Préface

Le Conte de fées à l’usage des moyennes personnes est-il la première œuvre de Boris Vian fonctionnant intégralement comme œuvre littéraire ? On peut en discuter : il n’y a d’œuvre littéraire que consciente, voulue telle. A cet égard, le Conte – divertissement privé – échappe à la définition. Mais vit-il de sa seule substance, se développe-t-il à l’intérieur de lui-même et de son propre mouvement, qui sont les conditions minimales fixées par Boris au « fait » littéraire ? Alors, la réponse serait peut-être positive ou à la normande : ptetbincoui. Certains indices (tentative de réécriture, illustrations...) laissent soupçonner des velléités de publication, ou d’organisation qui eussent modifié la finalité originelle de cet écrit. Assurément le Conte est de toutes les productions de Boris Vian ces années-là, la première qui se veut gratuite, absolument ludique, en ce sens qu’elle ne répond qu’à elle-même, les scénarios de films légèrement antérieurs ou contemporains du Conte étant écrits à des fins avouées de commercialisation et selon les règles de l’industrie cinématographique, y compris le choix des vedettes, ce qui ne les fit pas pour autant rencontrer les grâces d’un producteur.

 

Le Conte précède, de peu selon nous, Troubles dans les Andains, écrit durant l’hiver 1942-1943, et n’a aucun rapport apparent avec ce qu’allait être Troubles et, venant bientôt, Vercoquin et le Plancton.

Boris Vian ne se tiendra lui-même pour un écrivain, ni avec le Conte, cela va sans dire, ni avec Troubles dans les Andains (ce en quoi il se trompait peut-être), pas même avec Vercoquin et le Plancton (et il excluait J’irai cracher sur vos tombes de la littérature) mais à partir de l’Ecume des Jours.

A son sentiment, l’Ecume aura été son premier roman, l’Automne à Pékin le deuxième et le troisième l’Arrache-Cœur qui a précédé l’Herbe Rouge, quoiqu’édité trois ans après.

 

Circonstances d’écriture du Conte :

 

Michelle, première épouse de Boris Vian, devait subir, au printemps de 1943, une opération de la glande thyroïde ; Boris et les proches multiplièrent les attentions autour de la malade : pour lui faire plaisir, l’orchestre Claude Abadie devint l’orchestre Abadie-Vian et Boris écrivit, afin de la distraire, le Conte de fées à l’usage des moyennes personnes.

 

Le matériel :

 

La version initiale du Conte se présente sous la forme d’un manuscrit de 15 feuillets recto-verso avec sept croquis de Boris Vian en marge. Dans le dossier conservé par Boris Vian, on trouve neuf dessins à la plume et aux crayons de couleur de son ami Bimbo (Alfredo Jabès, son condisciple à l’Ecole Centrale) représentant le Roy, un trolle, le Palefroy à la barre de la pinasse, le Palefroy abattant un arbre, le dieu Kule-Kule, Barthélémy, Joseph, la Fée et la Sorcière à cheval sur son balai, par une nuit que n’éclaire pas une pleine lune épanouie en haut à gauche, en train de survoler un paysage de cimetière. Deux des dessins ici répertoriés (le Palefroy abattant un arbre et Kule-Kule) visaient à illustrer la suite du Conte.

 

La version seconde (ou condensée) est écrite sur quatre feuillets dont trois recto-verso et le quatrième recto seul.

La suite du Conte occupe un feuillet recto-verso sur papier quadrillé ; une illustration, de la main de Boris Vian, montre, à la seconde page, la pinasse fixée à la cime d’un monstrueux cocotier.

 

La version « condensée » du Conte est, en réalité, une version corrigée, poncée, peut-être améliorée mais inachevée. L’examen des manuscrits nous donne la quasi certitude que cette version a été la reprise de la version initiale. Le texte le plus long est donc le texte spontané, jailli au fil de la plume. Il est, dans ses premières pages, écrit à l’encre noire, mais fait apparaître des corrections et surcharges à l’encre bleue qu’on retrouve toutes – sans exception – dans la version « condensée », elle-même écrite de bout en bout à l’encre bleue. On présume que Boris Vian projetait de réécrire la totalité du Conte et qu’il s’était mis au travail aussitôt relu et corrigé le manuscrit premier. Pourquoi cet effort a-t-il tourné court, nous ne savons.

Sans aucun doute, ce qui nous est parvenu de la seconde version montre chez Boris Vian le souci d’écrire dans un style plus soutenu, de supprimer certaines facilités, des traits d’esprit un peu lourds et des calembours à tiroir, mais il en est qui jugeront que ç'eut été se priver du meilleur et peut-être Boris, en définitive, en a-t-il ainsi jugé lui-même.

 

Noël ARNAUD