Lorsque j’ai expliqué à quelques amis chrétiens que j’avais été invité à dire mon admiration pour le bouddhisme dans le cadre de vos Conférences de Carême, la plupart d’entre eux ont trouvé cette idée magnifique. Pourtant, l’un de ces amis m’a regardé, perplexe, en me demandant ce que j’allais bien pouvoir dire sur ce sujet. Cette réaction m’a réellement déconcerté ! Mon instinct de non-francophone qui essaie quotidiennement de garder la tête hors de l’eau des difficultés de la langue française, toujours très subtile et compliquée, a été de consulter mon fidèle Larousse des noms communs pour voir si j’avais bien compris le sens du mot admiration. J’y ai lu que l’admiration était le « sentiment de satisfaction, de joie, éprouvé à l’égard de quelque chose ou de quelqu’un qui réalise un certain idéal de grandeur, de noblesse, de beauté, etc. ». J’ai été soulagé de voir que cette définition était très proche de celles que j’avais trouvées dans mes dictionnaires américains pour le mot admiration. Il ne s’agissait donc pas d’un de ces « faux amis » qui m’ont si souvent trompé dans le passé. Mais cela m’a fait réfléchir sur les raisons de la perplexité de mon ami. Je pense vraiment qu’elle ne reflétait pas une attitude négative à l’encontre de la « Voie du Bouddha » mais plutôt un simple manque de contact réel avec cette Voie et avec les personnes qui la suivent, ici et ailleurs.
Dans cette dernière phrase vous avez sans doute remarqué un glissement dans le vocabulaire que j’ai employé pour désigner ce qu’on nomme le bouddhisme1 en Occident. J’ai remplacé ce mot par la « Voie du Bouddha » que les bouddhistes utilisent dans les langues bouddhiques pour parler de leur tradition, et cela depuis toujours, ou presque. C’est nous, en Occident, qui avons transformé cette Voie en un « -isme » (bouddhisme). Ce suffixe a la particularité de former un nom correspondant à une doctrine, un dogme, une idéologie une théorie ou un système. Or le mot bouddhisme a le grand désavantage de donner l’impression qu’il y a une uniformité là où, en réalité, il y a une grande diversité, une diversité tellement dense qu’il n’est pas toujours facile de voir comment tout peut aller ensemble. C’est peut-être pour cela que nous tenons à ce mot « bouddhisme » qui nous permet d’affirmer, par exemple, que les bouddhistes pensent ceci ou cela, quand en réalité certains bouddhistes pensent ceci, d’autres cela, d’autres ceci et cela… et d’autres encore, des choses dont nous n’avons même pas entendu parler en Occident. De plus, ce mot communique mal à quel point cette tradition est une réalité vivante, une réalité qui peut transformer en profondeur la vie de ceux qui décident d’en vivre.
Dire « la Voie du Bouddha » aide donc à éviter nombre de pièges. Elle exprime bien la capacité que possède l’enseignement du Bouddha d’aider le pratiquant à cheminer vers la libération, l’Éveil, l’expérience directe et totale de la plénitude de la vérité. Elle parle de la dynamique de la démarche spirituelle des bouddhistes. En effet, les personnes qui suivent la « Voie du Bouddha » sont toujours en mouvement, même dans les moments de silence et d’immobilité du corps et de l’esprit. C’est ce côté dynamique de la Voie qui a permis à cette tradition de s’adapter aux cultures et aux dispositions intérieures de ceux qui s’y engagent, créant ainsi la diversité que nous avons déjà évoquée. Mais ce qui fait l’unité de cette Voie, une unité qu’il ne faut jamais confondre avec l’uniformité, c’est la véritable conversion qu’elle exige de tous ceux qui veulent la suivre sérieusement. Cette conversion, radicale, consiste à passer d’une manière de se comporter et de penser qui est fondamentalement égocentrique à une manière de se comporter et de penser qui ne l’est plus du tout.
Si je fais cette distinction entre le bouddhisme et la Voie du Bouddha, c’est pour que vous compreniez bien que, lorsque je dis que j’admire le bouddhisme (il faut toujours commencer par les mots qu’on emploie habituellement) je suis en train, en fait, de dire que j’admire cette Voie du Bouddha, avec ses exigences spirituelles, éthiques, intellectuelles, etc., et que je l’admire telle qu’elle est vécue par des bouddhistes qui vivent dans des milieux socio-culturels de pays aussi différents les uns des autres que la Birmanie, la Thaïlande, le Sri Lanka, le Laos, la Chine, le Japon, la Corée, le Vietnam et le Tibet, par exemple, mais aussi les États-Unis, la France et bien d’autres pays d’Occident… sans oublier l’Afrique !
Je pense qu’il est important de souligner ici, dans cette cathédrale, que le terme de Voie aide à mieux répondre à ceux qui pensent que le bouddhisme est une philosophie, une sagesse, un art de vivre… et surtout pas une religion. En tant que Voie, il est infiniment plus que tout cela, y compris la religion. Les mots des langues bouddhiques que nous traduisons par Voie sont très riches de sens, et pas seulement pour les bouddhistes. Nous nous satisferons ici de quelques considérations sur le mot chinois dao, lequel consiste en un seul caractère, qui se prononce dô en japonais dans les mots qui sont composés de deux caractères sino-japonais, ou michi quand le caractère est seul. Tout cela est beaucoup plus simple que cela n’en a l’air. Nous sommes tous un peu comme Monsieur Jourdain, c’est-à-dire que nous employons ce mot très souvent sans le savoir. Si vous, vos amis, vos enfants pratiquez le judô, le kendô, le karate-dô, le kyû-dô ou encore l’art floral ou la cérémonie du thé, vous savez déjà un peu ce qu’est un dô, ce qu’est le dao. En fait, quand on traduit ces termes, on découvre qu’il s’agit de la « Voie de la souplesse », de la « Voie du sabre », de la « Voie de la main vide », de la « Voie de l’arc »… et nous réalisons que l’art floral est en fait la « Voie des fleurs » (ou kadô) et la cérémonie du thé, la « Voie du thé » (sadô ou chadô). Toutes ces Voies sont un chemin de transformation intérieure et demandent donc l’engagement de la personne tout entière : elles ne sont donc pas de simples sports ou loisirs accessoires. La Voie (dao) est ainsi au cœur même de l’expérience des taoïstes ; elle est très importante également pour les confucéens ; et le mot japonais shintô veut dire la « Voie des kami » (c’est-à-dire la Voie des divinités du Japon).
Ce terme « Voie » est loin d’être inconnu dans notre propre tradition chrétienne. Dans le Nouveau Testament nous trouvons souvent le mot grec hodos que nous traduisons aussi par « Voie » ou « Chemin ». Saint Paul, par exemple, n’a pas dit qu’il avait persécuté ceux qui appartenaient à la religion chrétienne ! Non, il persécutait ceux qui suivaient la « Voie » ou hodos (voir Ac 9, 2) ! Et après sa conversion, devant le gouverneur romain, il affirme ceci : « Je t’avoue pourtant ici : c’est suivant la Voie, qualifiée par eux [le grand prêtre Ananie, les anciens et leur avocat] de parti, que je sers le Dieu de mes pères… (Ac 24, 14). » Et le chrétien ne peut pas oublier que le Christ lui-même disait : « Je suis la Voie (hodos) » (Jn 14, 6). On comprend donc bien pourquoi il est plus fructueux, dans le dialogue entre chrétiens et bouddhistes, d’employer les termes de « Voie du Bouddha » et « Voie du Christ ». En effet, quand bouddhistes et chrétiens font un effort réel pour comprendre vraiment en quoi consiste leur propre Voie et se laissent toucher par la qualité de la vie de ceux qui se lancent de tout leur cœur et de toute leur intelligence sur l’autre Voie, l’admiration vient toute seule.
La Voie du Bouddha, vous le savez sans doute déjà, c’est tout un projet, car il n’est pas facile de se défaire de cette tendance terrible, que nous avons tous, à penser et à agir comme si nous étions le centre du monde. Nous avons vu comment cette Voie a su s’adapter à divers milieux socioculturels à travers les siècles, et cela continue en Occident, et donc en France, aujourd’hui. Mais au sein de chacun de ces milieux socioculturels il y a toutes sortes de gens : des gens forts et des gens faibles ; des gens capables de pratiquer la discipline mentale préconisée par le Bouddha afin de dissiper l’idée illusoire qu’ils font de ce qu’ils sont, et des gens pour qui cette pratique peut sembler quasiment impossible. Il y a des gens qui peuvent vivre selon les préceptes bouddhiques qui vont les aider à changer radicalement leur comportement égocentrique et des gens qui n’arrivent pas, ou pas assez, à le faire ; des gens capables d’étudier les grands textes bouddhiques qui contiennent les paroles du Bouddha ainsi que les très nombreux commentaires sur ces textes, et des gens pour qui ces textes et commentaires restent inaccessibles. Enfin, il y a des gens qui pensent pouvoir avancer sur le chemin en comptant sur leur propre force et des gens qui reconnaissent qu’ils ne parviennent pas à contribuer au déroulement de leur propre libération. Le souci des grands maîtres de répondre aux besoins de toutes ces personnes a donné naissance à de nombreuses écoles dont chacune incarne, pour ainsi dire, toute la dynamique de la Voie du Bouddha.
Je n’ai jamais caché ma profonde admiration pour ce souci que je qualifierai d’« éminemment pastoral » et qui reflète la plus grande compassion, ni mon immense admiration pour toute la pédagogie que les maîtres bouddhistes expérimentés déploient pour aider les gens à avancer sur la Voie, chacun à son propre rythme. Je connais des maîtres qui, conscients des dispositions intérieures de ceux à qui ils parlent, savent magnifiquement dispenser des enseignements qui correspondent à ces dispositions. Aux débutants ou aux faibles, ils ne disent jamais des vérités qui les accableraient ou qui leur seraient incompréhensibles, mais celles qui les aideront à avancer peu à peu à des niveaux de plus en plus profonds de la vérité, avec la confiance qu’un jour ces mêmes personnes feront l’expérience de la vérité plénière qui libère définitivement.
En Asie, cette diversité, liée aux dispositions intérieures des pratiquants, est très visible, peut-être de manière particulière dans les pays du Grand Véhicule – ce qu’Éric Rommeluère appelle, avec justesse et élégance, la Voie de la Grandeur. Cette Voie de la Grandeur se trouve principalement en Chine, au Japon, en Corée et au Tibet, mais elle est très présente ailleurs aussi, y compris dans la plupart des pays occidentaux, et donc en France.
L’une des tendances les plus importantes dans l’Hexagone, principalement dans son expression tibétaine, est ce qu’on appelle le « tantrisme », le « bouddhisme ésotérique » ou le « Véhicule du Diamant », lequel fait partie de la Voie de la Grandeur selon beaucoup de spécialistes. Pour ceux qui suivent la Voie du Bouddha telle qu’elle est vécue dans l’une ou autre des écoles tibétaines, il s’agit de la forme la plus efficace de cette Voie, de l’accomplissement, en quelque sorte, de toutes les autres manières de la vivre. Cette efficacité vient de la qualité des enseignements, des rites, des pratiques de discipline mentale, de la manière d’impliquer l’homme, dans toutes ces dimensions (corps, esprit, pensée, parole), dans son cheminement vers l’Éveil. L’année dernière, j’ai eu la chance de pouvoir visiter les grands sites du pèlerinage sur les pas du Bouddha en Inde et au Népal (le lieu de la naissance du Bouddha), et j’ai admiré la ferveur des bouddhistes tibétains et celle des bouddhistes de tous les autres pays d’Asie. Mais je dois avouer que la manière dont les bouddhistes tibétains ont contribué par leur présence à la renaissance du bouddhisme en Inde m’a beaucoup impressionné.
En France, on trouve également le zen dans lequel il y a une diversité beaucoup plus grande qu’on ne l’imagine habituellement. En effet, à l’intérieur du zen, certains, par exemple, mettent l’accent plutôt sur la pratique de zazen et sur l’importance qu’a cette position assise dans la démarche du pratiquant, tandis que d’autres privilégient les kôan. Ces derniers sont des énigmes qui obligent le pratiquant à sortir de sa manière habituelle de penser car elle l’empêche de faire l’expérience directe de sa nature fondamentale, qui n’est rien moins que la nature de bouddha. Cette manière de vivre la Voie du Bouddha est très différente de son expression tantrique, mais au fond toutes les deux aident les pratiquants à dissiper l’illusion qui leur fait croire et penser qu’ils sont le centre du monde. Or, cette illusion les plonge, eux et leur entourage, dans un comportement qui conduit finalement à la souffrance de tous. Si j’admire le zen aujourd’hui, c’est en grande partie grâce à Éric Rommeluère, car j’ai vu, en le regardant et en l’écoutant, le fruit de cette Voie, et de cela je lui serai toujours reconnaissant. J’ai surtout vu que son expérience du zen ne l’a pas empêché de voir la valeur de bien d’autres écoles de la Voie du Bouddha, et c’est vraiment admirable. Il peut non seulement m’écouter, mais également m’entendre, quand je lui parle de deux autres formes de la Voie du Bouddha qui au Japon sont plus importantes que le zen et que j’apprécie beaucoup : il s’agit d’une part du bouddhisme de la Terre pure et d’autre part de l’ensemble des écoles qui se fondent sur l’enseignement du Sûtra du Lotus. Je les admire parce que les deux s’adressent aux personnes qui placent toute leur foi, soit dans le Bouddha Amida qui a promis d’accueillir toute personne qui se tournerait vers lui avec foi, qui réciterait son nom avec la formule Namu-amida-butsu (Vénération au Bouddha Amida) et qui désirerait renaître dans sa Terre pure, soit dans le Sûtra du Lotus en invoquant le titre de ce Sûtra dans la formule Namu-myôhô-renge-kyô (Vénération au Sûtra du Lotus de la Loi merveilleuse). Ces pratiques sont à la portée de tous et manifestent de manière claire que l’Éveil ne dépend pas de l’effort de l’individu, qui est au contraire porté ou bien par la force du Bouddha Amida et du Vœu qu’il a fait de venir en aide à tous ceux qui lui feraient confiance (et pour l’école la plus importante cette confiance est un don d’Amida), ou bien par la force du Sûtra du Lotus où le Bouddha enseigne que tout être participe de la nature de bouddha.
Si je parle de toutes ces manière de suivre la Voie du Bouddha, c’est simplement parce que j’ai eu la chance de pouvoir rencontrer des bouddhistes de chacune de ces écoles et de pouvoir mener une recherche approfondie sur plusieurs d’entre elles. Et le sentiment que j’ai eu au cours de toutes ces rencontres et de toutes ces études correspond parfaitement bien à la définition que le Larousse des noms communs donne au mot admiration, et que nous avons déjà vu, c’est à-dire à un « sentiment de satisfaction, de joie, éprouvé à l’égard de quelque chose ou de quelqu’un qui réalise un certain idéal de grandeur, de noblesse, de beauté, etc. ». Oui, si c’est cela l’admiration, je peux dire sans hésiter que j’admire la « Voie du Bouddha » et tous ceux qui la suivent.
Pourtant, il me semble qu’il y a certaines difficultés auxquelles les bouddhistes doivent faire face. Je voudrais revenir par exemple à la capacité d’adaptation que la Voie du Bouddha a montrée tout au long de son histoire, et que j’admire. Mais elle ne va pas sans créer quelques difficultés importantes pour la Voie elle-même et pour ceux qui la suivent. Éric Rommeluère connaît bien mieux que moi l’impact que l’arrivée du bouddhisme en Chine a eu non seulement sur ce pays et sur les traditions dites « chinoises », mais aussi sur la cohérence interne de la Voie du Bouddha elle-même. En effet, pour qu’elle soit accueillie dans ce pays il a fallu qu’elle s’adapte à la pensée taoïste et confucéenne. Ainsi, certains termes sanscrits exprimant ce qui est au cœur de l’expérience bouddhique ont été traduits par des termes chinois qui évoquaient plutôt l’expérience taoïste ou confucéenne. Le développement en Chine de la tradition chan (laquelle deviendra le zen au Japon) en est un très bon exemple2. Ce rapprochement avec le taoïsme par la langue, pour ainsi dire, a-t-il éloigné le chan de la cohérence de la Voie du Bouddha telle qu’elle a été vécue en Inde et en Asie centrale ou s’agissait-il simplement du développement le plus naturel possible de cette Voie sur le sol chinois ? Les modifications conséquentes à ce rapprochement sont-elles une atteinte à la pureté de la Voie du Bouddha ou reflètent-elles ce qui doit se passer dans sa maturation naturelle ? Et qui peut décider et trancher sur cette question puisque le Bouddha n’a pas voulu de structures qui pourraient ressembler de près ou de loin à un magistère ?
Dans tous les pays où la Voie du Bouddha s’est implantée à travers l’histoire, elle a rencontré des difficultés analogues. Il est tout à fait normal qu’elle les rencontre aussi en Occident. Par exemple, les bouddhistes en France sont obligés, pour traduire les textes bouddhiques et pour enseigner la Voie du Bouddha, de traduire des mots et des concepts qui n’ont pas d’équivalent en français. Ils puisent souvent dans le vocabulaire chrétien, le vocabulaire de la philosophie occidentale, le vocabulaire psychanalytique, etc., pour trouver des mots qui s’approchent le plus possible des termes bouddhiques. Les mêmes questions qui se sont posées en Chine se posent donc ici aujourd’hui. Cet emprunt de mots, souvent très chargés de sens, et issus de la tradition judéo-chrétienne ou encore de la philosophie occidentale, est-il bon ? Et qu’évoquent ces mots dans les cœurs et dans l’intelligence des Français qui deviennent bouddhistes ou qui s’y intéressent ? En utilisant des mots comme « personne », « épanouissement personnel », « réincarnation », « amour », etc., les bouddhistes ne bousculent-ils pas un peu, voire beaucoup, la cohérence interne de leur tradition ? Mais, d’un autre côté, ne rendent-ils pas service à la Voie en l’élargissant et en la mettant à la portée des Français3 ? Certes, la capacité d’adaptation est très importante, même admirable, mais les bouddhistes ne peuvent pas s’épargner le travail difficile de discernement car le risque de se tromper, et de tromper les autres, est toujours présent.
Une pédagogie parfois ambiguë
Une deuxième difficulté est liée à la pédagogie admirable des maîtres bouddhistes qui savent s’adapter aux dispositions et au niveau de ceux à qui ils parlent. Nous n’avons pas l’habitude de ce type de gradualisme, d’enseignement à doses homéopathique qui en principe sont pourtant très efficaces pour aider le pratiquant à avancer sur la Voie à sa propre vitesse. Mais j’ai souvent rencontré des Français qui pensaient que les enseignements très élémentaires qu’ils avaient entendus exprimaient toute la richesse de la Voie du Bouddha, par exemple, sur la « méditation » (or il faut savoir que ce seul mot est utilisé pour traduire un grand nombre de mots bouddhistes différents en pali, sanscrit, chinois, japonais ou tibétain, et qui désignent des pratiques très différentes les unes des autres). Devant la place que prend ainsi la « méditation », il devient difficile à entendre que la discipline morale et l’étude jouent aussi un rôle essentiel dans la plupart des écoles. Heureusement des responsables bouddhistes et quelques spécialistes de cette tradition, eux-mêmes bouddhistes, réagissent de nos jours à cette situation4.
Enfin, il y a la grande diversité des écoles de la Voie du Bouddha et pour moi, cela montre sa véritable grandeur. Mais j’ai bien peur que beaucoup de bouddhistes en France et ailleurs ne connaissent en général pas d’autres écoles que la leur. Éric Rommeluère est à cet égard une exception, et c’est une des raisons pour lesquelles je l’admire. Je pense parfois que le fait de ne pas être bouddhiste, malgré toutes les limites que cela implique, permet de mieux apprécier cette diversité car on s’intéresse à tout, même si on se spécialise dans seulement deux ou trois de ces écoles. Et pourtant un dialogue authentique sur les fondements mêmes de ces diverses traditions est indispensable aujourd’hui. La Voie du Bouddha, qui insiste sur la conversion menant à sortir d’un comportement centré sur soi (et sur une idée illusoire de la réalité des choses qui va de pair avec ce comportement), a beaucoup à dire à notre monde. Notre société a raison de beaucoup attendre des bouddhistes, mais il faut que, grâce à ce dialogue, ils arrivent à parler en public d’une seule voix sur les grandes questions qui se posent aujourd’hui et qui concernent l’avenir même de l’humanité. Tout en gardant cette précieuse diversité, il serait bon qu’ils arrivent à mieux exprimer ce que tous les bouddhistes partagent, ce qui fait leur unité dans cette diversité. Que cela ne soit pas facile, je le comprends bien, comme tous les chrétiens d’ailleurs, car nous aussi, nous sommes constamment appelés à promouvoir le dialogue entre les diverses Églises de la Voie unique du Christ.
Permettez-moi de terminer en attirant votre attention sur le fait qu’il n’y pas, à ma connaissance, de bouddhistes en France qui aient vraiment étudié la théologie chrétienne et très peu de chrétiens qui ont étudié en profondeur la Voie du Bouddha, et c’est bien regrettable. Deux citations tirées du livre du théologien catholique Romano Guardini (1885-1968), Le Seigneur, permettent de montrer à quel point cette rencontre avec la Voie du Bouddha est essentielle, du point de vue spirituel, pour les chrétiens : « Il n’y a qu’un personnage qui pourrait donner l’idée de le rapprocher de Jésus, c’est le Bouddha. Cet homme constitue un grand mystère. Il vit dans une liberté effrayante, presque surhumaine, cependant qu’il est d’une bonté puissante comme une force cosmique. Peut-être le Bouddha est-il le dernier génie religieux avec lequel le christianisme aura à s’expliquer5. »
Romano Guardini ajoute que le chrétien qui voudrait comprendre le sens de l’enseignement du Bouddha « chrétiennement » devrait : « avoir été parfaitement affranchi par l’amour du Christ et en même temps être uni très respectueusement à cet homme mystérieux du VIe siècle avant Jésus-Christ6 ».
1. Pour une réflexion sur les limites du mot « bouddhisme », voir Éric Rommeluère, Le bouddhisme n’existe pas, Le Seuil, 2011.
2. D’autres écoles de la Voie du Bouddha ont également employé des termes taoïstes, souvent les mêmes que ceux que l’on trouve dans le chan. La tradition de la Terre pure, par exemple, souligne que l’homme arrive à l’Éveil naturellement ou spontanément (le ziran taoïste), c’est-à-dire sans qu’il n’intervienne dans le processus qui permet à la nature de bouddha d’éclore en lui (notion très proche du wuwei ou « non-agir » taoïste).
3. Récemment j’ai travaillé étroitement avec des bouddhistes japonais pour traduire en français une œuvre fondamentale de leur tradition et nous avons trouvés des centaines de mots intraduisibles. Je vous assure que nous avons avancé pas à pas pour chercher des mots qui exprimaient leur expérience, sans la déformer par des mots qui depuis des siècles ont exprimé la nôtre.
4. Sur ces divers dangers, voir Philippe Cornu, Le bouddhisme : une philosophie du bonheur ?, Éditions du Seuil, 2013, passim.
5. Romano Guardini, Le Seigneur, I, éd. Alsatia, Paris, 1945 (l’édition allemande, Der Herr, a été publiée pour la première fois en 1937), p. 346.
6. Ibid., p. 347.