Julia Kristeva :
une femme qui croit que l’intelligence et l’amour font renaître

Claude Dagens, de l’Académie française

Je respire en vous lisant

Chère Julia Kristeva, je respire en vous lisant et je souris en vous écoutant. Pourquoi ? Parce que votre écriture a pour effet de déplier, de déployer ce que nous osons à peine penser, et qu’elle éveille en nous le désir de savoir, d’entrer par l’intelligence et par le cœur dans ce qui nous enveloppe et nous précède, et en particulier dans ce grand flux de nos traditions religieuses, de la juive à la musulmane, en passant par la chrétienne, qui sont aujourd’hui en question et en confrontations ouvertes, et non pas en guerre. En vous lisant, on se trouve, je me trouve comme plongé dans ce courant auquel, parfois, nous voudrions résister, mais qui fait partie de notre monde, de notre modernité inquiète, et de tous ces débats parfois violents qui nous habitent. Faut-il avoir peur de ce que nous ne maîtrisons pas, et surtout de ce que vous appelez « l’innommable » ? Sans cesse, vous nous conseillez de vaincre nos peurs en nous appuyant sur notre besoin de croire et sur notre désir de savoir, et aussi sur notre souci amoureux d’autrui.

En vous écoutant et en vous voyant, de loin, je souris parce que ce qui me paraît quelquefois très complexe dans vos réflexions se simplifie. Il y a en vous une sorte de joie irrépressible, un élan qui n’est jamais violent, un refus permanent de provoquer ou de choquer. Et je ne peux pas m’empêcher de me souvenir d’une certaine Mme Joyaux, votre belle-mère, comme on dit, la mère de Philippe Sollers, que j’ai bien connue jadis à Bordeaux, parce qu’elle venait régulièrement se confier à moi, dans l’église où je servais comme prêtre. Et elle m’a dit souvent son affection et son admiration pour vous, qui accompagnaient habituellement ses craintes et son amour pour son fils. Et, tout en vous lisant, j’ai relu aussi ces confidences à la fois allègres et graves de Philippe au sujet de sa mère et de ses dernières rencontres avec elle, dans la clinique où elle allait mourir1. Quelle belle façon de garder ses distances avec la mort et de laisser percevoir, en même temps, ce mystère de « reliance » (j’aime beaucoup ce mot que j’emploie moi aussi assez souvent) qui existe entre une mère et son fils. Et vous savez cela à votre manière, car vous êtes habitée vous aussi par « le souci amoureux d’autrui ».

Jean Vanier : cet homme de tendresse, de douleur et d’émerveillement

Car il existe entre nous un autre médiateur. Il s’appelle Jean Vanier. C’est le fondateur de L’Arche, cette association devenue internationale qui réunit des personnes handicapées, ou plutôt des personnes en situation de handicap, et trois de ces communautés se trouvent en Charente, dans le diocèse d’Angoulême.

Je connais assez bien Jean Vanier, autant qu’il est connaissable. C’est un homme de tendresse, de douleur et d’émerveillement mêlés. Mais je crois que ce qui domine en lui, c’est l’émerveillement. Il n’en revient pas, comme l’on dit, d’être devenu ce qu’il est devenu : comme le révélateur d’un mystère étonnant, à la lumière duquel nous apprenons non seulement à reconnaître notre vulnérabilité et notre mortalité, mais surtout à accepter que les personnes en situation de handicap, si nous allons au-delà de la peur qu’elles peuvent nous inspirer, nous apprennent à reconnaître nos propres handicaps, et précisément ces armatures de défense et d’agressivité avec lesquelles nous cherchons à nous protéger de ce qui nous menacerait.

Les autres ne nous menacent pas. Ils nous appellent à sortir de nous-mêmes et à nous situer sur cet immense terrain de notre humanité commune, en découvrant que ce qui nous paraît le plus étranger en eux est profondément nôtre. Et cette expérience-là nous désarme de façon radicale. Jean Vanier est un homme désarmé qui a su affronter le mystère de la peur et du mal, de « l’innommable » en nous, à travers la guerre et les violences du monde. Et il sait maintenant nous dire que ce souci amoureux d’autrui, qui passe par la rencontre des personnes en situation de handicap, est aussi comme un engagement qui contribue à infléchir le devenir de nos sociétés devenues si dures lorsqu’elles s’abandonnent au laisser-faire de la technique et de la finance, ou lorsque nos comportements ne sont réglés que par le culte de la performance, de la rentabilité à tout prix, mais en réalité au prix d’affrontements violents qui se déploient aussi bien à travers la guerre économique qu’à travers les relations sexuelles.

Pour des transgressions positives

Cette dénonciation des vices de notre modernité à la fois conquérante et nihiliste, cette voix que l’on perçoit dans les livres intelligents et pervers de Michel Houellebecq, ce n’est pas celle que vous avez choisie, Julia Kristeva.

À travers votre quête d’un nouvel humanisme, qui ne se séparerait pas des traditions culturelles et religieuses de l’Europe, s’affirment un autre projet et même une autre espérance. Que les transgressions, souvent violentes et même criminelles, que certains voudraient pratiquer, parfois au nom de leurs traditions religieuses, ne soient plus des transgressions qui détruisent ou qui font appel au mensonge et à la haine de soi, mais des transgressions qui deviennent comme des invitations adressées à la modernité, pour qu’elle s’arrache à son nihilisme, et qu’elle invente de nouvelles voies qui la remettraient sur le terrain précieux de notre humanité commune.

Et cette espèce de volonté prophétique qui est en vous s’appuie sur une conviction réaliste et positive. Même s’il nous faut reconnaître les grandes ruptures de traditions et de transmission qui marquent notre culture et nos sociétés, il est possible de vivre ces ruptures comme des passages, ou comme l’appel à des métamorphoses, et non pas à des catastrophes. Là aussi, là encore, nous sommes confrontés à des phénomènes de « reliance ». Notre avenir n’est pas fondé sur ce que nous perdons ou sur ce que nous détruisons, mais sur ce qui vient au jour, qui est engendré à nouveau à l’intérieur même de ces formes traditionnelles qui demeurent inscrites dans nos mémoires, et nos mémoires ne sont pas vides, elles sont vivantes, elles vivent de ces immenses ressources intérieures que nous portons avec nous, et en particulier de ces ressources qui nous viennent non pas de nos finances incertaines, mais de nos cultures, de ce grand travail de l’esprit, de l’intelligence animée par le besoin de croire et le désir de savoir.

De Platon à Kant, à Husserl, à Heidegger, à Levinas, et à bien d’autres, nous sommes appelés à nous associer à ces grands mouvements de la pensée en quête de vérité, et surtout à pratiquer des pensées « méditantes », et non pas seulement « calculantes », comme le dit Heidegger. Je ne suis pas philosophe de formation, et je ne suis pas non plus psychanalyste, mais je sais, de tout mon être d’homme et de tout mon cœur de pasteur, que personne n’est de trop pour travailler sur ce chantier où il s’agit de reconstruire et même de refonder ce qui nous est commun.

Bien entendu, je me méfie d’autant plus des pensées séparatrices, de celles qui font la guerre à la modernité ou qui accusent la sécularisation de tous les maux, y compris dans le monde catholique. Vous savez bien, Julia Kristeva, qu’il ne servirait à rien de dresser aujourd’hui le camp des religions contre le camp de la raison. Au contraire : il s’agit de jeter des ponts entre nous tous, d’être des « pontifices », des jeteurs de ponts, comme l’ont été les papes Jean-Paul II et Benoît XVI, et comme l’est à sa manière le pape François, quand il plaide ardemment pour une culture de la rencontre et non pas du rejet.

Vous qui vous dites athée, de façon sans doute trop facile, Julia Kristeva, vous savez bien que le Dieu auquel nous croyons, le Dieu d’Abraham et de Jésus, le Dieu que prient nos amis musulmans, ne se résigne jamais, Lui, à ce qui nous séparerait, puisqu’il fait le choix de se lier à nous et de nous relier les uns aux autres. La théologie est aussi une réflexion sur cette « reliance », et non pas sur je ne sais quelle transcendance qui tomberait du ciel et nous écraserait.

Car la transcendance est aussi en nous. Elle nous est intérieure, et tant mieux si le chemin de l’inconscient nous ouvre à cette transcendance intérieure, pas seulement pour assumer nos histoires individuelles, souvent si complexes, mais pour nous inciter à entrer en relation avec ces autres qui parfois nous font peur, mais sans lesquels nous n’existerions pas, sans lesquels nous ne serions pas des personnes vivantes, pensantes et aimantes, même si ces autres nous semblent parfois si étranges et si étrangers.

L’amour qui fait renaître

Ce que j’admire chez vous, Julia Kristeva, dans vos écrits et dans votre regard, c’est cet appel confiant à aller sans relâche vers ce qui est en nous et qui nous dépasse.

Pardonnez-moi si j’avoue que vous me faites penser à une autre femme nommée Madeleine Delbrêl, qui vécut dans la banlieue ouvrière et communiste de Paris, à Ivry, durant plus de trente ans, et qui sera sans doute proclamée bienheureuse dans quelque temps. C’était une artiste et une mystique, avant d’être une assistante sociale, en des temps difficiles.

Cette femme de foi n’a jamais désespéré de personne, et en particulier de ses amis communistes, dont elle refusait l’athéisme. Elle a lutté non seulement contre la misère économique, mais contre ce qu’elle appelait la « misère de l’esprit », de l’esprit rivé aux besoins élémentaires de la consommation, ou de la violence idéologique.

J’aime beaucoup que Madeleine Delbrêl se compare à ce buisson ardent à travers lequel l’Éternel se révèle à Moïse, comme s’il lui était demandé à elle de brûler sans cesse, en acceptant que sa vie soit animée par ce feu intérieur : « Dans le peuple des patriarches et des prophètes, Dieu, pour se manifester vivant, pour dire son nom, pour appeler un homme, s’est contenté d’un buisson, mais ce buisson était en feu… Pour rendre Dieu, le faire présent, en faire la compagnie des hommes, nous n’avons pas besoin de valoir cher, une brassée d’épines suffit2… »

Vous me faites penser à elle, Julia Kristeva, avec la douceur en plus. Pourquoi ? Parce que les brisures et les blessures que vous portez en vous n’entravent pas votre souci de réveiller en nous, non seulement dans nos cœurs, mais dans nos esprits, ce que le meilleur de notre culture y inscrit en permanence : cette alliance subtile et forte entre le savoir et l’amour, entre la connaissance de soi et la rencontre des autres, entre le travail de la pensée et la tension vers le Père des cieux.

Oui, vers le Père des cieux, qui lui-même est inséparable de Marie, la mère de son Fils, Jésus. Rassurez-vous : je ne me lance pas maintenant dans une homélie. Je regarde vers les images, et en particulier vers cette icône de ce que la tradition orientale appelle la « Dormition » de la Vierge, où l’on voit au centre le corps étendu de Marie, entourée par les apôtres, avec, au milieu d’eux, debout, Jésus qui tient dans ses mains comme un petit bébé enveloppé de langes. On dit parfois, chez les catholiques, que le Christ a saisi alors l’âme de sa mère. Ce n’est pas vrai. En réalité, le Fils donne à sa mère de renaître de Lui, le Ressuscité. Celle qui l’a mis au monde, Lui, le Fils du Dieu vivant, il lui communique la vie du Père, il la prend avec Lui pour entrer dans le Royaume de la Vie, et cet événement s’accomplit à travers des corps, les corps vivants du fils et de sa mère.

 

Voilà une image de la réalité mystique, mystique au sens fort et réaliste de ce qui vient nous saisir du dedans de nous-mêmes pour nous relier à ce qui nous dépasse, pour que nous participions au mystère de la vie donnée, et reçue, féconde et lumineuse, et d’une vie qui n’ignore rien de la mort et des violences de notre monde.

Toutes nos obscurités, toutes nos ombres, toutes nos peurs, toutes nos trahisons et tous nos mensonges sont alors traversés par une lumière de réconciliation que nous n’inventons pas. Comme dans les tableaux et les vitraux de Chagall, lorsque des êtres humains volent au-dessus des toits, en jouant du violon, ou comme sur les peintures de Fra Angelico, lorsque Marie-Madeleine ose à peine tendre les mains vers celui qu’elle prend pour le jardinier.

 

Comme vous, Julia Kristeva, je désire qu’il nous soit donné de participer à cet éveil de l’intelligence, de l’esprit, et aussi du cœur et des sens qui nous ouvre à ce mystère dans lequel nous sommes plongés, car la mystique, l’expérience mystique, font partie de notre culture et nous avons besoin de le découvrir pour en vivre passionnément.

Pour nous, chrétiens, et pour d’autres aussi, c’est aujourd’hui le premier dimanche du Carême. Nous commençons notre marche vers Pâques.


« Éveille-toi, ô toi qui dors,

lève-toi d’entre les morts,

et sur toi le Christ resplendira. »

(Éphésiens, 5, 14)


Vous participez, Julia Kristeva, à ce travail de relèvement et de réveil ! Soyez-en remerciée de tout cœur !

Notes

1. Philippe Sollers, Le Secret, Gallimard, 1992, p. 91-96.

2. Madeleine Delbrêl, Ville marxiste, terre de mission, Nouvelle Cité, 2014, p. 195.