CHAPITRE VIII
LE SIÈGE
La paix ne naît pas d’une absence de conflit, mais d’une absence de désespoir.
Duc Paldane
Dans l’une des tours de guet de Château Coorm, le chancelier Waggit – qui une heure avant ne portait encore que le titre de Maître du Foyer – faisait les cent pas près des guetteurs. Il s’attendait à subir un siège, et tous les signes indiquaient qu’il avait raison.
Il montait souvent dans les tours de guet le soir, pour demander aux guetteurs s’il y avait du nouveau. Ces hommes possédaient maints Dons de Vue, d’Ouïe et d’Odorat. Très peu des choses qui se passaient dans les environs du château échappaient à leur attention.
La plupart des nuits, ils observaient leur veille silencieuse, régalant Waggit d’anecdotes croustillantes au sujet des manants de la ville. La femme du cordonnier avait plusieurs amants ; souvent, ils la voyaient sortir de chez elle sur la pointe des pieds pendant que son époux cuvait son vin du soir, sans se douter qu’il avait très peu de chances d’être réellement le père d’un seul de ses neuf enfants. D’autres nuits, les guetteurs rapportaient les insultes hurlées par les ivrognes qui se disputaient à l’extérieur des tavernes, ou se contentaient d’observer les cerfs et les ours qui se faufilaient dans les vergers à flanc de colline pour manger les fruits tombés à terre.
Mais ce soir, un danger rôdait. Le vent s’était levé juste après minuit, moins d’une heure après que le prince Fallion eut ordonné le massacre des troupes d’Asgaroth ; il soufflait tantôt de-ci tantôt de-là, signalant une tempête en approche. L’air était lourd et fétide, comme s’il arrivait des marais de Fenraven situés en Terres de l’Ouest. Il pesait dans les poumons et rendait la respiration difficile. Pire, il charriait des nuées de moucherons qui semblaient vouloir coloniser la gorge de Waggit à chaque inspiration, et de moustiques qui se comportaient comme s’il n’y avait pas d’autre sang que celui du chancelier dans un rayon de trente lieues.
De gros nuages s’accumulaient à l’horizon, oblitérant les étoiles, et dans le lointain, on entendait un grommellement – la voix du tonnerre. Parfois, un éclair traversait les nuages, illuminant les cieux nocturnes. Ainsi les guetteurs purent-ils repérer des strengi-saats à la lisière des bois, dans les collines situées au sud. Leurs ombres noires dardaient entre les arbres.
Plus tôt dans la journée, Waggit avait évalué le nombre des créatures à une douzaine, mais cette estimation croissait au fil des heures. La campagne environnante grouillait désormais de strengi-saats, et Waggit réalisa que le seigneur Borenson et lui étaient tombés sur leur avant-garde. En tout, les guetteurs pensaient qu’ils étaient plusieurs dizaines, voire plusieurs centaines.
Et au nord, même les pauvres yeux de Waggit discernaient les feux de camp dont l’éclat découpait la silhouette des collines et des arbres. Une armée se rassemblait. De temps en temps, les guetteurs rapportaient que des troupes venaient de franchir une crête au galop, leurs lances dressées vers le ciel telle une forêt de troncs nus ; ou bien, ils apercevaient de petits groupes de guerriers qui rôdaient autour des chaumières et furetaient dans les granges. La nouvelle du siège était arrivée trop tard. La plupart du bétail paissait toujours dans les champs, attendant de remplir l’estomac de l’ennemi.
À peine Asgaroth avait-il battu en retraite que Waggit avait envoyé trois cavaliers du ciel réclamer des troupes aux forteresses voisines. Il espérait que les renforts ne tarderaient pas. Mais les cieux s’emplissaient de nuages noirs, et une odeur de pluie alourdissait l’air. Ses messagers ne pourraient pas voler dans la tempête, pas avec des éclairs filant au ras de leurs oreilles.
Une heure avant l’aube, Waggit s’émerveillait de son ascension fulgurante. Neuf ans plus tôt, il travaillait comme mineur, et son seul titre, s’il en avait eu un, aurait été « idiot du village ». Mais quand les maraudeurs avaient attaqué Carris, sa force et sa stupidité lui avaient valu de se retrouver en première ligne. Il s’était si bien démené avec sa hache que selon les ménestrels, il avait tué pas moins de neuf maraudeurs ce jour-là.
À vrai dire, lui-même en doutait. Il ne se souvenait en avoir tué que deux. Mais en récompense pour sa bravoure, le Roi de la Terre lui avait accordé le titre de baron ainsi que neuf forceps. Waggit en avait utilisé cinq pour prendre des Dons d’Intelligence afin de se souvenir désormais de tout ce qu’il voyait et entendait. Les autres lui avaient servi à prendre des Dons de Force et de Constitution pour pouvoir étudier tard dans la nuit. Ainsi s’était-il élevé jusqu’au rang de Maître du Foyer – autrement dit, professeur à la Maison de la Compréhension.
Et quelques instants avant son départ, la reine l’avait nommé chancelier et lui avait confié la tâche de veiller sur Château Coorm et sur les terres alentour.
En des temps plus paisibles, c’eût été une tâche agréable. Coorm était surnommé « le château de la reine » car au fil des ans, maintes souveraines en avaient fait leur résidence d’été lorsque l’atmosphère devenait trop étouffante à la Cour des Marées. C’était une jolie forteresse, que d’aucuns auraient même qualifiée de coquette, avec ses tours élancées et sa vue plaisante sur la campagne alentour.
Mais à présent, elle s’était changée en piège mortel.
Waggit était bien décidé à la défendre au mieux de ses capacités, et il commandait à de valeureux capitaines qui savaient comment mener une guerre. Pourtant, il ne pouvait s’empêcher de se faire du souci. Sa femme et sa fille, toutes deux nommées Farion, étaient prisonnières des murs de Château Coorm.
Ainsi se trouva-t-il que, juste avant l’aube, un gros contingent de fantassins gagna la forteresse, déferlant par-dessus les collines au nord. Les hommes couraient à travers les champs humides dans un silence surnaturel, sembla-t-il à Waggit – à moins que les vents contraires aient emporté le bruit de leur approche. Ils étaient des milliers : archers équipés d’arcs longs, soldats de force munis de lances et de haches.
Asgaroth chevauchait à leur tête, monté sur sa jument de sang rouge.
Un des gardes sonna du cor. Les notes plaintives ne prévinrent presque personne, car les remparts étaient déjà bien garnis. Le signal était principalement destiné à la reine ; il devait l’informer que la bataille avait commencé, au cas où un membre de son groupe se trouverait toujours à portée d’ouïe.
Mais il servait également un autre dessein, plus cher encore au cœur de Waggit. Car en l’entendant, huit graaks s’envolèrent soudain de leur aire. Sur le dos de chacun d’eux était assis un enfant encapuchonné et anonyme. L’un de ces jeunes cavaliers du ciel n’était autre que la propre fille de Waggit, la petite Farion âgée de sept ans.
Les graaks se séparèrent. Quatre d’entre eux filèrent vers le nord-est, en direction de la Cour des Marées. Trois autres virèrent vers le nord-ouest et l’Heredon. Le dernier jaillit vers la tour de guet qu’il survola dans un grondement de tonnerre, ses ailes à la texture de cuir agitant l’air sur son passage. De son dos tomba une petite voix.
— Au revoir, papa.
Le cœur de Waggit manqua un battement. Farion semblait beaucoup trop minuscule et effrayée pour monter une bête si énorme. Son graak poussa un croassement plaintif, puis vira brusquement et rejoignit les trois qui se dirigeaient vers l’Heredon. Waggit eut un sourire triste, à la fois soulagé de voir que sa fille avait réussi son décollage et inquiet à cause du long voyage qui l’attendait.
La tempête va bientôt éclater, songea-t-il. La pluie et le tonnerre forceront les graaks à se poser. Mais avec un peu de chance, ils n’arriveront pas avant plusieurs heures, et d’ici là, les graaks seront déjà loin.
Appuyé sur son bâton, Waggit regarda les enfants s’éloigner dans la nuit. Qu’Asgaroth s’interroge. Si ce sont les princes qu’il veut, il devra envoyer des hommes à la poursuite des leurres.
Mais soudain, des grognements s’élevèrent de la forêt au nord – le son que les graaks faisaient en décollant. Consterné, Waggit vit des dizaines de créatures jaillir des frondaisons. Elles ne portaient pas de cavalier sur leur dos, pas même une selle. À la vue des graaks montés, elles poussèrent des cris effrayants et fusèrent vers le ciel ainsi que des faucons. En proie à une horreur grandissante, Waggit détailla le nuage de reptiles ailés, et il comprit.
De vieilles histoires parlaient de ce genre de graaks, entraînés non pas pour servir de montures, mais pour devenir des assassins.
Personne n’en avait utilisé depuis près de deux siècles. Les seigneurs de la Terre avaient un accord tacite : les enfants, fussent-ils des messagers, n’étaient jamais délibérément pris pour cible durant une guerre. Et comme les graaks assassins tuaient forcément des enfants, les gens civilisés avaient depuis belle lurette renoncé à leurs services.
Apparemment, Asgaroth n’était pas quelqu’un de civilisé.
— Farion ! hurla Waggit pour avertir sa fille. Reviens !
Mais elle était déjà trop loin pour l’entendre.
Avec des cris de stupeur, les jeunes cavaliers étreignirent le cou de leur monture tandis que les graaks assassins plongeaient vers eux. Certains voulurent virer pour s’échapper, mais une telle manœuvre devait forcément tourner à leur désavantage, car il y avait deux ou trois graaks assassins pour chaque graak monté, et ces graaks-là n’étaient pas encombrés par le poids d’un cavalier.
Waggit souffla dans son cor pour sonner la retraite et attendit avec terreur de voir si les enfants pourraient obéir.
Six d’entre eux réagirent à son appel. Deux autres, parmi ceux qui se dirigeaient vers l’Heredon, semblaient paralysés par la peur. Atterré, Waggit regarda les graaks assassins fondre sur eux et cueillir adroitement les jeunes cavaliers sur le dos de leur monture, puis piquer vers le sol en emportant dans leur gueule les malheureux qui hurlaient et se débattaient. Une fois posés, ils feraient d’eux leur repas.
Pas ma Farion ! songea Waggit, au désespoir. Pas ma fille ! Il l’avait perdue de vue. Il savait qu’elle était la moins expérimentée des cavaliers. Avait-elle réussi à faire demi-tour ?
Les autres revenaient vers le château à tire-d’aile, en zigzagant pour esquiver leurs poursuivants. Comme ils approchaient du mur d’enceinte, les archers décochèrent une volée de flèches pour dissuader les graaks assassins, mais sans guère de résultat.
Un des projectiles se planta dans l’épaule d’un enfant, qui poussa un cri et tomba du dos de sa monture. Il fit une chute de plusieurs centaines de pieds et s’écrasa juste à l’extérieur du mur d’enceinte. Un deuxième enfant piqua vers la graakerie et se posa brutalement sur l’aire d’atterrissage. Comme il tentait de descendre de sa monture pour se mettre à l’abri, un graak assassin plongea sur lui et l’emporta dans sa gueule tel un monstrueux rapace.
Les autres cavaliers slalomaient entre les tours en appelant à l’aide. Waggit les suivit des yeux, la pointe des ailes de leur graak frôlant presque les murs, l’effroi se lisant sur chaque trait de leur visage. Il en vit passer deux, puis trois. Enfin, le dernier enfant fonça vers la tour de guet au sommet de laquelle il se tenait, et Waggit entendit la voix de Farion, si terrorisée qu’elle lui brisa le cœur :
— Papa !
Un graak assassin l’avait presque rejointe.
Des flèches filèrent vers la créature, et Waggit se demanda s’il ne pourrait pas sauter sur son dos – utiliser son poids pour la précipiter à terre. Mais le graak assassin volait trop haut. Tout ce que Waggit put faire fut de lui lancer son cor de guerre. L’instrument rebondit sur le poitrail du monstre, qui ne parut même pas s’en apercevoir.
Farion piquait vers la porte du château en étreignant le cou de sa monture et en hurlant de terreur. Alors que le graak assassin allait s’emparer d’elle, une volée de flèches le frappa de plein fouet. Waggit entendit l’impact des projectiles et vit la plupart d’entre eux rebondir sur la peau dure du reptile sans lui faire de mal. Puis l’un des derniers réussit à se planter dans sa poitrine. Le graak assassin émit un croassement, vira vers la gauche et commença à perdre rapidement de l’altitude.
Waggit vit la monture de Farion heurter rudement le sol. Éjectée de sa selle, la fillette roula sur les pavés et s’immobilisa près du mur d’une auberge. Un soldat de force se hâta de la rejoindre et s’accroupit pour la soulever dans ses bras.
L’espace d’un instant, Farion ne réagit pas, et Waggit retint son souffle, craignant qu’elle ait été blessée dans sa chute. Puis la fillette se mit à hurler de terreur et à se débattre. Échappant à l’étreinte du garde, elle se rua vers la porte de l’auberge et s’engouffra à l’intérieur.
Au final, seuls quatre enfants étaient revenus indemnes.
Lorsque tout fut terminé, les graaks assassins rebroussèrent lourdement chemin vers les bois, et le chancelier Waggit tourna son regard vers les champs situés au nord.
Assis très droit dans sa selle, Asgaroth hocha la tête avec satisfaction.
C’est maintenant que le siège commence pour de bon, songea Waggit. Car Asgaroth croyait certainement que si les princes étaient toujours en vie, il venait de les forcer à regagner le château et à s’y poser pour n’en plus redécoller.
Puis Asgaroth fit signe à ses hommes d’avancer. Des dizaines d’entre eux déferlèrent à travers champs et s’enfoncèrent dans les bois à l’est du château, laissant Waggit s’interroger. Asgaroth soupçonnait que c’était une ruse. Peut-être en avait-il la certitude. Pourtant, il avait quand même laissé ses assassins massacrer des enfants innocents. Quel genre d’homme pouvait bien faire une chose pareille ?
Waggit avait étudié beaucoup de choses. Il avait lu des histoires de seigneurs d’antan, corrompus et maléfiques. Au fil des mois, il avait commencé à comprendre plus ou moins comment ils réfléchissaient, comment ils s’y prenaient pour acquérir du pouvoir. Mais personne ne pouvait les comprendre vraiment. Aucun homme sain d’esprit ne l’aurait voulu.
À présent qu’il avait fini de terroriser les occupants du château, Asgaroth laissait sur place un contingent de guerriers pour empêcher les troupes de Waggit de tenter une sortie pendant que lui-même partirait à la recherche des deux princes.