CHAPITRE X
LA CHARGE
Tous les hommes naissent, et tous les hommes meurent.
L’important est de célébrer chaque moment entre les deux.
Maître du Foyer Waggit
Asgaroth venait à peine de disparaître dans les bois lorsque le chancelier Waggit rassembla ses troupes montées dans la cour principale, derrière la porte de Château Coorm. Il savait qu’il devait briser le siège et envoyer des hommes à la poursuite des guerriers d’Asgaroth. Mais il n’osait pas les faire charger en pleine nuit ; aussi attendit-il l’aube.
… Une aube qui refusa de venir. À la place, d’épais nuages s’amoncelèrent dans les cieux, formant comme une dalle d’ardoise grise qui oblitéra toute lumière. Pour ajouter à cette atmosphère lugubre, la pluie se mit à tomber en lourds rideaux.
Lorsque le jour se leva enfin, il parut presque aussi sombre que la nuit. Les champs étaient déjà trop détrempés pour une charge sûre, mais Waggit n’avait pas le choix. Il devait agir vite. Aussi ordonna-t-il à trois cents hommes de rester là pour assurer la protection du château, avant d’abaisser le pont-levis dans un cliquetis de chaînes et un grincement de gonds.
Un millier de lanciers sortirent en file ordonnée, leurs chevaux marchant au pas suivis par deux mille archers munis d’arcs en acier. Les sons devinrent diffus. Le craquement du cuir, le martèlement des sabots, les quintes de toux étouffées, le cliquetis des armures huilées sous les surcots semblaient fuyants comme des lapins qui bondissent dans les taillis devant les chiens de chasse, leur queue blanche disparaissant en un clin d’œil entre deux touffes d’ajoncs.
Ainsi les lanciers prirent-ils possession du champ gris, et les archers derrière eux.
Dans le lointain, au sommet des douces collines du village, des cors de guerre mugirent. À travers un rideau de pluie, Waggit put distinguer l’ombre des hommes qui abandonnaient les maisonnettes de pierre et, usant de l’abri des haies, filaient en direction des bois.
Le chancelier gloussa. Les soldats d’Asgaroth n’avaient pas l’intention de se battre, il le voyait bien. À un affrontement direct, ils préféreraient une chasse dans la forêt. Ils utiliseraient le couvert des arbres et décocheraient des flèches à leurs poursuivants depuis des fourrés dans lesquels les chevaux ne pourraient pas charger.
Il n’y aurait aucun moyen facile de les débusquer. La pluie ne permettrait pas de mettre le feu aux bois. Il nous faudra donc les traquer et les abattre un par un, songea Waggit. Il soupçonnait que ses hommes étaient plus nombreux que ceux d’Asgaroth, mais ne pouvait pas en être certain. D’un autre côté, il en aurait la confirmation (ou pas…) bien assez tôt.
Il porta son cor à ses lèvres. C’était un instrument antique ; son embout en ébène sentait la laque, la bière aigre et les dents pourrissantes de son précédent propriétaire. Waggit souffla de toutes ses forces, produisant une longue plainte qui fit trembler le cor contre sa paume.
Lentement, ses troupes s’avancèrent – et soudain, la pluie redoubla d’intensité, se changeant en torrents gris qui masquèrent les collines devant eux. Waggit fit volter sa monture et dirigea la charge vers le sud. Il talonna son cheval qui se mit à galoper en aveugle, faisant jaillir de la boue sous ses sabots.
Waggit était seul avec ses pensées et la peur qui lui serrait la gorge. Il serait content quand cette journée se terminerait, content de rentrer chez lui pour retrouver sa femme et s’asseoir près d’un bon feu avec sa fille sur les genoux. Dans son esprit, il conjura une scène où la petite Farion gloussait tandis qu’il chantait pour elle et faisait rôtir des noisettes avec du beurre et du sel de mer dans la cheminée. Leur chaton jaune leur tournait autour en essayant de comprendre ce qu’ils fabriquaient.
Voilà comment ce sera, songea Waggit. Aucune alternative n’était acceptable.
Bien trop vite, les troupes émergèrent des cataractes. Devant elles se dressaient un muret de pierre et une haute haie qui leur bloquait le passage à gauche comme à droite. Plus loin, un vieux portail à moutons fait de perches barrait la route déserte qui s’enfonçait dans les bois détrempés.
Cette route était gardée par les soldats d’Asgaroth. Derrière le portail, Waggit aperçut des guerriers d’Internook recroquevillés dans leur manteau en peau de phoque, leur casque à cornes leur donnant un comique aspect bovin mais leurs énormes haches de bataille prêtes à frapper. D’autres hommes se tenaient derrière le mur de pierre des deux côtés du portail, l’arc à la main.
— Nettoyez-moi ça ! hurla Waggit à ses troupes.
Un bouclier sur l’avant-bras gauche et une lance noire calée au creux du coude droit, il hocha brusquement la tête, faisant tomber en place la visière de son casque. Puis il talonna sa monture.
Des flèches se mirent à siffler à ses oreilles tandis qu’il fonçait vers le portail. L’une d’elles filait vers sa poitrine ; seule la chance permit à Waggit de déplacer son bouclier de sorte que la pointe en heurta le bord et que le projectile ricocha vers le ciel. Une autre flèche érafla son épaulette. Une troisième frappa sa monture près de la gorge et se brisa sur son carapaçonnage. La tête métallique se planta dans la cuisse du chancelier.
Waggit entendit des chevaux hennir de douleur et des hommes pousser des grognements de surprise derrière lui comme d’autres traits les atteignaient. Puis ses propres archers ripostèrent, décochant une volée de flèches qui obscurcit les cieux.
Les guerriers armés de hache rugirent de colère. Waggit vit un colosse dont les longues tresses dorées pendaient sur ses épaules arracher un projectile de son ventre, le brandir dans son poing et lécher le sang qui le maculait comme pour se moquer des efforts pitoyables de l’ennemi. Pour finir, il mordit dans la hampe qu’il cassa en deux avant de la recracher et cala sa hache sur son épaule, les yeux flamboyants. Tout dans son attitude clamait qu’il ne bougerait pas de son poste.
Cet homme est à moi, songea Waggit, dirigeant son cheval vers l’effrayant guerrier. Quand je tenterai de sauter par-dessus le portail, il éventrera ma monture. Il n’attend que ça. Mais le chancelier avait une lance à la main, une lance froide et humide que la pluie rendait glissante. Il l’agrippa plus fort pour stabiliser sa visée tandis qu’il se penchait sur l’encolure de son cheval.
Soudain, il prit conscience d’une douzaine de cavaliers qui galopaient avec fracas de chaque côté de lui et juste derrière. Ceux de gauche tenaient leur bouclier de leur main gauche, tandis que ceux de droite le tenaient de leur main droite. Ainsi formaient-ils un mur de métal à l’abri duquel ils fonçaient vers leur destinée.
Le cheval de Waggit bondit pour franchir le portail, et le chancelier braqua sa lance vers la tête du monstrueux seigneur de guerre. Celui-ci grimaça, révélant ses dents ensanglantées. Il voulut esquiver et, en même temps, lever sa hache d’un geste vif pour étriper l’étalon en plein saut. Mais Waggit fut plus rapide. La pointe de sa lance mordit dans le visage du guerrier, brisant ses os et lui transperçant le crâne.
— Mange ça ! s’écria Waggit.
Puis le poids de la carcasse lui arracha sa lance de la main, et il se retrouva de l’autre côté du portail. Son cheval retomba sur la route boueuse, glissa et s’écroula. Des flèches filèrent au-dessus de la tête de Waggit ; l’une d’elle se brisa sur son casque. Le reste de la cavalerie suivait de près, et Waggit réalisa qu’il allait se faire piétiner s’il ne dégageait pas très vite.
Il tenta de sauter à terre et de tirer son sabre alors que son cheval s’efforçait vainement de se relever. Déséquilibré, il tomba et se sentit glisser sur la route, comprenant mais trop tard que l’ennemi avait piétiné celle-ci et pissé dessus afin de la changer en gadoue et de ralentir la charge ennemie. Il entendit d’autres chevaux s’écrouler derrière lui et eut le bon sens de chercher à les esquiver.
Tenant son bouclier au-dessus de sa tête, il voulut bondir sur ses pieds mais ne réussit qu’à se traîner maladroitement vers la sécurité d’un hêtre. Un étalon s’affala tout près de lui, heurtant sa jambe et le faisant basculer en arrière.
Un guerrier d’Ashoven, en armure de bataille aussi grise que la pluie, se précipita vers Waggit en brandissant son épée pour lui porter le coup fatal. Son souffle formait un nuage autour de sa barbe noire. Waggit ne put que lever sa propre épée pour parer faiblement.
Mais soudain, un cavalier déboula au grand galop dans un fracas de tonnerre. Sa lance cueillit le guerrier ennemi dans le ventre et le souleva de terre. Si puissante était la poigne du nouvel arrivant que l’homme fut emporté, son visage changé en un masque de stupeur et de regret, jusqu’à ce que le cavalier se décide à se débarrasser de lui et de sa lance en les jetant sur le côté.
Waggit fit volte-face, cherchant d’autres adversaires du regard. Mais il était un érudit plutôt qu’un guerrier, et des combattants plus émérites, possédant davantage de Dons de Force et de Métabolisme, l’avaient déjà dépassé. Ils se livraient à un véritable carnage : les troupes d’Asgaroth ne faisaient pas le poids face à eux.
Waggit vit qu’en réalité, il y avait à peine une centaine d’hommes pour garder le portail – pas assez pour ralentir ses troupes, et à plus forte raison pour les arrêter. À présent, ils couraient le long de la haie en direction des bois, espérant échapper au massacre.
Soudain, Waggit prit conscience d’une douleur aiguë dans sa jambe, une sensation de pincement. Portant la main à son entrejambe, il sentit la hampe de la flèche brisée qui s’était plantée dans sa cuisse. Dans la chaleur de la bataille, il l’avait complètement oubliée. Il tira d’un geste vif, et sa jambe s’embrasa. Par chance, la flèche n’avait pas une de ces pointes larges qui lui aurait probablement sectionné une artère, mais une pointe longue et fine comme un clou, destinée à transpercer les armures.
Waggit baissa les yeux vers sa blessure. Le sang ne jaillissait pas à gros bouillons. La pointe avait manqué l’artère. Il la lécha pour se moquer des guerriers ennemis en train de mourir sur le champ de bataille et goûta le sel de son propre sang.
Jetant la flèche brisée à ses pieds, il l’écrasa dans la boue. Puis il tira son mouchoir et le noua autour de sa cuisse. Le mieux à faire pour le moment, c’était d’appliquer une pression constante. Et quel meilleur moyen pour ça que d’être assis sur le dos d’un cheval ? se demanda-t-il.
L’esprit embrumé par le chaos de la bataille, il décida de poursuivre et de laisser la plaie se refermer tandis qu’il traquerait et massacrerait les éclaireurs d’Asgaroth.