CHAPITRE IX
CONFIANCE
Tout l’art d’élever un enfant consiste à savoir quand lui tenir la main et quand la lâcher. Lorsqu’il a appris à vous faire confiance, il est prêt à apprendre à se faire confiance.
Jas Laren Sylvarresta
En entendant le cri du strengi-saat, Rhianna se dressa sur un coude, rampa jusqu’au rabat ouvert et jeta un coup d’œil par-dessus l’épaule d’Hadissa. Les étoiles brillaient à travers la fine brume qui s’accrochait à la rivière. Leur lumière scintillait sur l’eau, sur les pierres rondes humides, les plantes rampantes et les brins d’herbes luisants le long de la berge.
Rhianna appela de tous ses vœux un brouillard plus dense. Myrrima leur en avait promis un, mais la jeune fille voyait parfaitement bien à travers la fine brume.
D’énormes pins se massaient au bord de l’eau, au pied du flanc abrupt d’une colline. Sous leurs ramures, tout n’était qu’ombres. Les strengi-saats seront sur nous avant que nous les repérions, songea Rhianna.
Puis il y eut un sifflement dans les arbres, un bruissement sec d’aiguilles frottant les unes contre les autres comme une créature massive bondissait d’une grosse branche. Rhianna vit distinctement une ombre filer en travers de la rivière devant la gabarre, une vingtaine de pieds au-dessus de l’eau, et atterrir parmi les rochers sur la rive d’en face. La jeune fille n’osa pas crier de peur d’attirer l’attention du monstre. De toute façon, elle était certaine que Borenson et les autres l’avaient vu aussi.
Le strengi-saat avait touché le sol sans faire de bruit. Accroupi dans l’ombre, il huma l’air et regarda autour de lui en quête d’une proie, puis pencha la tête sur le côté et tendit l’oreille. Il ne peut pas nous entendre, songea Rhianna alors même que son pouls résonnait à ses oreilles comme un grondement de tonnerre. Il ne peut pas nous voir non plus.
Mais pour avoir passé du temps parmi les strengi-saats, la jeune fille savait que leur vision était pénétrante, et qu’ils parvenaient à se déplacer même dans le noir le plus complet. Alors, pourquoi celui-ci ne nous a-t-il pas déjà repérés ?
Le brouillard, réalisa-t-elle soudain. Myrrima avait oint ses paupières en lui promettant qu’elle pourrait y voir à travers le brouillard. À cet instant, Rhianna comprit que cette femme altière avait dit vrai, et qu’elle était donc une magicienne. Un désir brûlant de lui ressembler flamboya dans une partie de son âme.
Rhianna dégoulinait de sueur. C’était comme si son corps tentait de se purger de l’opium que le guérisseur lui avait donné, en expulsant la drogue par chacun de ses pores. La jeune fille se lécha la lèvre supérieure. Sa transpiration avait le goût amer de l’opium et des acides rejetés par son corps.
Il lui semblait que le strengi-saat ne pouvait manquer d’entendre ou de sentir les fugitifs. Mais la créature demeura immobile tandis que la gabarre filait vers elle, dérivant légèrement et se mettant à osciller ; et de leur côté, les adultes à bord restèrent figés comme des lapins effrayés qui ne bougent pas un poil de moustache jusqu’à ce que vous plongiez une main dans l’herbe haute pour les saisir par les oreilles.
L’eau léchait doucement les flancs du bateau, mais le courant était rapide ; il gargouillait parmi les rochers et sifflait entre les parois du canyon. Les petits bruits produits par leur passage étaient peut-être masqués par le clapotis des remous.
La plaie de Rhianna lui faisait mal au ventre. Comme les fugitifs approchaient du strengi-saat, la jeune fille fut submergée par la terreur que lui inspirait le monstre, la peur qu’il la viole de nouveau et tente d’implanter ses enfants dans sa matrice. Elle serra les mâchoires de crainte que la bête entende ses dents s’entrechoquer ou qu’elle-même laisse échapper un cri. Alors, elle réalisa qu’elle agrippait son poignard si fort que sa main en était douloureuse.
Soudain, il y eut un mouvement dans le bateau. Hadissa, le petit homme à la peau sombre originaire d’Indhopal, se leva sans un bruit, arma un bras et projeta quelque chose. Une dague tournoya dans les airs et alla se loger dans la tête du monstre, se plantant dans son tympan jusqu’à la garde avec un bruit mat.
Le strengi-saat poussa un cri étranglé, presque un gémissement. Il bondit en avant et atterrit dans l’eau qui lui montait jusqu’à la poitrine. Puis sa tête s’enfonça sous les vagues, et il se débattit en agitant désespérément bras et jambes.
Sans crier gare, une deuxième ombre se laissa tomber depuis les arbres et, décrivant un arc dans les airs, atterrit en silence sur la rive. Le strengi-saat pencha la tête sur le côté avant de se propulser au-dessus de l’eau, à une douzaine de pieds de hauteur.
Comme il approchait de la gabarre, Hadissa fit un bond fantastique pour l’intercepter. L’assassin possédait maints Dons de Force et d’Agilité ; il parut presque voler à la rencontre de la bête. Son cimeterre sortit de son fourreau en chantant, et le strengi-saat poussa un aboiement surpris. Sans doute avait-il vu son adversaire au dernier moment. Il leva une patte griffue.
Hadissa frappa d’un geste vif autant que féroce. Avec un son métallique, sa lame se brisa sur la patte osseuse du strengi-saat. Celui-ci tomba et s’écrasa sur la gabarre, qui tangua follement. Craignant qu’elle se retourne, les enfants poussèrent des cris terrifiés.
La bête leva la tête et rugit. Myrrima pivota en brandissant une perche, qu’elle lui abattit sur la tête.
Rhianna entendit un coup sourd et un bruit d’éclaboussures comme Hadissa heurtait d’abord le flanc du bateau, puis la surface de la rivière.
Martelant les planches de la coque, Borenson se rua à l’attaque. Au même moment, les narines du strengi-saat frémirent, et la bête plongea vers l’ouverture entre les caisses, la gueule grande ouverte comme pour se saisir de Rhianna.
Mais la jeune fille avait un secret. Quand elle avait cinq ans, les hommes de son père s’étaient lancés à sa recherche. Dans une tentative désespérée pour la soustraire à son attention, la mère de Rhianna lui avait fait prendre un unique Don de Métabolisme prélevé sur un whippet. Depuis, Rhianna vieillissait deux fois plus vite. Même si elle n’était née que neuf ans plus tôt, elle ressemblait à une adolescente de treize ans – et elle pouvait se déplacer à une vitesse aveuglante.
Mue par une terreur atroce, elle se jeta sur le côté pour échapper au strengi-saat. Sa plaie recousue s’embrasa de douleur comme elle frappait avec son poignard, l’enfonçant dans le tympan du monstre jusqu’à la garde.
Autrefois, sa mère lui avait dit que si elle avait, un jour, besoin de frapper un adversaire, elle ne devrait jamais se contenter d’un seul coup mais en porter autant que nécessaire pour qu’il cesse de bouger. Aussi la main de la jeune fille devint-elle floue tandis qu’elle plongeait encore et encore sa dague dans la tempe du monstre.
Soudain, elle réalisa que Fallion avait bondi à sa rescousse et qu’il poignardait l’autre tympan du strengi-saat avec son couteau long. Pourtant, la créature s’obstinait à tenter de prendre Rhianna dans sa gueule. Vaguement, la jeune fille eut conscience que Fallion criait :
— Écarte-toi d’elle ! Laisse-la !
L’enfant se faufila entre Rhianna et le monstre pour faire à la jeune fille un bouclier de son corps. Il essayait tout à la fois de repousser le strengi-saat et de protéger Rhianna, ainsi qu’il l’avait juré. Si rares étaient les gens qui, avant lui, avaient honoré une promesse faite à la jeune fille que celle-ci s’interrompit pour l’observer, la bouche arrondie en un O de surprise.
Stupéfaite par l’assaut féroce de Fallion, la créature eut un brusque mouvement de recul. Borenson se jeta alors sur elle, lui enfonçant son marteau de guerre dans le dos. Le strengi-saat jaillit dans les airs, se propulsa en arrière par-dessus le bord de la gabarre et tomba dans l’eau en soulevant une gerbe d’éclaboussures.
Rhianna s’accroupit. Du sang chaud gouttait sur sa main, et son cœur battait si fort qu’un instant, elle eut peur de mourir. Bouche bée, elle dévisagea Fallion, qui lui adressa un large sourire et essuya sa lame sur sa tunique.
Les yeux de Rhianna s’embrumèrent. Voici quelqu’un à qui je peux faire confiance, songea-t-elle.
Soudain, Hadissa se hissa par-dessus le plat-bord et se coula au fond du bateau en un tas dégoulinant. La gabarre tangua à peine. Le petit homme se redressa, accroupi tel un danseur, attendant de voir si d’autres monstres allaient se manifester.
Myrrima empoigna une rame et redressa le bateau. Un rugissement liquide annonçait la présence de rapides droit devant ; elle mit le cap sur un V d’eau noire. Personne ne dit rien. Tout le monde écoutait. Seul le vent sifflait dans les branches des pins.
Rhianna se palpa le ventre pour s’assurer qu’elle n’avait pas fait sauter ses points. Quand elle sentit quelque chose de tiède et de poisseux sous ses doigts, elle recula vers le fond de l’abri et tenta de ne plus bouger.
Ne dors pas, s’intima-t-elle. Ne cède pas au sommeil. Dormir, c’est idiot. Les gens meurent quand ils se laissent surprendre endormis.
Pourtant, elle osa fermer les yeux.
Fallion veille sur moi.