble que ce butin n'appartient à personne. Il n'est certainement pas la propriété du gouvernement. Il n'a pas été soustrait au contribuable. Vous n'avez jamais été en sa possession, à aucun titre. Vous ne l'avez jamais vu et, à l'heure où nous parlons, vous n'avez même pas la certitude qu'il existe. Il n'appartient pas au tueur, qui est aussi un voleur. Il l'a volé à un haut fonctionnaire qui se l'était procuré, je suppose, par corruption. Si vous aviez la possibilité d'identifier la source originelle de cet or, ses propriétaires, si vous tentiez de le leur restituer, plongeraient sous leur bureau ou détaleraient comme des lapins. Cet or est là, quelque part, d'une certaine manière dans les nuages, comme le nuage d'Internet, propriété de personne.

J'agite mollement les mains vers le ciel en achevant cette réponse que j'ai longuement préparée.

Westlake sourit, car nous savons tous deux la vérité. Il a une étincelle dans l'œil, comme s'il avait envie de capituler dans un rire et de me dire : « Sacré bon boulot. » Bien sûr, il n'en fait rien.

Nous regagnons la suite, où l'on nous annonce que le juge, à Washington, est encore occupé par d'autres dossiers plus importants. Je ne vais pas faire salon autour d'une table avec une bande de fédéraux, et je sors donc marcher sur la plage. J'appelle Vanessa, je lui raconte que les choses avancent avec lenteur et, non, je n'ai vu ni menottes ni pistolets. Jusqu'à présent, tout est régulier. Quinn devrait être bientôt libéré. Elle me répond que Dee Ray est au cabinet de Dusty Shiver, où il attend leur frère.

 

Durant sa pause-déjeuner, le juge qui a condamné Quinn à sept ans de réclusion pour trafic de drogue a signé, bien à contrecœur, l'ordonnance de commutation de peine, en application de l'article 35. La veille, il s'est entretenu avec Stanley Mumphrey et son patron, avec George McTavey, et, pour souligner l'importance de ce qu'on lui soumettait là, avec le ministre de la Justice.

Quinn a été immédiatement conduit de la prison de Roanoke au cabinet juridique de Dusty Shiver, où il a serré Dee Ray dans ses bras, avant de se changer en enfilant un jean et un polo. Cent quarante jours après son arrestation en tant que fugitif, à Norfolk, en Virginie, c'est un homme libre.

Il est presque 14 h 30 quand toutes les ordonnances et tous les documents sont dûment signés, examinés et vérifiés. À la dernière minute, je sors de la chambre et j'appelle Dusty. Il m'assure que nous les « tenons à la gorge » : tous les papiers sont en ordre, les droits de chacun sont garantis, toutes les promesses ont été tenues.

— Tu peux commencer à chanter, me dit-il en riant.

 

Six mois après mon arrivée à l'établissement pénitentiaire de Louisville, dans le Kentucky, j'ai accepté de me pencher sur l'affaire d'un dealer de drogue de Cincinnati. Le tribunal avait mal calculé la durée de sa sentence, l'erreur était manifeste, et j'avais introduit une requête pour obtenir la libération immédiate du type, en tenant compte de la peine déjà purgée. C'était l'une des rares occasions où tout avait fonctionné à merveille et, en deux semaines, mon client était chez lui, heureux. Sans surprise, l'information avait couru dans la prison, et on avait aussitôt vanté mes talents de brillant avocat taulard capable d'accomplir des miracles. J'ai été inondé de demandes d'examen de dossiers, pour réaliser chaque fois des miracles similaires, et il a fallu un certain temps avant que la rumeur ne s'éteigne.

Vers cette époque, un type que nous appelions Nattie est entré dans ma vie, dévorant plus de mon temps que je n'avais envie de lui en accorder. C'était un jeune Blanc maigrichon, tombé pour revente de méthadone en Virginie-Occidentale, et il insistait lourdement pour que j'étudie son cas et le fasse sortir d'un claquement de doigts. Je l'aimais bien, Nattie, je me suis donc penché sur ses papiers, et j'ai essayé de le convaincre que, à mon avis, il n'y avait rien à tenter. Il s'est mis à me parler d'une récompense ; au début, il s'agissait de vagues allusions à un paquet d'argent caché quelque part – une partie serait à moi si seulement je le sortais de prison. Il refusait de croire que je sois incapable de l'aider. Au lieu d'affronter la réalité, il a cédé de plus en plus à son propre délire, de plus en plus convaincu que je saurais déceler la faille permettant de le faire libérer. Finalement, il a mentionné un certain nombre de lingots d'or, et j'ai cru qu'il avait perdu la tête. Je l'ai envoyé paître ; alors, pour achever de me convaincre, il m'a raconté toute l'histoire. Il m'a fait jurer le secret et m'a promis la moitié de sa fortune si seulement j'acceptais de l'aider.

Enfant, Nattie était un voleur à la petite semaine déjà accompli, et, à l'adolescence, il était parti à la dérive dans le monde de la méthadone. Il avait pas mal bougé, pour éviter les agents des stups, les recouvrements de créance, les adjoints du shérif munis de mandats, les pères de filles enceintes et les rivaux fumasses d'autres gangs de la méthadone. À plusieurs reprises, il avait essayé de se ranger, pour mieux retomber chaque fois dans une vie de crime. Il voyait l'existence de ses cousins et de ses amis, à la fois toxicos et criminels condamnés, ruinée à cause de la drogue, et il avait vraiment envie de s'en tirer. Il avait un emploi de caissier dans une supérette à la campagne, au fin fond des montagnes, non loin de la petite ville de Ripplemead ; là, il avait été approché par un inconnu qui lui avait proposé dix dollars de l'heure pour une besogne – du travail manuel. Personne dans le magasin n'avait jamais vu cet homme, et personne ne le reverrait. Nattie gagnait cinq dollars de l'heure, payés en espèces, non déclarés, et il avait sauté sur cette occasion de gagner davantage. Après le travail, il avait retrouvé cet inconnu à un endroit convenu d'avance, et il l'avait suivi par un chemin de terre étroit et sinueux jusqu'à un bungalow à la charpente en triangle, niché au flanc d'une colline escarpée, juste au-dessus d'un petit lac. L'inconnu s'était présenté sous son prénom, Ray, rien d'autre ; ce Ray transportait une caisse en bois sur le plateau arrière de son beau pick-up. Il s'était avéré que cette caisse contenait un coffre-fort de plus de deux cents kilos, trop lourd pour que Ray le manipule tout seul. Ils avaient accroché une poulie à une branche d'arbre, y avaient enfilé une corde et avaient réussi à hisser le coffre hors du pick-up, à le déposer sur le sol, puis à le descendre jusqu'au sous-sol du bungalow. C'était un travail fastidieux, éreintant, et il leur avait fallu presque trois heures pour introduire le coffre à l'intérieur. Ray avait payé Nattie en espèces avant de le remercier.

Nattie en avait parlé à son frère, Gene, qui se cachait dans les parages, à deux comtés de là, pour échapper au shérif. Le coffre – et son contenu – avait piqué la curiosité des deux frères, et ils avaient décidé d'investiguer. Après avoir vérifié que Ray avait quitté le bungalow, ils avaient tenté d'y pénétrer ; ils en avaient été empêchés par de lourdes portes en chêne, des vitres anti-effraction et de gros pênes dormants. Ils avaient donc simplement démonté tout un châssis de fenêtre au sous-sol. À l'intérieur, ils n'avaient pu localiser le coffre, mais ils avaient réussi à identifier Ray. En fouillant dans des papiers sur une table de travail, ils avaient compris que leur cible était juge fédéral, une grosse légume, à Roanoke. Il y avait même un article de journal sur un procès important impliquant des mines d'uranium en Virginie ; l'honorable Raymond Fawcett était en charge de ce dossier.

Ils étaient allés à Roanoke et ils avaient repéré le tribunal fédéral, où ils avaient suivi deux heures de déposition. Nattie portait des lunettes et une casquette de base-ball, au cas où le juge aurait fini par s'ennuyer et aurait jeté un œil dans la salle d'audience. Le public était nombreux, et Ray n'avait pas une seule fois levé les yeux. Convaincus d'être sur quelque chose qui en valait la peine, les frères étaient retournés au bungalow. Ils étaient de nouveau entrés par la fenêtre du sous-sol, et ils avaient de nouveau cherché le coffre. Il devait être dans ce sous-sol, puisque c'était là que Nattie et le juge l'avaient laissé. Un mur était tapissé de rayonnages remplis d'épais recueils juridiques, et les frères s'étaient convaincus qu'il devait y avoir un logement dissimulé derrière. Ils avaient soigneusement retiré chaque ouvrage et examiné la paroi avant de tout remettre en place. Il leur avait fallu du temps, mais ils avaient fini par trouver un interrupteur qui actionnait une trappe. Une fois qu'elle avait basculé, le coffre était là, au niveau du sol, en attente d'être ouvert.

Cela s'était révélé impossible : il était équipé d'un pavé tactile qui requérait un code d'ouverture. Nattie et Gene avaient bricolé dessus un jour ou deux, sans succès. Ils avaient passé beaucoup de temps au bungalow, en veillant toujours à ne laisser aucune trace.

Un vendredi, Gene s'était rendu au tribunal de Roanoke, où il avait vérifié que se trouvait le juge. Il s'était attardé suffisamment longtemps, l'avait vu lever la séance pour le week-end, ou du moins jusqu'au lundi, 9 heures. Il l'avait suivi à son appartement et l'avait regardé charger dans son pick-up ce qui ressemblait à des sacs d'épicerie, une glacière, plusieurs bouteilles de vin, un sac de sport, deux serviettes bien ventrues et une pile de livres. Ray avait quitté son appartement, seul, et il avait roulé en direction de l'ouest. Gene avait appelé Nattie pour lui indiquer que Ray était en route.

Nattie avait rangé le bungalow, remis la fenêtre du sous-sol en place, balayé les empreintes de rangers dans la terre devant la véranda, et grimpé dans un arbre, à une cinquantaine de mètres de là. Une heure plus tard, le juge Fawcett arrivait, déchargeait son pick-up et s'accordait aussitôt une sieste dans le hamac de la véranda, sous les regards de Nattie et de Gene, qui surveillaient depuis l'épaisse forêt entourant le bungalow. Le lendemain, un samedi, le juge avait tiré son canoë vers le bord de l'eau, y avait placé deux cannes à pêche et des bouteilles d'eau, s'était allumé un cigare, court et noir, et avait poussé son embarcation sur le lac Higgins. Nattie l'avait observé à la jumelle, pendant que Gene démontait la fenêtre. La trappe était ouverte, le coffre visible, mais il était fermé et verrouillé. Pas de chance. Gene était vite ressorti du sous-sol, avait remis la fenêtre en place et battu en retraite au fond des bois.

Les deux frères étaient patients. Ray ignorait qu'on le surveillait, et s'il ajoutait chaque semaine un peu plus à son magot, rien ne pressait. Les deux vendredis suivants, Gene avait guetté les abords du tribunal, mais le juge avait travaillé tard. Un congé officiel approchait, et les frères avaient deviné que le magistrat risquait de partir pour un long week-end. Selon les journaux, le travail au banc des juges était ardu et l'objet de nombreuses controverses ; Raymond Fawcett était sous pression.

Gene et Nattie avaient vu juste : à 14 heures le vendredi, les audiences étaient ajournées jusqu'au mardi matin suivant, 9 heures. Ray avait chargé son pick-up et s'était dirigé vers le lac, seul.

Le bungalow était situé trop en profondeur dans les bois pour être doté de l'électricité ou du gaz ; par conséquent il n'y avait ni climatisation ni chauffage, excepté une grande cheminée. Les aliments et les boissons étaient conservés sur un lit de glace pilée, dans la glacière que Ray apportait et remportait. Quand il avait besoin de lumière, il actionnait un petit générateur au gaz, à l'extérieur, au niveau du sous-sol, et les échos de ce vrombissement sourd, étouffé, résonnaient dans la vallée. En règle générale, dès 21 heures, le magistrat dormait.

Le sous-sol se composait d'une pièce et d'un débarras, un espace peu profond fermé par une petite porte à deux battants. Ray y stockait des affaires apparemment oubliées – vêtements de chasse, bottes, un tas de vieux édredons et de couvertures. Gene avait imaginé y cacher Nattie, des heures si nécessaire, avec l'idée qu'à travers les fentes d'une des portes il serait en mesure de voir le juge ouvrir le coffre. Nattie, avec son mètre soixante et ses soixante-dix kilos, avait une longue habitude des planques dans toutes sortes de fissures et de crevasses, pourtant, il n'était guère emballé à l'idée de passer la nuit dans ce cagibi. Ils révisèrent donc leur plan.

 

Le vendredi précédant le Columbus Day, qui se fête le deuxième lundi d'octobre, le juge Fawcett arriva à son bungalow vers 18 heures, et il prit tout son temps pour décharger son pick-up. Nattie était là, recroquevillé dans le débarras du sous-sol, pratiquement invisible sous les vêtements de chasse, les couvertures et les édredons. Il avait un pistolet dans sa poche, au cas où cela tournerait mal. Gene surveillait depuis les arbres, également armé. Ils étaient à la fois à cran et surexcités.

Ray s'installa, alluma un cigare, et le bungalow entier fut assez vite imprégné d'une odeur capiteuse de tabac. Il prenait son temps, parlait tout seul, fredonnait la même chanson en boucle, puis il finit par descendre une grosse serviette au sous-sol. Nattie, qui respirait à peine, vit le magistrat retirer un manuel juridique d'un rayonnage, actionner l'interrupteur caché et tirer sur la trappe. Il tapa un code sur le pavé numérique pour ouvrir le coffre. Celui-ci était rempli de boîtes à cigares. Fawcett ressortit du réduit pour extraire une autre boîte à cigares de sa serviette. Il s'immobilisa une seconde avant d'en soulever le couvercle et d'en sortir un magnifique petit lingot d'or. Il l'admira, le caressa, puis le remit dans la boîte, qu'il déposa ensuite soigneusement à l'intérieur du coffre-fort. Une autre boîte de cigares suivit, puis il referma promptement la porte, composa le code et rabattit la trappe.

Le cœur de Nattie battait si violemment qu'il craignait de secouer tout le placard, et il s'exhorta au calme. En ressortant, remarquant le jour dans la porte du placard, le juge poussa dessus pour la remettre en place.

Vers 19 heures, il alluma un autre cigare, se servit un verre de vin blanc, et s'installa dans un rocking-chair sur la véranda pour regarder le soleil s'effacer derrière les montagnes. Après la tombée de la nuit, il brancha le générateur et s'affaira à l'intérieur jusqu'à 22 heures, quand il éteignit et se coucha. Une fois le bungalow plongé dans un silence paisible, Gene quitta les bois et il tapa à la porte. « Qui est-ce ? » demanda Ray, furieux. Gene répondit qu'il cherchait son chien. Ray ouvrit et ils se parlèrent à travers la moustiquaire. Gene lui raconta qu'il possédait un bungalow à environ deux kilomètres de là, sur l'autre rive du lac, et que son chien qu'il aimait tant, Yank, avait disparu. Ray, peu aimable, rétorqua qu'il n'avait pas vu de chien aux alentours. Gene le remercia et s'en alla.

De son côté Nattie, dès qu'il entendit cogner à la porte, puis la conversation au-dessus de sa tête, se faufila hors du cagibi et se glissa à l'extérieur. Il ne put bloquer le pêne dormant, et les deux frères imaginèrent le juge, perplexe, devant la porte qui n'était pas correctement fermée. À ce moment-là, ils seraient déjà loin. Le juge aurait beau chercher, il ne trouverait aucun signe d'effraction ; il constaterait que rien ne manquait et il finirait par oublier.

Naturellement, les frères, stupéfiés de ce qu'ils avaient découvert, échafaudèrent des plans pour dévaliser le coffre. Cela supposerait une altercation avec le juge, et sans doute de la violence, cependant ils étaient déterminés à aller de l'avant. Les deux week-ends suivants, le juge resta à Roanoke. Le troisième aussi.

Tout en continuant de surveiller le magistrat, Gene et Nattie, fauchés, retournèrent à leur commerce de méthadone. Avant de pouvoir mettre la main sur l'or du juge, ils furent arrêtés par des agents de la DEA. Gene fut tué, et Nattie se retrouva en prison.

Il attendit cinq ans avant de revenir maîtriser le juge Fawcett, de torturer Naomi Clary, de dévaliser le coffre et de les exécuter tous les deux.

 

— Et qui est ce Nattie, au juste ? demande Westlake.

Les six hommes me dévisagent.

— Il s'appelle Nathan Edward Cooley. Vous le trouverez dans la prison municipale de Montego Bay, en Jamaïque. Prenez votre temps, il n'ira nulle part.

— Serait-il aussi connu sous le nom de Nathaniel Coley, votre ami au faux passeport ?

— C'est lui. Il devrait en prendre pour vingt ans dans une geôle jamaïcaine, il risque donc de vous faciliter la tâche. Mon petit doigt me souffle que Nattie plaidera volontiers coupable afin d'obtenir une peine de perpétuité dans une prison américaine, sans libération anticipée, naturellement – n'importe quoi qui lui permette de sortir de Jamaïque. Proposez-lui un marché, et vous n'aurez même pas à vous donner la peine de lui intenter un procès.

Il y a un long silence tandis qu'ils reprennent tous leur souffle. Finalement, Vic me pose une question :

— Y a-t-il une chose à laquelle vous n'auriez pas pensé ?

— Bien sûr. Mais je préfère ne pas vous en faire part.