À Jean Duchesne
Saurons-nous enfin entrer en dialogue pour accomplir la volonté de Dieu ? Cette question n’est ni formelle ni pieuse ; elle ne relève sans doute pas encore de la théologie, mais elle gît au fond de l’âme du croyant fort de sa foi mais faible et inquiet, peut-être même sceptique, au moment d’entrer en dialogue. Sa langue se déliera-t-elle ? Restera-t-il muet ? Quittera-t-il même la table ? Ces questions sont les nôtres. Car le dialogue judéo-chrétien saurait-il nous épargner cette inquiétude et faire taire nos angoisses ? Rien n’est moins sûr ; tout suggère, au contraire, qu’il l’accroît. L’homme venu pour dialoguer hésite, revient sur ses pas, avance quand même, presse enfin Dieu de lui parler et de lui souffler les mots qu’il doit adresser aux hommes. Dieu laisse-t-il l’homme à sa perplexité ? L’abandonne-t-il à son inquiétude ? Cette question revient à celle-ci : Saurons-nous enfin entrer en dialogue pour accomplir la volonté de Dieu ?
Un fait se présente d’abord à notre considération. Non, ce n’est pas pour accomplir la volonté de Dieu que nous sommes, nous, chrétiens et juifs, entrés en dialogue ! Si un jour, nous avons consenti à nous parler, Dieu n’y fut pour rien. Cette décision ne nous fut dictée ni par notre foi, ni par nos clercs, ni par nos textes ; nous cédions seulement à la pression irrésistible des Lumières. Ce sont les Lumières qui nous défendirent le meurtre et, accomplissant une tâche immense, titanesque, nous invitèrent à nous parler, car pour être croyants nous n’en étions pas moins des hommes. C’est encore sous l’effet des Lumières bien plus que de notre foi qu’aujourd’hui bien souvent nous nous parlons. – Mais les Lumières, dira-t-on, furent-elles affranchies de l’Écriture sainte ? Pouvaient-elles naître ailleurs qu’en terre chrétienne ? L’objection tourne à l’humiliation de l’objecteur : s’il a fallu que des déistes, des incroyants, des athées, parfois des impies ou des blasphémateurs, rappellent aux croyants leur devoir de paix, alors les Lumières ont sauvé les Dix Commandements et le Sermon sur la Montagne de la rage fanatique des hommes de foi. Et si notre civilisation peut aujourd’hui se réclamer de « valeurs judéo-chrétiennes », ce n’est point du fait des clercs, mais, paradoxalement, des anticléricaux et des agnostiques. Le message du Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob a été défendu par ceux qui ne croyaient ni en Dieu, ni à Abraham, ni à Isaac, ni à Jacob. Interdisons-nous d’objecter que les Lumières sont l’origine du projet prométhéen de domination du monde par l’homme, de la divinisation de l’homme et par là de tous les crimes et de tous les forfaits accomplis par une humanité oublieuse de Dieu. Car ce ne sont pas les Lumières, leurs excès supposés ou leurs dérives, qui ont engendré la Shoah, mais l’obscurité et l’obscurantisme. Les miradors d’Auschwitz s’élevaient dans un monde assombri où la voix de Kant ne portait plus ; Kant criait, hurlait, mais personne n’écoutait. Grâces soient donc rendues aux Lumières, d’avoir rendu possibles nos rencontres interreligieuses ! Les tragédies les plus terribles du XXe siècle, et notamment la Shoah, achevèrent le travail. Le dialogue suivit l’insoutenable faute de l’avoir prévenu. Rien ne nous eût poussés les uns vers les autres, n’était la profonde culpabilité, que les chrétiens ont courageusement assumée, d’avoir, siècle après siècle, persécuté, martyrisé, crucifié les juifs. Ainsi, les hommes ne sont pas allés les uns vers les autres par amour de Dieu, mais parce que l’humanité s’était défigurée. Et c’est parce que les Lumières étaient passées là que cette défiguration pouvait leur apparaître.
Ce premier constat est de grande conséquence. Il nous accuse. C’est une grande honte pour nos religions que d’avoir remis leur sort à qui les critiquait ; c’est une grande misère et une grande humiliation pour la foi que d’avoir été sauvée par ceux qui, soutenant l’irréductibilité de l’homme à sa foi, incontinent l’en dépouillaient comme d’un manteau ensanglanté venu de la profondeur obscure et criminelle des siècles ! Faisons confession de cette humiliation et redemandons : Saurons-nous enfin entrer en dialogue pour accomplir la volonté de Dieu ? Si cette question se pose, c’est que nous tous qui sommes ici, nous n’accomplissons pas la volonté de Dieu, nous sommes les enfants de Montesquieu et de Voltaire, de Hume et Kant. Confessons-le, confessons-le d’urgence !
Cette question signifie : saurons-nous entrer en dialogue, non pas malgré Dieu, malgré notre foi, mais par elle, en vertu d’elle – non pas en hommes des Lumières, mais en hommes de foi, en croyants ? En ce point, tout optimisme semble détruit par trois ordres de considérations.
Regardons en nous. Si nous étions croyants – je veux dire si nous l’étions vraiment –, qu’y verrions-nous ? Une conviction profonde, que dis-je ? une certitude. Les scientifiques, jadis pourvoyeurs de certitudes, nous ont appris depuis un siècle que la science procède par révision de ses paradigmes, qu’aucune vérité n’est jamais acquise, qu’une thèse vraie n’est qu’une thèse qui n’est pas encore fausse – de là ce grand scepticisme, maladie de notre temps qui laisse assoiffés d’absolus ceux dont le cœur ne saurait se satisfaire des veaux d’or que le capitalisme leur vend. Mais le croyant, lui, plus intimement, plus fondamentalement, à la racine de son être, sent, sait, une vérité. Il n’en sait peut-être qu’une seule, mais celle-là il la sait. Je ne parle pas de ces vérités abstraites, syncrétiques, votées à l’unanimité par les assemblées moribondes. Je parle de ces quelques propositions fondamentales que le croyant éprouve en son cœur comme certaines, mais qu’il ne peut partager qu’avec qui partage sa religion. Le chrétien dira que Jésus est Dieu. Moi le juif, non seulement je ne partagerai pas cette conviction, mais en plus cette proposition me paraîtra, sur le plan de la foi, presque dénuée de sens, car il me faudrait savoir qui est Jésus et comprendre comment il peut être Dieu. C’est ici que les choses se compliquent, car un dialogue authentique exige de se défaire de soi pour se mettre à l’écoute, il requiert de ne pas adhérer totalement à sa propre pensée, de laisser en soi une sorte de vide grâce auquel on peut se représenter ses pensées comme extérieures à soi. Or la foi proteste contre ce scepticisme de principe ! Sans doute d’ailleurs cette protestation est-elle plus vive chez le chrétien que chez le juif, ce dernier étant accoutumé par la pratique du Talmud à éprouver ses convictions comme on éprouve la solidité d’un objet : en le considérant de l’extérieur, en donnant sur lui quelques coups, voire en le jetant en terre pour contrôler sa résistance. Mais enfin, il y a des limites au scepticisme, et nous juifs, je le reconnais, ne savons pas vraiment où les poser ; de là un certain malaise, et une infinie capacité de ruse. Il nous arrive d’abuser du confort que donne la possibilité de faire varier à souhait notre degré d’adhésion à nos propres énoncés ; nous sommes là où nous ne sommes pas et ne sommes pas là où nous sommes ; ce petit jeu nous permet mille tours de passe-passe, mille bottes secrètes, qui nous font paraître comme insaisissables à l’adversaire. Mais ces subtilités n’empêcheront pas que la foi contredise dans son concept cette béance en soi, cette fragilité, qui conduit au dialogue.
Dieu lui-même d’ailleurs semble d’abord l’interdire, et plus singulièrement encore entre chrétiens et juifs. Car à maints égards la foi juive et la foi chrétienne ne sont pas seulement différentes, elles sont incompatibles. Il faut avouer cette incompatibilité, il faut la gloser. Nous devons à notre échange la rigueur de la sincérité – et aucun dialogue ne pourrait s’établir, qui passerait d’abord sous silence la menace d’interruption que fait peser cette incompatibilité principielle. Pour nous juifs, Jésus n’est pas le Messie, Jésus n’est pas Dieu. Pour nous juifs, le christianisme a quelque relent d’idolâtrie, et nous y repérons quelque trait de paganisme. Pour le juif, le chrétien hallucine ; pour le chrétien, le juif s’aveugle. Le conflit est phénoménologique ; il est profond et sans doute irrémédiable. Mais toute la gravité de ce désaccord réside en ce que les deux prétendent parler du vrai et du même Dieu, celui qui a dit à Moïse « Je serai qui je serai ». Quand les Grecs ou les Romains, persécutant les juifs, s’en prenaient à leur foi, ils ne prétendaient pas leur en proposer une autre qui prétendît à la vérité sur le Dieu qu’ils adoraient ; ils proposaient d’autres dieux. Mais chrétiens et juifs tiennent des discours différents et contradictoires sur le même Dieu. Le croyant pourra dès lors être tenté de refuser ne fût-ce que la possibilité du dialogue, au moins pour ne point compromettre la vérité qu’il détient au contact de ce qui ne peut être qu’une erreur. Sur ce point, c’est au chrétien d’avoir l’avantage, car pour lui le judaïsme ne dit pas tant le faux que l’incomplet, l’inaccompli ; à ses yeux, le discours juif est un discours partiel, mais non à proprement parler faux : il n’accédera à sa pleine vérité que repris par une parole qui le fera accéder à son plein accomplissement. Ici, naturellement, le juif proteste que l’intégration de vérités dans une vérité plus haute modifie ces vérités et les fausse. Mais alors, puisque, manifestement et définitivement, l’un des deux témoignages doit être un faux, comment entrer en dialogue pour accomplir la volonté de Dieu ?
Nos textes ne semblent pas nous y inviter davantage. Ouvrez la Bible ou le Coran : que de sang versé ! Nous, croyants, ne le reconnaissons pas assez, nous contentant souvent de jeter un voile pudique sur les passages « délicats » ; notre interlocuteur, qui aura surpris notre geste, fera mine de n’avoir rien vu – et pour cause, il nous imitera. Marché de dupes. Je ne connais aucun texte biblique qui invite les hommes de Dieu à respecter pacifiquement les croyances idolâtres. Sans doute la religion est-elle constitutivement violente parce que la Vérité est une et d’une pièce, qu’elle n’admet point toute cette poussière de menus faits, de tolérance et d’abnégation, qui est le prix de la paix civile et des États policés. Dieu a le verbe haut et ne chuchote point. Requérant des hommes un engagement total, il fait souffler sur les vies humaines un vent si puissant qu’il emporte avec lui toutes les demi-mesures. Et pourquoi, au fond, cette violence nous dérange-t-elle ? Derechef : parce que nous sommes des hommes des Lumières, et que, volens nolens, la violence ne saurait à nos yeux être belle et le crime être de Dieu. Dieu ne peut pas avoir demandé cela – qui est immoral. Dans le temps même que nous condamnons intérieurement Abraham prêt à sacrifier son fils, nous l’érigeons en modèle pour nos enfants. Les Lumières jugent notre foi, Kant en nous combat Abraham, et notre schizophrénie nous institue juge et partie. Admettons donc cette violence ; ne la dissimulons pas à nos propres yeux ; ne craignons pas, entre croyants, de laver notre linge sale en public – car le linge des autres n’est guère plus propre.
Saurons-nous entrer en dialogue pour accomplir la parole de Dieu ? Notre foi s’insurge ; Dieu, parce qu’il est l’Absolu et ne souffre point les compromis et les négociations, semble nous en détourner ; enfin nos textes semblent nous l’interdire. Dès lors, pour simplement entrer en dialogue, nous invoquons silencieusement les hommes des Lumières, nous introduisons en nous quelque scepticisme, de façade ou de cœur, nous professons ce manque intérieur qui nous pousse vers autrui ; nous dés-absolutisons Dieu, nous interprétons sa parole, nous invoquons la différence entre sens propre et sens figuré : nous prétendons porter la parole de Dieu, mais nous ne faisons que mettre dans sa bouche nos mots d’homme des Lumières. Hypocrites que nous sommes ! Alors, je redemande : pouvons-nous entrer en dialogue appelés par Dieu lui-même ? Non pas, je le répète, poussés par l’universalisme philosophique qui nous a convaincus de la dignité de tout homme, mais incités par Dieu, depuis le tréfonds de notre cœur et de nos textes ? Je voudrais donner à cette question quelques coordonnées de sa formulation juive. Puis-je, dois-je, entrer en dialogue avec les chrétiens qui m’y invitent, non pas seulement parce que je suis un homme des Lumières qui ne refuse aucune discussion éclairée, mais parce que je suis juif et que j’entends l’injonction à ce dialogue tel qu’émanée de la Parole de Dieu ? Cette question, je ne m’y déroberai pas, mais elle me fait peur. Et ce sont les juifs qui, pour trois raisons, ont ici la tâche ardue.
Les chrétiens ont en effet dans ce dialogue un immense avantage, puisque les juifs ont leur place dans l’économie chrétienne du salut : point de chrétien sans juifs. Mais il s’est trouvé des juifs avant les chrétiens. Qu’on ne nous dise pas que la constitution du judaïsme s’est opérée parallèlement ou postérieurement à la constitution du christianisme : ce serait méconnaître gravement l’antiquité profonde des juifs, insulter leur ancienneté et le judaïsme même du Christ. Nos racines plongent à l’immémorial « Va pour toi ! » adressé par Dieu à Abraham. Mais la situation du juif, invité aujourd’hui à parler à son frère chrétien, en devient tout à fait inconfortable : le voilà, sommé par le retour du chrétien à ses racines juives, de dire quelque chose du chrétien et de sa foi ! Cette sommation, il ne l’avait pas prévue, rien ne l’en avait prévenu. Toute la difficulté pour les juifs aujourd’hui consiste à répondre à l’interpellation chrétienne, à ne pas faire la sourde oreille.
Le juif peut bien se réjouir que le chrétien renoue avec ses racines juives, il n’en craindra pas moins, comment dire ? : la captation d’héritage. Il est normal, il est triste mais il est normal que le juif se méfie. En un sens, le marcionisme lui convenait mieux. Certes, il avait davantage à en souffrir dans sa chair ; mais n’ayant jamais reconnu le rôle de la foi chrétienne dans l’économie du salut, il posait de lui-même la césure marcionite en refusant entre l’Ancien et le Nouveau Testament une continuité qui aurait menacé ses propres schèmes théologiques d’une réinterprétation à ses yeux fallacieuse. L’instauration récente de cette continuité ne saurait écarter définitivement tout risque d’une réinterprétation de la figure du juif dans des catégories qui lui sont étrangères. N’est-ce pas là la première violence ? Le juif craint son intégration dans un schéma eschatologique auquel il s’obstine de tout son être à demeurer étranger ; en somme, il craint qu’on prétende savoir mieux que lui qui il est. Le risque est d’ailleurs partagé et inhérent à notre dialogue : le juif n’est-il pas tenté, lui aussi, d’interpréter le chrétien au moyen de ses propres catégories juives ? Je ne vois pas de plus grande négation de l’altérité et de la possibilité même du dialogue. Si les juifs et chrétiens s’engagent à renouer ensemble, c’est d’abord sous la condition de laisser chacun se définir soi-même à partir de soi-même. Si les chrétiens opèrent un retour au judaïsme, il faudra qu’ils consentent à laisser les juifs parler d’eux-mêmes depuis leur place ; et si les juifs s’engagent un jour dans la voie d’une théologie dans laquelle les chrétiens pourront trouver une place qui n’est ni contingente ni usurpée, il faudra qu’eux aussi les laissent parler d’eux-mêmes à partir d’eux-mêmes.
Un troisième motif, moins avouable (mais pourquoi me déroberais-je ?), retient parfois le juif sur le chemin du dialogue. Quand un chrétien s’intéresse au judaïsme et trouve des beautés dans l’Ancien Testament, il revient à la source, s’intéresse à lui-même : il ne quitte point le christianisme ; mais qu’un juif ouvre l’Évangile ou éprouve quelque enthousiasme pour un Père de l’Église, il se croira suspect d’infidélité, pensera se compromettre avec des textes dont sa foi n’a nullement besoin, voire qu’elle combat radicalement. Écouter l’interpellation chrétienne, admettre la possibilité d’un enrichissement par la fréquentation ou la proximité d’une parole chrétienne, lui apparaîtra non seulement mettre en péril son intégrité, mais, plus fondamentalement, reconnaître l’incomplétude, l’imperfection de la tradition juive, de l’Ancien Testament et du Talmud. Ce qui est vrai dans le christianisme doit se trouver déjà dans le judaïsme – car nos textes n’admettent aucun manque, aucune lacune. Le juif qui voudra bien entendre la parole chrétienne craindra de reconnaître implicitement la déficience de sa propre tradition, comme si celle-ci ne lui disait pas déjà tout de ce qu’il y a à savoir et à dire, comme s’il voulait, lui, y ajouter quelque chose, y importer des éléments émanant de la terre ennemie, de la source pagano-chrétienne ! Qu’est-ce donc qui manque à la tradition juive pour qu’on aille se nourrir à d’autres sources ?
Aller à la rencontre du chrétien depuis sa propre foi juive : voilà qui semble au juif impossible ou dangereux. Pouvons-nous entrer en dialogue pour accomplir la parole de Dieu ? À cette question, il serait tentant de répondre non, et de rentrer chez soi. Certains, hélas, le font. Contre eux, je voudrais soutenir de toutes mes forces qu’il est possible, nécessaire et même urgent pour un juif de parler en chrétien – et que cette nécessité est proprement juive.
D’abord parce que nul ne peut se dérober à l’invitation au dialogue ; l’interpellation chrétienne est aujourd’hui une mission pour les juifs. On me répondra qu’invitation n’est pas ordre, et qu’une invitation n’engage que celui qui la lance. Je proteste : la parole appartient à celui qui la reçoit, et une dérobade est déjà une réponse. Les juifs devront savoir qu’une abstention est un vote, et qu’à opposer à ce dialogue une fin de non-recevoir, ils seront entendus comme tels. Cette première raison apparaît-elle comme contingente ? Je ne le crois pas ; je dirai même, mais peut-être le chrétien n’admettra point ce langage, qu’une telle interpellation est messianique. Le juif n’est pas invité à parler en dernier ni en dépit de sa misère, mais en vertu de sa grandeur enfin reconnue ; il lui appartient de ne pas entendre cette invitation comme un appel au combat ou d’aller au dialogue comme on va à une table de négociations. Puisqu’elle émane d’un désir de réaliser la volonté de Dieu, elle doit rencontrer chez le juif une approbation sans réserve et sans arrière-pensée. Sans arrière-pensée ne veut pas dire : sans rigueur, mais tout simplement : de bonne foi, corps et âme.
Mais une vérité plus profonde doit presser la conscience juive à entrer dans ce dialogue, vérité que je ne peux formuler sans imprudence (mais ne faut-il pas dire imprudemment une vérité imprudente ?) : qu’il y va dans le christianisme de la parole divine elle-même. Car il ne peut pas être indifférent aux juifs d’être juifs dans un monde païen et dans un monde chrétien : les chrétiens ont certes conquis le monde païen, mais par cette conquête le christianisme ne s’est pas purement et simplement substitué au paganisme. Le chrétien n’est pas idolâtre ! Il est, lui aussi, adorateur du Dieu unique, ce Dieu unique qui s’est révélé à Abraham, Isaac et Jacob. Pour un juif, cette affirmation présente tous les dangers ; elle se situe sur la ligne de crête où se joignent l’incontestable et l’inacceptable – mais c’est un fait : qu’une partie de la Révélation du Sinaï a été remise au christianisme. Le christianisme a hérité de la parole de Dieu. Du reste, le juif le plus obtus ne peut pas à la fois s’insurger contre le détournement de la Bible dont le chrétien se serait rendu coupable et nier qu’il y aille, dans le christianisme, de la Bible elle-même. La question est alors éminemment théologique : pourquoi la Parole de Dieu donnée aux juifs s’est-elle communiquée aux chrétiens ? Qu’est-ce qui, pour le juif et du point de vue du judaïsme, se joue de la parole du vrai Dieu dans la révélation chrétienne ? C’est là, à mes yeux, la question cruciale, dont toutes les autres ne sont que reformulations ou dépendances.
Je n’évoquerai brièvement que deux exemples. L’espérance messianique d’abord. Que Jésus soit pour les chrétiens le Messie, le juif peut-il l’ignorer, se le dissimuler ? Il le devra d’autant moins que la croyance chrétienne lui rappellera que, selon la foi juive, le Messie doit arriver. Mieux : c’est parce que le messianisme était juif que Jésus a pu être considéré comme le Messie. L’interprétation chrétienne de Jésus comme Messie peut bien rencontrer l’hostilité des juifs, elle ne saurait faire oublier que l’eschatologie est d’abord un fait juif. Le juif le plus réfractaire au dialogue interreligieux doit même accorder au chrétien le mérite minimal de lui rappeler, à lui qui serait tenté d’oublier le Messie ou de ne l’invoquer que comme par plaisanterie, l’exigence eschatologique. À rebours d’ailleurs, le refus obstiné du juif de reconnaître le Christ inspirera peut-être au chrétien l’exigence d’une certaine lenteur et d’une certaine patience devant le cours de l’histoire. Le judaïsme souffre d’oubli, le christianisme d’impatience. Mais l’eschatologie ne divise chrétiens et juifs que sur la personne de Jésus, non point en son fond. Sans doute les chrétiens adhèrent-ils plus profondément que certains juifs à l’espérance messianique juive ! Ce paradoxe confirme que la fortune des concepts juifs se trouve à présent, pour une part (mais pour une part seulement), remise au chrétien. Autre exemple : l’universalité. Sans doute l’universalité chrétienne apparaît-elle au judaïsme comme un trop court chemin, émanant du refus d’emprunter la voie étroite de l’élection juive ou en dangereuse surérogation de l’alliance passée entre Dieu et l’humanité en la personne de Noé ; mais au moins cette universalité ne saurait-elle se couper de sa racine juive et de la parole des prophètes. Le chrétien fait entendre l’exigence juive d’universalité à des juifs qui, isolés dans leur élection, risquent parfois d’en perdre le sens. Je n’entends point par là confiner le christianisme à un modeste rôle de memento, mais seulement soutenir qu’à travers des concepts chrétiens, c’est le devenir de concepts juifs qui se joue.
Comparant ainsi les concepts du judaïsme et ceux du christianisme, j’obtiens de l’un à l’autre un écart, une différance : la mélodie n’est pas seulement transposée, elle est tout simplement différente : c’est une autre mélodie. Mais cette différence est une différence du christianisme, non pas seulement avec, mais à partir du judaïsme, qui demeure à la fois le concurrent contemporain et l’origine chronologique. Étrange déphasage temporel que la présence au présent du passé ! Étrange obstination de l’origine ! Ce déphasage, cette obstination, il ne faut pas seulement la décrire, il faut l’interpréter. Que signifie cet écart par rapport au même aux yeux du même ? À supposer (je prends à dessein l’hypothèse la moins charitable) qu’on ne voie dans le christianisme qu’une dénaturation du message juif, comment comprendre, en juif, cette dénaturation ? Quel sens donner à cet écart, à cette dénivellation ? Comment comprendre que la parole de Dieu, donnée et conservée toute aux juifs, ait aussi un destin chrétien ? Cette question est proprement destinale : c’est une question, non pour les chrétiens, mais pour les juifs.
Cette question est grave, et, telle quelle, je ne sache qu’on l’ait souvent formulée. De là vient, je l’avoue, la déception où me jette parfois le dialogue interreligieux – le sentiment que le dialogue est beau et noble, mais qu’il n’est pas entre des religieux, mais entre des hommes qui ne parlent pas depuis leur foi. On n’y parle de la foi qu’à la condition de la considérer comme inessentielle, de la mettre de côté, de l’expulser de nos motivations et de nos comportements, alors qu’elle doit être, par principe pour les chrétiens, par destin pour les juifs, la source même de notre rencontre. Dès lors, on « parle Bible » comme on cause d’art, et, dans une très subtile causerie, des esprits insouciants échangent des « points de vue » comme on échange des impressions devant un Monet ou un Degas. Comme à une soirée de dégustation, on « fait partager », chacun consentant à boire un peu de la coupe tendue par chaque autre. S’il arrive qu’on rapporte chez soi quelque mets qu’on a prisé, c’est avec l’inquiétude de l’avoir peut-être payé trop cher – en monnaie de foi. Combien coûtera à notre foi l’accord momentané ou durable avec la foi de l’autre ? Mais surtout, comme l’on a hésité avant de venir ! Le dialogue inter religieux ayant toutes apparences d’un luxe, rien n’y contraint et rien n’y oblige, voire tout prévient contre lui, et, comme on préfère s’abstenir de fréquenter les grands magasins par peur de « s’y laisser prendre » ou de perdre du temps, on s’abstient. Quelle lâcheté, que ce refus d’affronter le vrai problème, le seul et le plus difficile problème !
Saurons-nous enfin entrer en dialogue pour accomplir la volonté de Dieu ? Nous en sommes là : que le dialogue religieux est peut-être impossible, il n’en est pas moins nécessaire, théologiquement requis. Impossible et pourtant nécessaire. Et c’est cette double qualité qui souvent le perd, le soumet à la menace d’un arasement de son principe (dialogue interreligieux) dans une dilution universaliste qui transformerait une discussion d’hommes croyants en discussion d’amateurs éclairés. Si nous voulons ne pas nous dérober à ce qui nous fait néanmoins obligation, nous avons, nous juifs, à faire un effort de créativité théologique d’une audace inouïe – car la situation est belle et bien inédite. Devrions-nous nous en inquiéter ? En un sens oui. Ces matières sont sérieuses, délicates ; leur feu dévore. Nous y jouons notre âme, notre vie et notre mort. Vous l’avouerai-je ? Il m’arrive de m’en épouvanter.
Cet effroi cède néanmoins à la considération de ceci : que la maturité d’une foi se mesure à sa capacité à affronter les questions qui la troublent, la dérangent ou l’obsèdent. Je ne vois nulle grandeur dans la dissimulation hypocrite des difficultés que je viens de décrire ; au contraire, l’âme incandescente qui les approchera risquera peut-être sa consomption, mais aura compris qu’il n’est de foi que risquée. Une foi qui ne risque rien n’est pas une foi. Et d’abord, la foi se risque elle-même : elle se risque à se perdre, elle frôle sa propre mort, mais elle n’est que d’affronter courageusement le péril de perdition. Répondra-t-on que la foi dissout au contraire les doutes, et que l’homme inquiet n’a point la foi ? Que mes alarmes sont celles d’un homme insuffisamment convaincu et que les lumières de Dieu n’éclairent point encore de toute leur force, qui ne s’est pas tout à fait dépouillé des nippes de l’homme ancien ? Je n’entendrai rien de ces imputations. D’abord parce que, je le répète, cette question n’émerge pas contre ma foi, mais depuis ma foi : c’est mon judaïsme même qui me la pose. Ensuite parce que la Bible entière, et le Talmud, protestent contre une telle conception de la foi : lisant les prophètes, je ne trouve en eux que doute, insatisfaction, certitude toujours ajournée. N’oublions jamais Abraham négociant avec Dieu le salut de Sodome et Gomorrhe, Moïse se dérobant à l’ordre de Dieu ! Quand j’ai dit que la foi était sûre d’elle, je n’ai point dit qu’elle ne vacillait pas : c’est seulement rapportées à cette mâle assurance que ses tergiversations sont un scandale. Mais, l’Évangile nous l’apprend, il faut assumer le scandale. Vivre religieusement, c’est vivre dangereusement. Assumer le poids de questions plus lourdes que soi, ce n’est pas douter de Dieu, c’est s’interdire les voies faciles de la théodicée et de la négation et admettre l’irrécupérable de l’existence dans laquelle Il nous jette.
Il m’apparaît du reste que nos traditions sont assez riches, assez fortes et assez belles pour éteindre nos peurs et alimenter nos efforts, lesquels se voient par là même contrôlés. Mais surtout, surtout, je songe que dans ce dialogue entre juifs et chrétiens, Dieu ne joue pas grand-chose, sinon rien. Dieu survivra à nos erreurs et à nos tentatives. Voilà qui inviterait, je pense, à soustraire nos débats à la gravité ou au pathétique. N’ayons pas peur – et de Dieu même. Nous ne pécherons pas si nous parlons pour la sanctification du Nom. Dieu n’est pas un dé dont le sort dépendra du mouvement de notre main : il survivra à nos théologies erronées. Il ne suffit pas de résigner la peur de nous compromettre – résignons encore celle de Le compromettre. Nos errances ne l’engagent point. Je n’ignore pas, là contre, qu’une très importante tradition de pensée juive, sans doute chrétienne aussi, confie aux hommes le sort de Dieu et que la Révélation elle-même lie le destin du premier à celui des seconds ; belle tradition en vérité, qui, faisant résonner dans l’infini les échos de nos mouvements étroits et incertains, nous appelle à soigner les détails et à ne pas pactiser avec nos faiblesses. Mais je ne vois point là d’objection, ni rien qui incite par trop à la componction. Au contraire ! Qu’aux hommes appartienne le destin de Dieu, quelle belle image pour suggérer de ne point trop dramatiser les enjeux de notre discussion, pour faire descendre Dieu de son piédestal, pour nous assurer de sa bienveillance ou de sa faveur ! Très haut, Dieu échappe à nos misères et aucune de nos pensées ne saurait le heurter, qui émanent d’un cœur pur ; très bas, Dieu est des nôtres, il est parmi nous et toute offense demeurera vénielle. Une histoire hassidique dépeint un pauvre tailleur qui, pour se préparer au jour de Kippour, établissait sur les deux colonnes de son carnet de comptes ses propres mérites et démérites, puis les mérites et démérites de Dieu, et enfin prononçait l’acquittement général aux torts partagés. Sans doute aussi l’Incarnation chrétienne est-elle très proche de cette vérité-là : que Dieu est des nôtres et que son humilité saura souffrir nos blasphèmes involontaires. Je veux croire, chers amis chrétiens, que le Christ ne vous fait pas peur !
Saurons-nous enfin entrer en dialogue pour accomplir la parole de Dieu ? Je le crois : ce dialogue est une nécessité théologique. Il est possible entre hommes de foi, et non seulement entre esprits éclairés. Je rends grâce aux Lumières d’avoir anticipé ce que la foi n’avait encore point donné : la paix. Mais il se joue dans ce dialogue autre chose que la paix civile. C’est dévoyer l’interreligieux, se méprendre sur sa nature, que de lui attribuer la mission éminemment politique de faire régner l’ordre. Le dialogue interreligieux ne peut émerger comme tel que du cœur de notre foi, de nos traditions et de nos textes. Il sera donc inévitablement théologique, et d’une théologie dénuée d’arrière-pensées : nul n’a rien à vendre ni à échanger.
La pente sera dure, la gravir passe mes forces, mais je n’errerai pas si je sais quelle est ma place, quel est mon nom, et que même mes tâtonnements et mes errances seront à la gloire du Très-Haut.