43.
Mes talents de conteur les ont subjugués, et, pendant une heure, ils me bombardent de questions. Je leur réponds, laborieusement, puis je commence à me répéter, et cela m'irrite. Fournissez à un quarteron de juristes un luxe de détails éclairant une énigme qui leur a fait perdre le sommeil, et ils ne pourront s'empêcher de vous reposer la même question de cinq façons différentes. La piètre opinion que j'ai de Victor Westlake s'améliore tout de même un peu quand il déclare :
— C'est terminé. La réunion est finie. Je vais au bar.
Je suggère qu'on aille prendre un verre seul à seul, et nous retournons à notre table devant la piscine. Nous commandons des bières que nous engloutissons dès qu'elles arrivent.
— Rien d'autre ? me demande-t-il.
— Si, en fait, il y autre chose. De presque aussi énorme que le meurtre d'un juge fédéral.
— Vous n'en avez pas assez pour la journée ?
— Oh, si ! mais j'ai un dernier petit cadeau de départ.
— J'écoute.
Je bois encore une gorgée dont je savoure le goût.
— Si ma chronologie des événements est exacte, le juge Fawcett recevait de l'or pur en plein milieu du procès de l'uranium. Le plaignant était Armanna Mines, un consortium de sociétés détenant des actifs dans le monde entier. Toutefois, l'associé majoritaire est une entreprise canadienne dont le siège est à Calgary. Cette entreprise possède deux des plus grandes mines d'or d'Amérique du Nord. Les gisements d'uranium de la seule Virginie sont estimés à vingt milliards de dollars. Si un juge fédéral corrompu réclame quelques lingots d'or en échange d'une affaire de vingt milliards, pourquoi ne pas céder ? L'entreprise a offert à Fawcett son gros lot. Et lui, il leur a donné tout ce qu'ils voulaient.
— Quelle quantité d'or ? demande Westlake d'une voix feutrée, comme s'il voulait même éviter de se faire entendre de son micro caché.
— Nous ne le saurons jamais, même si je soupçonne Fawcett d'avoir reçu autour de dix millions en or. Il l'encaissait à intervalles réguliers. Vous avez déjà votre informateur à New York, mais nous ne saurons jamais si le juge n'en avait pas aussi échangé ailleurs, au marché noir. Et nous ne saurons jamais non plus combien d'argent liquide se trouvait dans le coffre quand Nathan a finalement mis la main dessus.
— Nathan nous le dira peut-être.
— En effet, mais n'y comptez pas trop. De toute manière, le décompte total, ce n'est pas le propos. Il s'agit de beaucoup d'argent ou, plutôt, de beaucoup d'or. Pour qu'il circule depuis chez Armanna Mines jusqu'au caveau obscur de l'honorable Raymond Fawcett, il a fallu que quelqu'un fasse office de coursier. Quelqu'un a organisé le marché et effectué les livraisons.
— L'un des avocats ?
— Probablement. Je suis certain qu'Armanna en emploie une dizaine.
— Un indice ?
— Pas le moindre. Néanmoins je suis convaincu qu'un crime a été commis contre la collectivité, avec de graves implications. La Cour suprême des États-Unis statuera sur l'affaire en octobre et, étant donné que la majorité des juges penche en faveur des entreprises, il est probable que le cadeau de Fawcett aux mines d'uranium sera validé. Ce serait une honte, n'est-ce pas, Vic ? Un arrêt d'un tribunal fédéral corrompu confirmé par la Cour suprême. Une énorme compagnie minière qui achète son passage en force, contre la loi, et qui reçoit carte blanche pour dévaster le patrimoine naturel du sud de la Virginie.
— Qu'est-ce que cela peut vous faire ? Vous n'y retournerez pas, du moins c'est ce que vous nous avez dit.
— Mes sentiments n'entrent pas en ligne de compte. Le FBI, lui, devrait s'y intéresser. Si vous lancez une enquête, ce projet industriel pourrait sérieusement dérailler.
— Alors maintenant vous conseillez le FBI sur la conduite de ses affaires ?
— Pas du tout. Cependant n'attendez pas de moi que je me taise. Avez-vous déjà entendu parler d'un journaliste d'investigation nommé Carson Bell ?
Westlake détourne le regard, ses épaules se voûtent.
— Non.
— New York Times. Il a couvert le procès de l'uranium et il a suivi les recours en appel. Moi, je pourrais être une source anonyme incroyable.
— Ne faites pas cela, Max.
— Vous ne pouvez pas m'en empêcher. Si vous n'enquêtez pas sur cette histoire, je suis sûr que M. Bell, lui, ne s'en privera pas. En première page et tout. Un scandale couvert par le FBI.
— Ne faites pas cela. S'il vous plaît. Accordez-nous un peu de temps.
— Vous avez trente jours. Si je n'ai aucune nouvelle de votre enquête, alors j'inviterai M. Bell à passer une semaine sur ma petite île.
Je vide mon verre, le pose brutalement sur la table et me lève.
— Merci pour la bière.
— Vous vous vengez, n'est-ce pas, Max ? Un dernier coup sur la tête du gouvernement.
— Qui vous dit que c'est le dernier ?
Je quitte l'hôtel et je descends la longue allée. Tout au bout, Vanessa fait son apparition au volant de la Coccinelle, et nous détalons sans demander notre reste. Dix minutes plus tard, nous nous garons devant le terminal privé, nous attrapons nos petits bagages et nous retrouvons l'équipage de Maritime Aviation au salon d'accueil. Nos passeports sont contrôlés, et nous pressons le pas vers le même Learjet 35 qui m'a amené à Antigua une semaine plus tôt.
— Tirons-nous d'ici, dis-je au capitaine dès que nous grimpons à bord.
Deux heures et demie plus tard, nous atterrissons à l'aéroport international de Miami alors que le soleil plonge derrière l'horizon. Le Learjet roule vers un bureau des douanes qui gère les entrées des ressortissants américains sur le territoire, puis nous attendons une heure un taxi. À l'intérieur du terminal principal, Vanessa achète un aller simple pour Richmond, via Atlanta, et nous nous embrassons avant de nous séparer. Je lui souhaite bonne chance, et elle fait de même. Je loue une voiture et je trouve un motel.
À 9 heures le lendemain matin, j'attends en face de la Palmetto Trust, et on déverrouille les portes devant moi. Mon bagage à main est muni de roulettes et je le tire dans la salle des coffres. En quelques minutes, je sors cinquante mille dollars en liquide et trois boîtes de cigares Lavos contenant au total quatre-vingt-un lingotins. En ressortant, je n'indique pas à la responsable que je ne reviendrai plus jamais. Le bail de location du coffre expirera dans un an, la banque refera simplement fabriquer une clef et le louera à quelqu'un d'autre.
Un peu englué dans la circulation du début de matinée, je finis par gagner l'Interstate 95, où je presse l'allure en direction du nord en veillant à ne pas me faire arrêter. Jacksonville est à six heures de route. Le réservoir est plein et je prévois de rouler sans un seul arrêt.
Au nord de Fort Lauderdale, Vanessa m'appelle pour m'annoncer la bonne nouvelle : elle a accompli sa mission. Elle a récupéré l'or caché dans son appartement, vidé les trois coffres des banques de Richmond, et se dirige déjà vers Washington, avec un coffre rempli de lingots.
Je suis de nouveau ralenti par des travaux sur la route aux abords de Palm Beach, ce qui contrecarre mes projets pour l'après-midi : à mon arrivée sur les plages de Jacksonville, les banques seront fermées. Je n'ai pas d'autre solution que de ralentir et de suivre la procession des véhicules. Il est plus de 18 heures quand j'arrive à Neptune Beach et, en souvenir d'un passé récent, je descends dans un motel où j'ai déjà dormi. On y accepte les paiements en liquide et je me gare près de ma chambre, au rez-de-chaussée. Je fais rouler mon bagage à l'intérieur et je m'endors avec sur mon lit. Vanessa me réveille à 10 heures. Elle est en sécurité dans l'appartement de Dee Ray, près d'Union Station. Quinn est là-bas, et ce sont de délicieuses retrouvailles. Pour cette phase de l'opération, Dee Ray a rompu avec sa petite amie, qui habitait chez lui, et elle a déménagé. À son avis, on ne peut pas se fier à elle. Elle n'est pas de la famille, et ce n'est sûrement pas la première fille qu'il largue. Je lui transmets ma requête – garder le champagne au frais pendant encore vingt-quatre heures.
Nous – Vanessa, Dee Ray et moi – sommes très réservés à l'idée d'associer à notre opération la femme de Quinn, avec laquelle il est brouillé. Le divorce semble probable et, au point où nous en sommes, il vaut mieux qu'elle ne sache rien.
Une fois encore, je me retrouve à devoir tuer un moment sur le parking d'une banque, la First Coast Trust. À l'ouverture des portes, j'entre avec toute la nonchalance possible en tirant un bagage vide et en faisant un peu de charme aux employées. Une journée ensoleillée comme une autre, en Floride. Seul à l'intérieur de la salle des coffres, dans un box privé, je retire deux boîtes de cigares Lavos et les place délicatement dans ma valise. Quelques minutes plus tard, je me rends en voiture, non loin, dans une agence de la Jacksonville Savings. Une fois que ce coffre-là est vidé, j'effectue une dernière halte dans une agence de la Wells Fargo à Atlantic Beach. À 10 heures, je suis de retour sur l'Interstate 95, en direction de Washington, avec deux cent soixante et une briquettes de métal précieux dans le coffre. Seules les cinq que j'ai vendues à Hassan ont disparu.
Il est presque minuit quand je pénètre dans le centre de Washington. J'effectue un petit détour par First Street en passant devant l'édifice de la Cour suprême et me demandant ce que sera l'issue finale de cette affaire tumultueuse : Armanna Mines contre le Commonwealth de Virginie. L'un des avocats, ou peut-être deux ou trois de ceux impliqués dans le dossier, a souillé le cabinet officiel d'un juge fédéral avec ses pots-de-vin répugnants – pots-de-vin qui sont dans le coffre de ma voiture. Quel périple ! Je suis presque tenté de me garer le long du trottoir, de sortir un lingot et de le balancer à travers l'une de ces fenêtres majestueuses.
La raison finit toutefois par l'emporter. Je contourne Union Station, suis les instructions du GPS en direction d'I Street, puis tourne au coin de Fifth Street. Quand je me gare devant l'immeuble, Quinn Rucker descend les marches d'un pas leste, avec le sourire le plus radieux que j'aie jamais vu. Notre étreinte est longue, gorgée d'émotion.
— Qu'est-ce qui t'a pris autant de temps ? me demande-t-il.
— Je suis venu aussi vite que j'ai pu.
— Je savais que tu viendrais, mon frère. Je n'ai jamais douté de toi.
— Et pourtant, des doutes, il y en a eu, et un paquet.
Nous sommes tous deux sidérés d'avoir réussi à nous en tirer, et, à cet instant, nous sommes submergés par ce que nous avons accompli. Nous nous étreignons de nouveau, nous congratulons sur notre minceur respective. Je lui explique que j'ai hâte de me nourrir à nouveau normalement. Il me dit qu'il est fatigué de jouer les maniaco-dépressifs.
— Je suis sûr que cela t'est venu naturellement, lui dis-je.
Il m'empoigne par les épaules, scrute mon nouveau visage.
— Tu serais presque mignon, maintenant.
Je n'ai jamais eu d'ami plus proche que Quinn Rucker. Les heures que nous avons consacrées, à Frostburg, à échafauder notre plan me font presque l'effet d'un rêve relégué dans un lointain passé. À l'époque, nous y avons cru parce qu'il n'y avait aucun autre motif d'espoir, pourtant, au fond, nous n'avions jamais sérieusement pensé qu'il fonctionnerait. Bras dessus bras dessous, nous entrons dans l'immeuble. J'enlace Vanessa, nous échangeons un baiser, puis je me présente de nouveau à Dee Ray. Je l'ai brièvement rencontré, il y a des années, en salle des visites, à Frostburg, quand il venait voir son frère, mais je n'étais pas sûr que je le reconnaîtrais si je l'avais croisé dans la rue. Peu importe ; nous sommes frères, nos liens ont été scellés par la confiance et par l'or.
La première bouteille de champagne est servie dans des flûtes Waterford – Dee Ray a des goûts de luxe ; nous les buvons d'un trait. Dee Ray et Quinn fourrent un pistolet dans leur poche, et nous descendons en vitesse décharger ma voiture. La fête qui suit paraîtrait peu vraisemblable, même dans un film de fiction.
Le champagne coulant à flots, nous empilons les cinq cent vingt-quatre lingots par rangées de dix au centre du petit salon, puis nous nous asseyons sur des coussins autour de notre trésor. Il est impossible de ne pas rester ébahi, et aucun de nous ne tente de réprimer son fou rire. Comme je suis avocat, et le chef officieux, j'entame la séance de partage en me livrant à quelques calculs simples. Nous avons devant nous cinq cent vingt-quatre lingots ; cinq ont été vendus au vendeur d'or syrien, à Miami, et quarante et un sont désormais en sûreté dans un coffre, à Antigua. Le total soustrait à notre cher ami Nathan était de cinq cent soixante-dix, pour une valeur approximative d'un peu moins de dix millions de dollars. En vertu de notre accord, Dee Ray reçoit cinquante-sept de ces petits lingots chatoyants : ces dix pour cent, il les a gagnés en avançant les espèces avec lesquelles Quinn s'est fait arrêter, en payant les honoraires de Dusty Shiver, en fournissant les quatre kilos de la cocaïne de Nathan, ainsi que le pistolet et l'hydrate de chloral qui m'a servi à l'endormir. Dee Ray est venu chercher Quinn quand il s'est échappé de Frostburg, et il a surveillé la libération de Nathan, pour que nous sachions précisément quand lancer la mécanique. Il a aussi versé le dépôt de vingt mille dollars au centre de désintoxication proche d'Akron où Quinn devait régler ses prétendus problèmes d'addiction à la cocaïne.
Dee Ray est également responsable du yacht. De plus en plus éméché, il me tend la liste détaillée de ses dépenses, y compris le yacht, qu'il arrondit à trois cent mille dollars. Nous partons d'une valeur de mille cinq cents dollars l'once, et lui accordons à l'unanimité dix-huit lingots supplémentaires. Personne n'est d'humeur à pinailler, et quand vous contemplez une fortune pareille, il est facile de se montrer généreux.
À un moment encore indéterminé, dans le futur, les quatre cent quatre-vingt-cinq lingots restants seront distribués à parts égales entre Quinn, Vanessa et moi. Cela n'a pas d'importance pour le moment – l'urgence, c'est de sortir le magot de ce pays. Cela prendra du temps de convertir lentement cet or en liquidités, mais nous ne nous inquiéterons de cela que beaucoup plus tard. Pour l'instant, nous nous contentons de passer ces heures-là à boire, à rire et à raconter chacun notre tour notre version des événements. Quand Vanessa revient sur l'épisode, chez Nathan, où elle s'est mise toute nue pour faire face à ses copains sur le pas de la porte, nous rions à en avoir mal au ventre. Quinn raconte l'entrevue avec Stanley Mumphrey au cours de laquelle il a laissé échapper le fait qu'il savait que Max Baldwin était sorti du programme de protection des témoins et qu'il avait quitté la Floride, et il imite la réaction du procureur, les yeux écarquillés, à cette nouvelle atterrante. Quand je décris mon second rendez-vous avec Hassan, où j'ai dû faire de mon mieux pour compter cent vingt-deux liasses de billets de cent dollars dans un café plein de monde, ils croient que je mens.
Ces récits se poursuivent jusqu'à 3 heures du matin, quand nous sommes trop ivres pour continuer. Dee Ray recouvre l'or d'un édredon et je propose de dormir dans le canapé.