Passeurs de frontières

Élisabeth Parmentier

L’exercice de l’éloge de l’autre est un apprentissage du bilinguisme, une posture aux frontières. Les gens de la frontière s’y exercent, car il leur faut être bilingues et biculturels. Ils éprouvent la perméabilité et la relativité des identités ; ils ne connaissent pas seulement la langue de l’« autre », ils en distinguent les accents, ils en connaissent l’imaginaire, ils en saisissent la cohérence comme les évolutions. Ils s’emparent volontiers des expressions les plus savoureuses pour les recréer dans leur propre discours.

C’est un tel vécu de bilinguisme qui caractérise les œcuménistes et les partisans du dialogue entre religions et cultures : penser avec le cœur et l’esprit de l’autre, sans pour autant s’y épuiser. Mais ces gens aux frontières, aux seuils entre confessions et religions, sont d’office suspects sur les deux bords : soupçonnés dans leur propre pays de pactiser avec les « autres », et suspects de l’autre côté, en tant qu’étrangers, de ne pas être sérieusement fréquentables.

Et pourtant, victorieuses des frontières, de nouvelles relations se tissent. Sans qu’elles ne constituent une trahison, car la posture aux frontières dit l’ancrage qui demeure, tout en tendant le corps vers l’ouverture de l’horizon. Ce n’est qu’en se risquant hors les murs que s’élargit le regard qui peut « embrasser » l’autre, voire le « reconnaître » (maître mot de l’œcuménisme !) comme frère/sœur dans toute sa différence, et discerner l’autre Église comme lieu où l’Évangile est vécu et célébré (aussi !) dans toute sa richesse.

Avec cette posture du bilinguisme, ce qui impressionne immédiatement la protestante, et ceci toujours à nouveau, c’est la relation d’amour d’un(e) catholique avec son Église. Même en toute lucidité, après des déceptions, des perplexités, des désaccords, le/la croyant(e) catholique reste fidèlement attaché(e) à son Église. Même à distance, même avec colère, même devenu(e) membre d’une autre Église, il/elle ne peut renier ce qui l’attache profondément à la tradition de ses origines.

Le grand théologien contemporain, le cardinal Walter Kasper, commence d’ailleurs ainsi son tout dernier livre, écrit, comme il le dit, pour témoigner de cette « beauté » de l’Église : « Ce qui est demeuré surtout, c’est l’amour de l’Église. Par là, je n’entends pas une Église quelconque, mais l’Église catholique concrète dans laquelle, pour moi, l’Église de Jésus Christ est présente pour toujours de façon concrète, et qui doit néanmoins se renouveler sur le chemin de la purification et de la sanctification pour être perçue plus clairement comme Église catholique, comme Église de Jésus Christ et comme Église pour les hommes. Elle est, comme n’ont cessé de le dire déjà les Pères de l’Église, noire, mais belle (Ct 1,5). Malgré toutes ses rides et tous ses défauts (Ep 5, 27), elle est belle1. »

L’Église catholique romaine est considérée lucidement dans son clair-obscur : « Noire, mais pourtant belle », pourtant capable de demeurer nouvelle et de communiquer aux générations à venir « ce dont elles ont le plus besoin : l’espérance à partir de la foi2 ». Mais qu’est-ce qui fait ainsi tenir les catholiques si fermement dans l’espérance ?

L’Église – Communion des saints

Cet amour pour l’Église dessine en creux une différence dans la spiritualité : la protestante vient à Jésus Christ dans la solitude de la responsabilité individuelle qui se tient face au Sauveur. L’Église est certes dans son dos, mais davantage comme un mouvement qui lui insuffle la fierté de l’engagement pour l’Évangile. L’Église, encore « mère des croyants » pour les Réformateurs, n’exhale pas tant dans l’esprit protestant contemporain une chaleur familiale qu’une franche convivialité, une fraternité d’amitié et d’adoption. Ce n’est pas une proximité des personnes qui partagent un même foyer dont la mère est l’âme et le cœur, auprès de qui l’on ira confesser des erreurs ou ses soucis, mais une connivence d’esprit et d’engagement.

Il manque aux protestants la conscience de la présence spirituelle de tout un peuple à leurs côtés : la communion des saints ! En critiquant le concept de saints comme modèles idéaux aux dons spectaculaires, les Réformateurs n’avaient certainement pas tort. Les mérites particuliers accordés à certains élus ne peuvent relever que de la grâce de Dieu et non de la décision du clergé. Mais cette critique radicale a aussi vidé le ciel de toute présence en dehors de la Trinité ! Alors que par ailleurs l’Église catholique a su garder vive la conviction que Jésus Christ est à rencontrer non comme un sauveur solitaire mais en compagnie de ses disciples de tous les temps, pas seulement des Douze les plus fameux ! Le/la catholique n’est jamais seul(e) avec sa faible foi, il/elle se sait chaudement environné(e) de l’Église jusqu’aux extrémités de la terre, tout comme aussi de l’Église auprès de Dieu… et ce jusqu’à implorer sa prière. Comment serait-il/elle découragé(e) si tant de fidèles veillent sur lui/elle et avec lui/elle, jour et nuit, dans une prière ininterrompue ? Comment serait-il/elle dans un deuil absolu en ayant perdu ses aimés s’il/si elle les retrouve dans chaque eucharistie ? Voilà qui relève de l’évidence dans une spiritualité catholique, nourrie par les cathédrales, les images et sculptures, là où les protestants se tiennent dans des espaces dépouillés, aux murs blancs où seuls des versets bibliques tracent leur itinéraire, avec la croix et la Bible ouverte pour seuls symboles.

La communion des saints est pour moi l’un des secrets de l’amour pour l’Église : lorsque certaines nuits l’angoisse ou les soucis nous oppressent, et que nous prenons conscience qu’à cette heure même, au milieu de la nuit une communauté monastique se lève pour prier, le/la croyant(e) se sait porté(e) par une force qui le/la dépasse. Les protestants connaissent aussi les « chaînes de prière », mais les catholiques ont davantage conscience que la communion des croyants n’est pas seulement terrestre et que l’Église n’est pas seulement ce qu’ils en voient. Je ne plaide pas ici pour revenir à l’intercession des saints, si peu fiable aux yeux des Réformateurs. Mais dans nos liturgies luthériennes de sainte Cène, nous ouvrons bien le cercle de prière à l’Église du ciel, en rappelant que c’est avec « les anges, les archanges, les martyrs et tous les témoins de la foi » que nous entonnons le Sanctus. Nous puisons force et courage en nous tenant ainsi au seuil de l’éternité, dans leur lumière projetée sur les ombres de nos communautés.

Le courage de changer

Commencer ainsi par la spiritualité, n’est-ce pas sacrifier au poncif d’une Église éloignée de la vie, repliée dans les murs de ses Églises ? C’est pourquoi il me faut poursuivre le test de l’éloge par l’épreuve du courage : cette Église a-t-elle le plus grand courage, qui est de s’ouvrir au monde et à ses troubles, et de prendre les tempêtes de face ?

Je discerne ce courage dans l’Église catholique que je connais, celle qui est issue de Vatican II, moment décisif qui représente pour moi un don du ciel : la capacité d’une Église de se réformer de l’intérieur non seulement en quelques années, mais aussi avec des transformations au long cours.

Le célèbre théologien réformé Karl Barth, largement opposé au catholicisme malgré sa complicité avec Hans Urs von Balthasar, reconnut lui-même sa stupeur lorsqu’il fut observateur à Vatican II : « J’ai découvert de tout près une Église et une théologie qui viennent d’amorcer un mouvement dont les conséquences dépasseront toutes nos prévisions ; pour être lent, ce mouvement n’en est pas moins réel, et rien ne pourra l’arrêter ; ce spectacle est de nature à nous inspirer le souhait qu’il existe quelque chose de comparable chez nous. Puissent du moins être épargnées à ce mouvement les plus graves des erreurs commises chez nous depuis le XVIe siècle ! »

Les Églises de la Réformation s’en voyaient d’autant plus pressées de se réformer elles aussi, notamment à dépasser leurs stéréotypes de l’« autre » Église. À elles aussi était adressé le défi d’une conversion aux exigences de l’Évangile aux temps modernes. Ce concile qualifié d’« œcuménique » n’était pas seulement tourné vers l’unité catholique romaine, mais pensait aussi la « catholicité » de tous les chrétiens. Une genèse œcuménique pour l’Église catholique, qui n’avait envoyé qu’en 1961 pour la première fois des observateurs à l’assemblée du Conseil œcuménique des Églises fondé en 1948 !

Cette Église a, dans ces jours de concile, admis de manière visible la réalité des autres Églises, en leur attribuant une place comme observateurs. Les délégués des « frères séparés » se voyaient associés aux réflexions, et surtout, placés bien en vue, visibles pour tous, donc non seulement comme théologiens individuels, mais bien comme représentants d’Églises. Ce signe visible même dit la volonté d’une reconnaissance de l’altérité, la capacité de dépasser les rancunes de la division pour le partage d’un témoignage chrétien crédible.

La conversion mutuelle à l’Évangile

L’une des nouveautés de ce concile fut de ne pas condamner des erreurs des autres Églises, mais d’établir des « principes » pour le dialogue. Ainsi, le décret sur l’œcuménisme Unitatis Redintegratio (UR) ne donne pas de but ou de modèle précis, mais affirme l’œcuménisme comme priorité : « Promouvoir la restauration de l’unité entre tous les chrétiens est l’un des objectifs principaux du saint concile œcuménique de Vatican II » (UR § 1). Ce qui m’impressionne dans ce texte est l’importance donnée à la posture aux frontières, la vigilance à l’« autre » : la nécessité du renouveau intérieur, de la conversion et de la demande de pardon (§ 7). Incroyable pour une Église dominante en nombre et consciente de sa longue tradition ! L’encouragement à la prière pour l’unité, si possible avec les « frères séparés » (§ 8), était une demande révolutionnaire, qui allait mener à une meilleure connaissance mutuelle (§ 9 et 11).

Le temps a montré à quel point ces principes ont donné une impulsion à la pastorale des couples interconfessionnels, par rapport à des situations de dénigrement réciproque et de souffrance des familles. Le concile fut aussi directement à l’origine de la naissance du Centre d’études œcuméniques de Strasbourg. Cette fondation autonome fut mise en place par les Églises luthériennes au niveau mondial pour bénéficier d’un lieu entièrement dévoué aux dialogues œcuméniques à venir. Son premier ouvrage collectif, rédigé par des théologiens luthériens observateurs à Vatican II, paru en 1965, porte d’ailleurs le titre significatif : Le dialogue est ouvert3. Un second tome au titre tout aussi mobilisateur suivait en 1967 : Rome nous interpelle. Les protestants se voyaient réellement mis au défi de changer eux aussi !

Cette ouverture initia, par les dialogues qui marquèrent la seconde partie du XXe siècle, un chemin commun non seulement avec les Églises de la Réforme, mais aussi les Églises orthodoxes et la communion anglicane, plus récemment aussi avec des Églises du monde évangélique. Le pape Jean-Paul II qualifia d’« irréversible » cette transformation des esprits et des pratiques (Ut unum sint § 3). La « catholicité » n’est plus seulement romaine, mais se manifeste comme qualité de l’Église chrétienne.

Je vois dans les étapes de la méthode œcuménique un véritable chemin de spiritualité œcuménique, une pédagogie de l’apprivoisement de l’« autre », par le recentrement de toutes les Églises sur le message central de l’Évangile, offert dans la diversité de ses expressions. Sur ce chemin de réconciliation, la première étape acceptée par l’Église romaine fut de revisiter en commun le passé, en se libérant des stéréotypes des « victimes » ou des « coupables ». Exposer les uns aux autres la manière dont on interprète l’histoire n’est pas mener une querelle au sujet de la « juste » interprétation, mais constater qu’une interprétation figée du passé peut être tout aussi néfaste pour l’avenir que la réalité vécue ! La seconde étape dans les dialogues œcuméniques fut de reconnaître l’attitude excessive à l’égard de l’autre Église : quelles images continue-t-on à transmettre, comment considère-t-on les « autres » ? La troisième étape, impressionnante dans les dernières décennies de l’histoire catholique romaine, furent les nombreuses demandes de pardon pour des persécutions ou des silences coupables (pas seulement envers les protestants).

La quatrième étape, très difficile en doctrine catholique, fut d’affirmer en commun les vérités fondamentales de la foi, en les distinguant des formulations marquées par l’histoire ou le contexte de la naissance des textes. Car ce qui compte n’est pas la formulation, mais la vérité de foi. Grâce à cette distinction, il devint possible que les Églises reconnaissent la fidélité à la foi chrétienne vécue et transmise par l’autre Église. Je pense que ces étapes pourraient parfaitement être transposées dans le dialogue entre les peuples, dans les problèmes actuels de la construction de l’Europe : se libérer des stéréotypes, réinterpréter l’histoire, formuler des « valeurs » partagées, réfléchir à des actions concertées, se concentrer sur l’unité déjà réalisée, face aux peurs de l’altérité.

La conscience que l’Église romaine n’est pas « catholique » sans les autres

Une phrase du concile a connu une renommée et un avenir impérissables : l’Église (chrétienne) « subsiste » dans l’Église catholique – ce verbe remplaçant un « est » qui limiterait la vraie Église à l’Église romaine ! Que les pères conciliaires aient ainsi accepté de donner espace à des dons de l’Esprit hors les murs dit leur ouverture spirituelle ! La conception de l’Église s’en vit renouvelée par une perspective qui existait déjà dans les limbes mais prit forme dans la seconde moitié du siècle dernier : l’Église comme communion. Elle n’est encore qu’en filigrane dans les textes du concile, mais de grands théologiens catholiques vont la déployer à sa pleine stature. Le concept de communion surmonte une vision hiérarchique et pyramidale de l’Église romaine, car il est foncièrement relationnel et interactif. L’Église-communion est générée par la communion d’amour qu’est la Trinité : Dieu est relation, comme Père-Fils-Esprit qui se donnent réciproquement l’un à l’autre, et en cela Dieu est intrinsèquement donné à l’humanité, il est en lui-même relation d’amour pour les humains ! L’Église sort d’une identité figée pour se donner en relation au monde qui l’entoure, par la communication de son témoignage et de sa vie. L’eucharistie est dans cette perspective le don de Dieu à l’Église, au-delà d’une célébration seulement sacrificielle et pénitentielle sujette à de nombreux malentendus aujourd’hui. Cette notion biblique de la communion (en grec biblique la koinonia), si développée dans la tradition orthodoxe, a en même temps été valorisée dans les Églises luthériennes et réformées, méthodistes et anglicanes, si bien que nos accents fondamentaux se rejoignent !

Mais, comme le précise Walter Kasper, cette communion « doit devenir concrète dans la vie de l’Église et y conduire à une compréhension plus profonde de ce qu’est l’Église et en particulier de la liturgie, ainsi qu’à une figure renouvelée de l’Église dans le dialogue et la communication. Sous cet aspect, beaucoup de démarches de renouveau sont nécessaires4 ».

L’Église-peuple de Dieu

L’expression directe de cette communion de tous ceux qui ont part aux dons du Seigneur est la participation active des laïcs à la vie de l’Église. Vatican II a marqué là aussi un tournant remarquable en qualifiant l’Église comme « peuple de Dieu », en insistant sur la formation et le service de tous, à partir de la diversité des charismes 5. Ces dons de l’Esprit saint ne se limitent pas au ministère sacerdotal, car tous les fidèles ont part au sacerdoce du Christ : « Les baptisés, en effet, par la régénération et l’onction du Saint-Esprit, sont consacrés pour être une demeure spirituelle et un sacerdoce saint, de façon à offrir, par toutes les activités du chrétien, autant d’hosties spirituelles, en proclamant les merveilles de celui qui, des ténèbres, les a appelés à son admirable lumière (1 P 2, 4-10) » (LG § 10). Il est ici significatif pour une protestante que ce peuple sacerdotal se voit constitué par le don du Christ et non par des sacrifices à offrir, sinon celui de leur vie. C’est ce que dit la seconde partie de ce paragraphe, où le sacrifice se voit attribuer un nouveau sens : « C’est pourquoi tous les disciples du Christ, persévérant dans la prière et la louange de Dieu (cf. Ac 2, 42-47), doivent s’offrir en victimes vivantes, saintes, agréables à Dieu (cf. Rm 12, 1), porter témoignage du Christ sur toute la surface de la terre, et rendre raison, sur toute requête, de l’espérance qui est en eux d’une vie éternelle (cf. 1 P 3, 15) ». Cet accent du concile Vatican II fut décisif, on n’était pas loin de l’affirmation de Luther que tous les baptisés sont prêtres, parce qu’ils ont part au sacerdoce du Christ. Nous partageons donc bien la même affirmation fondamentale, même si nous concevons le ministère selon des orientations différentes. Mais nos réalités ecclésiales sont paradoxalement inversées : au contraire de l’Église catholique, les Églises luthériennes et réformées, qui ont tant insisté sur le sacerdoce des fidèles, ont assez de pasteurs, mais un nombre de paroissiens en décroissance ! Au-delà des chiffres, une réalité paradoxale et incroyable en découle : dans les Églises de la Réformation qui valorisent la contribution des fidèles, ce sont les pasteurs qui s’occupent de tout, alors que dans l’Église catholique, jugée cléricale, les laïcs sont engagés dans tous les domaines de la vie de l’Église ! Combien de poncifs sont ici à dépasser. Les années de réception du concile ont appris aux protestants à reconnaître les engagements de plus en plus nombreux que l’Église catholique confie aux laïcs, mais surtout à examiner aussi que la fonction d’autorité et de direction confiée par l’ordination doit être prise au sérieux.

Dans le monde actuel en quête de spiritualité et d’expérience vécue de la rencontre avec la transcendance, l’Église catholique romaine manifeste une très féconde capacité de renouveau spirituel, avec ses nombreuses formes de vie religieuse et monastique. Cette vie monastique m’impressionne aussi dans la capacité de ces communautés à renouveler leurs vocations, à les reformuler selon les besoins d’aujourd’hui. L’on peut en prendre pour exemple la communauté de Bose en Italie, véritable fruit de Vatican II. La vocation de son fondateur Enzo Bianchi, laïc catholique marqué par le concile, était le renouveau de la lecture biblique6 et du témoignage chrétien œcuménique, dans la richesse de vocations masculines et féminines qui vivent ensemble dans la prière et le travail partagés. C’est là aujourd’hui un lieu de témoignage remarquable dans sa rigueur, sa qualité théologique, l’intégrité et l’engagement des moines et moniales. L’ancien refus des Réformateurs d’une vie monastique ancrée dans le mérite, et donc dans la tentation de l’« orgueil spirituel », fait place aujourd’hui à un témoignage véritablement original et central pour les contemporains. Il y a là un véritable « charisme » des communautés monastiques nouvelles, l’offre d’oasis de silence et de ressourcement pour des personnes situées dans la foi, mais aussi diverses formes d’accompagnement biblique, et d’aide au discernement de vie. Ces formes de vie sont encore trop peu encouragées dans les Églises de la Réforme (surtout francophones). Dans l’imaginaire protestant, aucun intérêt spirituel n’est accordé au célibat, et encore moins à un célibat consacré, alors que ce don de sa personne, de son temps comme de son engagement gagnerait à être proposé aussi comme choix de vie possible.

L’Église entre dynamique théologique et blocages canoniques

« Noire mais pourtant belle » : il faut aussi se demander où cette « beauté » de l’Église catholique romaine manifeste ses ombres ? Je n’aborderai ici que quelques points importants pour l’avenir.

Pour une protestante, une déclaration par un texte officiel représente un moment décisif de nature à transformer la vie de l’Église, puisque c’est ainsi même que s’est développée la vie luthérienne et réformée, par des confessions, des catéchismes, des déclarations de foi. J’attendrais donc naturellement un développement analogue dans l’Église catholique à partir de Vatican II : comment la perspective de l’Église comme communion relationnelle, ouverte à la participation des croyant(e)s se manifeste-t-elle au passage du nouveau millénaire ? Force est de constater que, dans ces décennies après le concile, certes la réception est visible et poursuivie avec ardeur par des théologien(ne)s brillant(e)s. Mais ce qui est dit théologiquement peine à se manifester dans l’application par le droit canon. Les clercs conservent toute autorité, le pape demeure souverain, malgré l’insistance sur la participation des fidèles. Certes l’on constate avec quelle force le pape François affirme sa volonté de réformer les fonctionnements institutionnels, mais parallèlement grandit la résistance dans ses propres rangs, tant du côté de la curie que du côté des fidèles traditionalistes. Comme dans les Églises de la Réforme où se manifestent actuellement des replis identitaires que l’on espérait dépassés, l’unité au sein même de l’Église catholique demeure un combat. Il est alors d’autant plus déplorable qu’un contrôle permanent s’exerce à l’encontre des théologiens. La censure demeure dure, alors qu’en même temps leur travail n’est considéré que comme une opinion « privée », alors qu’ils apporteraient un équilibre d’expertise dans les conflits de pouvoir. D’une part ils ne peuvent exprimer librement des propositions alternatives ; d’autre part, s’ils le font, celles-ci ne se voient revêtues d’aucune autorité. Pourquoi si peu de confiance accordée à ceux et celles qui, généralement avec brio, mais toujours avec passion, exercent un service fondamental pour l’Église ?

Communion et différence

J’ai dit plus haut le péril que représente la différence, que la posture aux frontières permet si bien de décrire comme différence, divergence, conflit, ou de qualifier de seconde, relative, réconciliée… ou séparatrice. Ce discernement est le cœur même du travail des œcuménistes. Mais cette posture œcuménique est aussi particulièrement génératrice de crainte… et de replis !

Pour les Églises, les différences dans la pastorale et la vie en Église semblent plus séparatrices que les choix doctrinaux. C’est là un changement notable : alors qu’au siècle dernier, marqué par les guerres, l’on croyait que l’action pratique unissait, nous déchantons. Aujourd’hui où les conflits théologiques ont trouvé beaucoup de clarifications, ce sont les divergences en matière d’éthique qui creusent des fossés entre Églises et plus encore entre cultures. Les motifs en sont nombreux : contraception, divorce, bénédictions de couples homosexuels, procréation assistée, euthanasie… Plus difficile encore est le constat que ces questions que l’on qualifiait de « socio-éthiques » prennent de plus en plus une tournure doctrinale, et en viennent à remettre en question des convergences de foi auparavant affirmées ! Certaines Églises voient dans les choix socio-éthiques des différences véritablement clivantes, et l’analyse est rendue encore plus compliquée par le fait que ces décisions sont si étroitement liées à des contextes culturels que même la communion entre Églises d’une même confession se voit blessée : la bénédiction de couples homosexuels relève ainsi en Europe d’un enjeu éthique, en Afrique ou en Asie elle peut être considérée comme relevant du « péché » de l’Église !

Nous ne sommes plus ici dans une confrontation qui séparerait les Églises de la Réformation de l’Église catholique romaine, mais qui les traverse transversalement. Si du côté protestant il est important de souligner le courage de l’Église catholique romaine qui reste ferme dans un message souvent à contre-courant, l’ombre d’une posture aussi radicale réside dans le manque d’espace laissé aux réalités vécues, sauf exception pastorale. Par exemple, le divorce étant impensable, il faut recourir à une procédure de déclaration de nullité du mariage qui finalement nie ce qui a pu être vécu de bon, plutôt que de prendre en considération l’échec et de permettre ainsi un départ digne vers une nouvelle étape. La situation des divorcés remariés s’en trouve ainsi très douloureuse pour les croyants catholiques, privés pour toujours de l’eucharistie ! Pourquoi ne pas donner place, comme le font les Églises orthodoxes et protestantes, à une acceptation de l’échec et une prise en compte de la nouvelle situation ?

Il sera important de mener ensemble davantage de dialogues sur ces questions de choix de vie. Car en arrière-plan, un autre problème commun aux Églises se pose : comment prendre en compte la lecture de l’Écriture et de la vie par les fidèles, en un temps où l’autorité de l’Église et de ses représentants, voire des spécialistes, ne vaut plus guère et où chaque personne se targue de pouvoir interpréter la Bible librement et de juger de sa vie selon ses propres idées ? Comment faire valoir ce qu’est une interprétation légitime et pas seulement privée, et selon quel jeu d’autorités elle est discernable7 ?

L’avenir : célébrer ensemble la « réforme » de l’Église

En 2017, pour le jubilé de la Réformation, l’Église catholique romaine vient d’être invitée par le pape François à participer à cette commémoration qui n’est pas celle de la division mais de la redécouverte de l’Évangile, pour toute l’Église chrétienne. En effet, une telle perspective et relecture constructive des événements considérés comme origine de la division serait une transformation majeure des relations avec les Églises de la Réformation. Un texte récent de la commission internationale luthéro-catholique, intitulé Du conflit à la communion, propose cette perspective inédite8, affirmant que si l’on ne peut rien changer aux événements de l’Histoire, l’on peut en relire l’interprétation ensemble.

Revenons à la comparaison des gens de la frontière : c’est une telle relecture et une telle volonté de partage qui a permis l’amitié franco-allemande, là où il n’y avait alors que des « ennemis » de deux guerres mondiales, des gagnants et des perdants, et pour les gens de la frontière, des milliers de familles déchirées dans leurs liens d’appartenance, leur langue et leur loyauté ! Or à bien y regarder, le mouvement œcuménique a en fait précédé la construction européenne, puisqu’il a entamé dès 1910, et plus activement après 1948, un dialogue entre les Églises destiné à mener à une relation réciproque engagée, de « l’unité dans la diversité réconciliée » – le Conseil de l’Europe adoptera d’ailleurs un mot d’ordre analogue : « l’unité dans la diversité ». Les Églises, que l’on croit facilement sources de violence, avaient déjà aplani le chemin non seulement de la paix, mais de l’amitié entre les peuples, en montrant que ce qui réunit l’Europe est plus important que ce qui divise, malgré les craintes économiques. Valoriser ce qui est commun est le premier impératif annoncé par le texte de la Commission internationale pour 2017.

L’œcuménisme est une posture directement liée à l’attitude de Jésus Christ lui-même qui est « notre paix » et qui a « renversé le mur de la haine » (Ep 2,14). Tout croyant se voit ainsi poussé en situation de frontière et de bilinguisme, c’est son lieu même d’être en quête de l’« autre ». Tout cet éloge serait remis en question par une posture qui ne serait frontalière que par souci politique ou par mode diplomatique. De la même manière que les citoyens français et allemands distinguent très bien si leurs chefs politiques se serrent la main pour la photo officielle ou cherchent vraiment à œuvrer ensemble, les dirigeants et le peuple de l’Église ne sauraient se contenter de se donner bonne conscience par des convivialités de circonstance, mais sont poussés à donner un témoignage chrétien de passeurs de frontières.

Notes

1. Walter Kasper, L’Église catholique. Son être, sa réalisation, sa mission, Le Cerf, coll. « Cogitatio Fidei », 2014, p. 16.

2. Ibid.

3. Le concile vu par les observateurs luthériens : G.A Lindbeck et alii, Le dialogue est ouvert. Les trois premières sessions du concile Vatican II, Neuchâtel, Delachaux & Niestlé, 1965.

4. Walter Kasper, L’Église catholique, p. 48.

5. Voir Lumen Gentium 9-14.

6. Voir Enzo Bianchi, Prier la Parole. Lecture et méditation des Écritures, abbaye de Bellefontaine, 1973, rééd. Albin Michel, coll. « Spiritualités vivantes », 2014.

7. Groupe des Dombes, Un seul maître. L’autorité doctrinale dans l’Église, Paris, Bayard, 2005.

8. « Du conflit à la communion. Commémoration luthéro-catholique de la Réforme en 2017. Rapport de la commission internationale de dialogue luthéro-catholique-romaine », Istina, LVIII, 2013, p. 269-332.