Un exercice de l’humilité

Michel Deneken

L’admiration est cette attitude qui nous fait sortir de nous pour nous laisser émerveiller. Élan spontané, événement non contrôlé, aux conséquences imprévisibles, l’admiration, traduite en mots, devient éloge. Mais la question se pose : lorsqu’il est imposé, un tel exercice peut-il être sincère ? La réponse, négative, semble aller de soi. Mais c’est peut-être là le caractère salutaire de l’exercice imposé. En faire une épreuve de carême, en quelque sorte, un acte d’ascèse bienfaisante. Toutefois, comme praticien de l’œcuménisme, je dois commencer cette tentative d’éloge par un aveu. Parfois, dans ma propre Église, on me regarde avec suspicion, considérant toute parole positive sur une réalité protestante comme le signe inquiétant d’un dangereux attrait : « Et s’il passait de l’autre côté ? », semble-t-on se demander autour de moi. Notamment si je parais découvrir dans l’autre confession des fonctionnements, des solutions plus simples ou plus évangéliques que dans la mienne. Mais, paradoxalement, cette empathie, et souvent cette admiration pour les protestants me font découvrir mieux et davantage les richesses de ma propre famille confessionnelle.

Tout exercice d’admiration commence par un autre, tout aussi difficile, voire plus difficile encore : celui de l’humilité. On peut faire l’éloge d’une personne pour parler surtout de soi. Être humble, c’est, au contraire, porter son regard hors de soi, admirer et reconnaître quelque chose, extérieur à soi, comme digne d’éloge. Le catholique fut perçu pendant des siècles par les enfants de la Réforme comme celui qui était tout à sa rage d’avoir été quitté, dont on s’était libéré à juste raison, et qui a fini par excommunier le père de la Réforme. Le catholique a pu alors prendre la posture qui est celle de l’aîné dans la parabole du fils prodigue, lorsque le cadet a quitté la ferme où tout semblait pourtant si bien se passer. Rompant le pacte implicite du vivre ensemble sous le regard d’un père qui visiblement n’était guère causant, le fils cadet a fait valoir sa liberté. « Liberté » : si je ne m’abuse, ce mot est au cœur de la Réforme. L’expression de cette liberté commence par une révolte.

Fils aîné, j’ai eu sincèrement mal quand le cadet est parti. J’ai souffert du silence, de l’incompréhension, de l’absence de dialogue. Pour moi, le petit ne pouvait être parti que pour de mauvaises raisons. Il fallait changer des choses dans la maison. Oui. Mais tous les deux, si nous nous étions causé, nous serions allés trouver le père pour lui dire que le cadet, sans véritables droits, devait être mieux traité et avoir davantage voix au chapitre, qu’il devait pouvoir tenter ses expériences, être autorisé à se marier, que sais-je encore ? Mais nous avons tous été sourds. Et il est parti. Mais là, l’histoire reste ouverte, et la suite de la parabole ne pourra être semblable à celle de saint Luc. Car, forcément pour le catholique, le fils prodigue, le cadet qui s’en va ne peut être qu’un Luther ou un Calvin, et l’on voit mal ce retour aujourd’hui ! Dans l’encyclique par laquelle, en 1928, il interdisait toute activité œcuménique aux catholiques, le pape Pie XI prenait la posture du père de la parabole. Pour lui, il n’y avait alors d’œcuménisme que par le retour dans le giron de l’Église de ces chrétiens qui, comme le fils prodigue, se sont égarés : « Des fils ont, hélas ! déserté la maison paternelle, laquelle ne s’est point pour cela effondrée et n’a pas péri, soutenue qu’elle était par l’assistance perpétuelle de Dieu. Qu’ils reviennent donc au Père commun, qui oubliera les insultes proférées jadis contre le Siège Apostolique et les recevra avec la plus grande affection1. »

Aujourd’hui, les enfants de Luther et de Calvin ne sont plus ces enfants prodigues ; ils n’ont plus à porter, comme la marque d’infamie d’un péché originel, la rupture consommée par leurs ancêtres dans la foi. D’ailleurs, les fils aînés ont changé aussi. Certains regardent parfois avec envie ces enfants prodigues, capables de vivre leur foi, d’animer leurs instances ecclésiales sans difficultés apparentes, dans le débat permanent et le respect scrupuleux de l’opinion et des diversités de chacun, à nouer des communions.

Dès lors, un autre exercice d’humilité s’impose, qui consiste à considérer les desseins de la Providence et les hasards de la naissance qui m’ont fait naître dans un coin de France où il y a beaucoup de fils et de filles prodigues. Pour beaucoup d’enfants comme moi, la mixité confessionnelle fait partie intégrante du terroir qui les a vus naître. C’est à croire qu’en Alsace-Moselle, Dieu a eu un projet pour nous, en nous faisant cohabiter dès le berceau, tant bien que mal, les uns les autres. Il se crée, forcément, des liens, plus ou moins conscients et avoués. Il y a une humilité inaugurale, indispensable pour un honnête dialogue dans la vérité : il nous faut reconnaître que nous sommes catholiques ou protestants parce que nous sommes nés dans telle famille catholique ou protestante. Rares sont ceux parmi nous qui se sont décidés, un jour de leur vie, pour une autre confession, voire la leur. L’œcuménisme est une affaire de famille. Je ne peux aborder en toute honnêteté le dialogue œcuménique avec un protestant que si je lui reconnais le même attachement, la même passion, à sa famille confessionnelle. L’autre est, comme moi, tout autant que moi, convaincu d’être né dans la bonne famille, la vraie Église.

Dans nos départements d’Alsace-Moselle, la réalité œcuménique appelle immanquablement cette image de la famille. Beaucoup de couples mixtes ont vécu quelque chose de Roméo et Juliette, nés Montaigu et Capulet sans l’avoir demandé. Chacun est né dans une famille sans l’avoir choisi ; il y grandit et les réalités de foi qu’il y vit et dont il veut vivre font partie de ses gènes. Alors tout mariage avec un chrétien d’une autre confession peut être considéré comme un reniement, une trahison. De leur amour rendu impossible en raison de la haine ancestrale des Montaigu et des Capulet, Roméo et Juliette seront les victimes à jamais martyres ; chacun voulut, contre les logiques mortifères de leur clans, aimer l’autre d’un amour total qui va jusqu’à l’amour de son histoire et de sa famille.

Le père J.-M.-R. Tillard, dont toute la vie dominicaine fut un puissant engagement œcuménique, disait faire partie de la « dernière génération de catholiques qui manquent d’humilité2 » ; mais ils ont malgré tout fini par se convertir au dialogue. Ce dialogue entre catholiques et luthériens est pour Tillard « une recherche honnête et pauvre3 ». Sommes-nous désormais suffisamment humbles et pauvres pour oser avancer enfin ? Le carême n’est pas un mauvais temps pour se poser la question. Exercice d’« admiration », disions-nous. Ce mot, vient du latin mirare, « regarder ».

C’est précisément cet exercice auquel les pères du concile Vatican II, emmenés par Jean XXIII, et aussi par l’Esprit saint, se sont livrés. Il leur fallait jeter leur vieilles bésicles cléricales et, comme saint Paul, laisser tomber les écailles que des siècles de cierges brûlés et d’encensoirs agités avaient formées sur leurs yeux ! Ce concile fut le fruit d’un changement de regard sur le monde. Un des fruits remarquables de ce printemps de l’Église fut le décret Unitatis redintegratio (UR), le texte conciliaire qui veut définir les principes catholiques de l’œcuménisme, et porte un regard nouveau sur les autres Églises et communautés ecclésiales. Il opère une révolution au sens astronomique du terme. Désormais les autres confessions chrétiennes sont regardées avec les yeux de la foi, et disons-le, de l’amour ! Pour les protestants, les pères du concile font l’éloge d’une quadruple fidélité : la foi au Christ, l’étude et l’amour de l’Écriture, la sacramentalité du baptême et de l’eucharistie, et la vie en Christ.

Ce regard nouveau provoque chez les pères conciliaires autre chose que la colère des prélats du passé. « Ce nous est une joie, disent-ils, de voir nos frères séparés regarder vers le Christ comme la source et le centre de la communion ecclésiale. Touchés du désir d’union avec le Christ, ils sont poussés de plus en plus à chercher l’unité et à rendre partout témoignage de leur foi parmi les nations » (UR 20).

Ce changement de regard, des catholiques l’avaient déjà opéré bien avant le concile ; certains, comme Yves Congar l’ont d’ailleurs payé cher, par des années de suspicions et d’interdictions romaines. Dès 1938, il plaidait pour ce qu’il appelait « une étude de la sensibilité protestante » : « [désirant] avant tout aider à une compréhension mutuelle, il nous faut faire une place aux éléments qui forment la conscience religieuse concrète, ou, si l’on veut, la sensibilité religieuse de nos frères protestants français. S’il s’agissait seulement du protestantisme comme doctrine, de telles questions ne se poseraient pas ; mais s’il s’agit de comprendre des hommes, un groupement concret de chrétiens, il ne suffit plus d’en étudier les idées, il faut encore considérer leurs sentiments, les goûts et les inclinations de leur conscience, leur manière d’aborder les choses religieuses et de réagir, bref, tout ce qui constitue, en ses éléments les moins idéologiques, la mentalité. Et, d’abord, la sensibilité4. » Ceux qui découvrent par fait de naissance la diversité confessionnelle ne peuvent qu’approuver la démarche de Congar.

Depuis toujours, je n’ai vu autour de moi que des chrétiens sur le mode pluriel. Fortement imprégné de la culture et de la foi de ma tribu catholique alsacienne, j’ai découvert bien sûr en même temps ces « autres petits chrétiens » qui ne vont pas dans la même église que moi, mais dont je connais les coutumes, les mœurs… Ils sont mes voisins de classe, mes copains de récré. Jamais je n’ai été élevé dans le mépris de cette altérité. D’autres enfants sont nés de couples mixtes. Ils ont pu vivre cette pluralité confessionnelle parfois comme une tension, voire une douleur, mais souvent, très souvent, comme une chance, j’ose dire une grâce. On ne dira jamais assez tout ce que l’œcuménisme doit à ces couples mixtes qui ont mis en œuvre dans leurs maisons une petite Église déjà œcuménique, réunissant autour d’une même table parents et enfants dans la différence confessionnelle et l’unité de vie, de foi et de table. Il y a là une présence réelle que Jésus Christ n’a pas besoin de déclarer officiellement aux autorités romaines ou genevoises. On vivait ainsi dans l’à peu près de la connaissance. À l’école nous étions séparés pour le cours de religion, et le dimanche nous n’allions pas à la même église. Mais pour les mariages, les enterrements ou les baptêmes nous allions indifféremment dans une église protestante ou catholique. Le reste du temps nous savions qu’il y avait des différences et nous avions nos clichés, nos stéréotypes, et nos idées reçues. Or tout cela n’a pas été sans conséquences positives dans le travail œcuménique.

Peut-on faire l’éloge du protestantisme ? Je ne sais pas. Mais l’éloge des protestants, oui. On ne fera en tout cas pas l’éloge du protestantisme sans commencer par faire l’éloge de ceux qui l’ont fait. Ici je dois dire que le temps a fait son œuvre, il vient à bout de beaucoup de plaies et de douleurs. Car cet éloge ne peut faire oublier que ces héros, les pères réformateurs, ont occasionné des souffrances au sein de l’Église. Sans laisser de côté les questions et les critiques que par-delà l’espace et le temps il peut adresser à Luther, Jean-Paul II écrit, en 1983, à l’occasion des cinq cents ans de la naissance du Réformateur, comment il voyait chez lui une démarche guidée par le désir du Christ. Il affirme que Luther était marqué par « un profond esprit religieux, animé par la question brûlante du salut éternel5. » À l’occasion du 450e anniversaire de la mort de Luther, en 1996, Jean-Paul II affirme que l’on peut « reconnaître aujourd’hui plus clairement la grande valeur que revêtaient son exigence d’une théologie proche des Saintes Écritures et sa volonté de renouveau spirituel de l’Église6 ». Benoît XVI, lui aussi, considère que Luther a posé la question essentielle : « Ce qui a animé [Luther], c’était la question de Dieu, qui fut la passion profonde et le ressort de sa vie et de son itinéraire tout entier. “Comment puis-je avoir un Dieu miséricordieux ?” Cette question lui pénétrait le cœur et se trouvait derrière chacune de ses recherches théologiques et chaque lutte intérieure. Pour Luther, la théologie n’était pas une question académique, mais la lutte intérieure avec lui-même, et ensuite c’était une lutte par rapport à Dieu et avec Dieu. » Le théologien qu’est Joseph Ratzinger ne peut que se retrouver dans cette quête et ne connaît pas non plus d’autre manière que celle de Luther d’y répondre avec tout son être et tout son engagement d’homme d’Église. Lui, si pudique, se laisse même aller à ce qui est presque une confidence lorsqu’il poursuit : « “Comment puis-je avoir un Dieu miséricordieux ?” Que cette question ait été la force motrice de tout son chemin me touche toujours à nouveau profondément. Qui, en effet, se préoccupe aujourd’hui de cela, même parmi les chrétiens7 ? » Au milieu d’un monde qui ne se pose plus la vraie question, qui est celle de Dieu, Benoît XVI voit en Luther un compagnon de quête.

Avec le concile, l’Église catholique loue l’amour que les enfants de la Réforme portent à l’Écriture. Tout en reconnaissant des divergences quant au lien entre Église et Écriture, elle affirme que « l’amour et la vénération – presque le culte – de nos frères pour les Saintes Écritures les portent à l’étude constante et diligente du texte sacré : l’Évangile “est en effet la force de Dieu opérant le salut pour tout croyant, pour le Juif d’abord et puis pour le Grec” (cf. Rm 1, 16). Invoquant l’Esprit saint, c’est dans les Saintes Écritures mêmes qu’ils cherchent Dieu comme celui qui leur parle dans le Christ qu’avaient annoncé les prophètes et qui est le Verbe de Dieu incarné pour nous. Ils y contemplent la vie du Christ, ainsi que les enseignements et les faits accomplis par le divin Maître pour le salut des hommes, surtout les mystères de sa mort et de sa résurrection » (UR 21). Certains esprits chagrins catholiques font reproche à leur Église de se protestantiser. Je ne sais pas ce qu’ils veulent dire par là, ou plutôt je ne le devine que trop bien. Ce qu’ils considèrent comme une dérive protestante des papes et des évêques depuis le concile, c’est précisément ce que l’Église catholique a retrouvé dans ses racines et qu’elle a découvert comme étant fondamentalement partagé par les Réformés. C’est vrai notamment de la fréquentation assidue de la Sainte Écriture. Le peuple catholique se sent une soif de Parole qui ne se dément pas ; l’aiguillon de la Réforme n’a pas été pour rien dans ce renouveau. Pensons ici à la magnifique aventure de la traduction œcuménique de la Bible.

Le concile salue aussi la dimension baptismale de la foi luthéro-réformée qui a maintenu les deux sacrements du baptême et de l’eucharistie. Il considère cette vie sacramentelle comme une dimension qu’il faut respecter dans les Églises qui l’ont maintenue, comme un ferment d’unité ecclésiale, certes, mais surtout comme le signe d’une vie donnée par la grâce de Dieu. « Par le sacrement de baptême, toutes les fois qu’il est conféré comme il convient selon l’institution du Seigneur et reçu avec les dispositions intérieures requises, l’homme est incorporé vraiment au Christ crucifié et glorifié, il est régénéré pour participer à la vie divine » (UR 22). Les Églises de la Réforme « n’ont pas conservé la substance propre et intégrale du mystère eucharistique, cependant les communautés ecclésiales séparées de nous, lorsqu’elles célèbrent à la sainte Cène le mémorial de la mort et de la résurrection du Seigneur, professent que la vie consiste dans la communion au Christ et attendent son avènement glorieux. Il faut donc que la doctrine sur la Cène du Seigneur, les autres sacrements, le culte et les ministères de l’Église, fasse l’objet du dialogue » (UR 22). Autrement dit, c’est parce que la Cène a continué d’être célébrée dans ces communautés ecclésiales que le dialogue est possible. Dès 1973, Mgr Léon-Arthur Elchinger, évêque de Strasbourg, avait considéré que l’hospitalité eucharistique réciproque pour les couples mixtes devait être rendue possible. S’il fallait trouver la solution dans un accord doctrinal commun, c’eût été un leurre. Sa solution tenait au fait qu’il considérait le couple mixte et la famille qu’il crée comme une communauté stable ; il reconnaissait donc, et ne se privait pas d’en faire l’éloge, la qualité ecclésiale de la vie des membres protestants des familles mixtes. Il ne fut pas suivi par ses frères évêques français, qui pour la plupart n’avaient pas eu la chance d’être nés en Alsace-Moselle…

Le concile se réjouit de ce que « la vie chrétienne de ces frères [protestants] se nourrit de la foi au Christ, elle bénéficie de la grâce du baptême et de l’écoute de la Parole de Dieu. Elle se manifeste dans la prière privée, la méditation biblique, la vie de famille chrétienne, le culte de la communauté rassemblée pour la louange de Dieu. Par ailleurs, leur culte comporte plus d’une fois des éléments remarquables de l’antique liturgie commune » (UR 23).

Le concile Vatican II considère le principe de réforme comme un acquis pour l’Église catholique aujourd’hui, au sens où le père Congar l’entend : le principe de réforme non pas de l’Église, mais dans l’Église, semper reformanda, semper purificanda. On le voit parfaitement mis en œuvre aujourd’hui, non sans tensions ni risques, par le pape François. Lorsque le pape Jean-Paul II demanda à Mère Teresa ce qu’il fallait changer dans l’Église, elle répondit : « Moi ! » Les protestants ont, chevillée au corps, cette vive conscience individuelle. Ce travail incessant n’a d’autre but que de faire toujours mieux corps avec l’Évangile. Si donc chaque Église fait ce travail, nécessairement, il ne peut y avoir qu’un rapprochement. De même quand l’Église catholique reconnaît que le magistère n’est pas au-dessus de l’Écriture mais à son service (Dei Verbum 10), elle peut légitimement interpeller les frères protestants sur la manière de conjoindre pluralité des lectures de l’Écriture et unicité du témoignage. Aucune lecture ne saurait prétendre à l’exclusivité.

Puisque l’éloge des protestants ne va pas sans éloge des Réformateurs, nous pouvons poser cette question en guise de conclusion : Qu’allons-nous célébrer en 2017 ? Officiellement, ce seront les cinq cents ans de la Réformation. Mais cette date est celle de Luther, qui, le 31 octobre 1517, posa l’acte fondateur de la Réforme à Wittenberg. Ce n’est donc pas, en tant que tel, l’anniversaire de la Réformation. L’exercice de commémoration réserve toujours des chausse-trappes pour une hypermnésie identitaire. La fidélité ne consiste pas à ressasser le passé. Être fidèle aux Réformateurs c’est, je crois, considérer, avec la distance critique et le recul historique, toute chose, institution, spiritualité, pastorale, théologie, non en vertu d’une fidélité approximative à Luther, Zwingli ou Calvin, mais à l’aune du « Was Christum treibet » (« ce qui véhicule, promeut le Christ ») de Luther8. Dans certains pays une mode se développe : des couples organisent une fête à l’occasion de leur divorce. 2017 ne pourra être cela… Si les catholiques s’associent aux commémorations de 1517, il ne faut pas que les frères protestants ignorent la dimension douloureuse que cette date peut revêtir, et pas seulement pour les catholiques.

La célébration de la Réformation amène immédiatement la question de l’identité. Parfois la peur de perdre son identité semble prendre le pas sur la quête de la vérité. On a souvent prétexté les conservatismes catholiques romains pour se conforter dans une identité en opposition. Le danger pour l’identité protestante vient-il encore d’une mythique hégémonie catholique ou n’est-il pas aujourd’hui bien plus redoutable de la part des mouvements qui se réclament de la Réforme sans esprit de communion ?

Dans la parabole du fils prodigue, le père dit au fils aîné qui se révolte contre la fête : « il fallait déjà se réjouir ». Et il a raison. Il faut déjà se réjouir de tout le beau chemin œcuménique parcouru. Mais l’avenir appartient aussi à Dieu. Aujourd’hui Roméo et Juliette ne doivent plus mourir ; ils doivent continuer à provoquer leurs familles, qui ripaillent désormais volontiers ensemble, mais qui somnolent peut-être quant à leurs convictions premières. Ils ne comprennent plus que désormais, si proches les uns des autres, il faut encore deux tables pour la communion.

Dans une longue lettre qu’il écrivit le 16 septembre 1542 à l’intention de Gaspard de Heu, maître échevin de la ville de Metz, le plus haut magistrat de la cité lors de son indépendance, le réformateur suisse Guillaume Farel plaide sa cause. Accusé de semer le trouble chez les catholiques de Metz, il justifie son action parce que « la famine de la Parole de Dieu est pire que la peste » et qu’il doit tenir sa promesse sans délai pour répondre à la demande de son peuple9. Quelques semaines plus tard il dut s’enfuir… S’il revenait aujourd’hui, il serait, j’en suis sûr, invité par l’évêque du lieu dans la cathédrale des catholiques pour réveiller en leur cœur la saveur irrésistible de l’Évangile.

Notes

1. Pie XI, Encyclique sur l’unité de la véritable Église, Mortalium Animos, 1928, disponible sur le site Internet du Vatican à l’adresse : http://w2.vatican.va/content/pius-xi/fr/encyclicals/documents/hf_p-xi_enc_19280106_mortalium-animos.html.

2. J.M.R. Tillard, Je crois en dépit de tout. Entretiens avec Francesco Strazzati, Le Cerf, 2001, p. 64.

3. Ibid., p. 32.

4. « Pour une étude de la sensibilité protestante », in La Vie intellectuelle, 10 mars 1938, p. 5-12, cf. Yves Congar, Chrétiens en dialogue. Contributions catholiques à l’œcuménisme, Le Cerf, 1964.

5. Traduction française, « Lettre au cardinal Jan Willebrands », La Documentation catholique, 4 décembre 1983, n° 1863.

6. Traduction française, La Documentation catholique, 21 juillet 1996, p. 2142.

7. Benoît XVI, « Discours aux représentants du Conseil de l’Église évangélique en Allemagne », le 23 septembre 2011, consultable sur site Internet du Vatican : http://www.vatican.va/holy_father/benedict_xvi/speeches/2011/september/documents/hf_ben-xvi_spe_20110923_evangelical-church-erfurt_fr.html.

8. WA DB 7, 384, 26.

9. Olivier Labarthe, Reinhard Bodenmann, Françoise Briegel (sous la direction de), Guillaume Farel, Traités messins, tome I, Librairie Droz, 2009, p. 10, et annexe 13.