CHAPITRE XI
MAÎTRESSE DE LA CHASSE
Durant une bonne bataille, chaque homme est un chasseur,
et chaque homme est une proie.
Seigneur Borenson
Iomé tendait l’oreille, guettant des bruits de poursuite, mais le gargouillis et le clapotement de la rivière qui coulait entre les rochers et les branches basses masquaient tous les autres bruits. Malgré plusieurs Dons d’Ouïe, elle n’entendait rien d’autre que le sifflement du vent dans les arbres, la course des rats d’eau qui filaient occasionnellement entre les roseaux sur la rive, le cri des chouettes chevêches en chasse et, enfin, le léger ronflement des enfants dans leur abri de fortune.
Les lieues filaient sous la coque de la gabarre, et pour chacune d’elles, Iomé s’autorisait à se détendre un peu plus.
Au-dessus des fugitifs, de gros nuages venus de l’ouest s’amoncelaient dans le ciel, oblitérant les étoiles. L’air était lourd, mais n’avait pas le goût familier du brouillard. Il était malsain et étouffant, si bien que chaque inspiration laissait Iomé suffocante comme une truite sortie de l’eau.
Soudain, le vent se leva et s’engouffra dans le canyon. Les pins s’inclinèrent et se balancèrent tandis que sur les berges, les roseaux séchés produisaient un bruissement sec et lugubre. Par-dessus son épaule, Myrrima jeta un coup d’œil à Iomé. L’inquiétude plissait son front.
Il y a d’autres Puissances à l’œuvre, réalisa Iomé. C’est peut-être Asgaroth qui envoie ce vent pour dissiper la brume sur la rivière. À moins qu’il ait une autre idée en tête.
Pendant un long moment, la tempête enfla. Les nuages s’épaissirent couche après couche, et la nuit s’assombrit. Puis des éclairs commencèrent à zébrer le ciel, verts comme une vieille ecchymose ; une pluie funeste se mit à tambouriner sur l’eau et à s’accumuler dans le fond du bateau.
Tandis qu’elle manœuvrait le gouvernail dans ses robes détrempées et alourdies, Iomé entendit sonner le premier des cors de guerre – un mugissement doux et lointain comme le braiement d’un âne. Leur timbre était trop grave pour qu’il s’agisse de cors de Mystarria.
Asgaroth. En amont, derrière eux. Quelqu’un avait découvert les strengi-saats morts dans la rivière ; à présent, il prévenait les autres chasseurs.
Durant une heure interminable, les cors continuèrent à se rapprocher. Cinq lieues en arrière. Trois. Une et demie.
La pente abrupte des rives et la végétation touffue qui les recouvrait ne semblaient pas ralentir leurs poursuivants. Les chasseurs devaient être à pied, mais ils possédaient sûrement des Dons de Force, de Métabolisme et de Constitution ; aussi pouvaient-ils courir plus vite qu’un homme ordinaire, plus vite même que ne coulait le torrent qui emportait la gabarre à environ quatre lieues de l’heure à travers les collines. Mais bientôt, l’embarcation s’enfoncerait entre des vallées profondes où le courant ralentirait et où les chasseurs progresseraient plus facilement.
Iomé reporta son attention sur Myrrima et Hadissa. Tous deux possédaient des Dons d’Ouïe. Eux aussi avaient entendu leurs poursuivants et paraissaient inquiets.
— Rapprochez-vous du bord, chuchota Hadissa en plongeant la main dans un paquetage dont il sortit ses armes.
Il avait emporté un étrange arsenal : fléchettes de lancer pareilles à des dagues minuscules, leur lame verdie par du poison de maléfine ; un garrot tissé de fils dorés ; une massue en acier incurvée ; un arc de corne dont la vigueur déclinerait rapidement dans les bois humides. Il fixa les fléchettes à sa ceinture, enroula le garrot autour de sa taille et acheva de se préparer pour un assaut furtif.
Arrivé à l’arc, il hésita. Il n’osait pas sortir une si belle arme de son étui de toile huilée, de peur de l’endommager. La colle qui liait entre elles les différentes couches de corne se déliterait en l’espace de quelques heures.
Mais le besoin des fugitifs était grand. Au final, Hadissa prit son arc sans le déballer, ainsi que deux carquois pleins de flèches.
Iomé dirigea leur embarcation vers un rocher.
— Vous voulez de l’aide ? demanda-t-elle.
Elle craignait qu’Hadissa soit sur le point de se lancer dans une mission suicide. Il était peut-être l’homme le plus dangereux du monde, mais même lui ne pourrait pas vaincre l’armée d’Asgaroth seul.
Hadissa lui adressa un sourire bravache.
— Il est temps pour moi de rembourser une vieille dette.
Iomé acquiesça. Bien des années auparavant, des assassins venus d’Indhopal avaient tué la mère, le frère et les deux sœurs de son époux. C’était un pur coup de chance que Gaborn leur ait échappé : cette nuit-là, il était descendu en douce au jardin pour jouer avec les ferrins sauvages.
Ainsi Hadissa avait-il manqué d’éliminer l’enfant qui, plus tard, deviendrait le Roi de la Terre.
Lorsque Gaborn avait rencontré le petit homme, des années plus tard, il avait regardé dans son cœur et vu ce qu’Hadissa avait fait. Le meurtre de sa famille l’avait dévasté. Mais dans le monde des Seigneurs des Runes, le travail des assassins était considéré comme nécessaire – voire honorable. Aussi Gaborn avait-il pardonné à Hadissa. Il l’avait même choisi, à une condition : qu’à compter de ce jour, le petit homme se consacre à protéger la famille qu’il avait jadis reçu pour mission d’éradiquer.
À présent, Hadissa allait tenter de se racheter.
— Le brouillard vous dissimulera, pourvu que le vent ne forcisse pas davantage, chuchota Myrrima. (Elle s’agenouilla, plongea sa main en coupe dans le courant et versa le contenu de sa paume sur Hadissa.) Bénies soient vos lames. Puissent-elles toujours toucher leur but, aussi longtemps que vous combattrez Asgaroth et les ennemis de l’Eau.
Hadissa s’inclina pour la remercier de sa bénédiction. Avec la grâce d’un chevreuil, il bondit hors du bateau et atterrit sur un rocher. Un moment, il demeura accroupi, parfaitement immobile tel un félin noir aux aguets. Puis il s’élança et disparut dans l’ombre d’un bosquet de pins. Même Iomé ne pouvait plus le voir ni l’entendre.
Il éclaircira considérablement leurs rangs, se convainquit-elle tandis que la gabarre poursuivait sa course inexorable.
Le bateau franchit un virage. Devant les fugitifs, un pont enjambait la rivière, une énorme arche de pierre naturelle au sommet de laquelle poussaient des pins. Des fougères s’accrochaient à ses flancs, et des plantes tombantes dégringolaient vers l’eau. En dessous, de gros rochers saillaient hors de l’eau, et la rivière se scindait en deux. Au-delà d’un V noir rugissaient des rapides.
Ce pont s’appelait Eiderstoffen. Un peu plus loin en aval, la rivière émergeait des montagnes et se déversait dans une large plaine. Là, elle ralentissait et allait se jeter dans les eaux plus chaudes du sinueux fleuve Dwindell. À partir du moment où les fugitifs atteindraient ce confluent, même s’ils ne se trouveraient plus qu’à vingt-cinq lieues de la côte et de la Cour des Marées, leur petite embarcation mettrait de longues heures à atteindre la sécurité du port.
Nos ennemis nous auront rattrapés bien avant. Iomé le savait, et elle se préparait mentalement à mourir, car elle soupçonnait qu’elle ne parviendrait pas à assurer le passage de ses fils à un moindre prix.
La gabarre filait vers l’arche de pierre. Iomé s’attendait à ce que Myrrima se tourne vers elle et lui demande s’ils devaient accoster pour porter le bateau en bas des rapides, mais Myrrima ne se retourna pas. Alors, elle dirigea la proue de la gabarre vers la zone la plus noire du V. Propulsée au-dessus du vide, l’embarcation chuta un instant et eut un soubresaut en heurtant l’eau écumante.
Tandis qu’ils passaient sous le pont de pierre, les fugitifs purent voir des centaines de nids d’hirondelles, taches de boue blanche et de brindilles contre la pierre sombre.
Puis ils laissèrent l’arche derrière eux, et Iomé aperçut un peu de neige dans les branches des arbres. Mais comme le bateau s’en approchait, la neige se souleva brusquement, et des oiseaux au pelage immaculé s’envolèrent en une nuée miraculeuse dont la vision coupa le souffle à Iomé. C’était des colombes des neiges ; elles avaient dû descendre des montagnes, où elles se nourrissaient de pignons et autres graines à la lisière des zones enneigées.
Une longue minute durant, Iomé observa le battement de leurs ailes blanches contre le gris sombre des nuages tandis qu’elles viraient de-ci de-là. Il lui sembla que c’était la plus belle chose qu’elle avait jamais contemplée.
La rivière décrivit une courbe devant l’embarcation. De l’eau blanche se mit à rugir et à mousser par-dessus les rochers. Pendant de longs moments, la gabarre tangua, et certains des enfants hurlèrent comme elle se cabrait. Des geysers écumants passèrent par-dessus le plat-bord. Le bateau heurta un rocher submergé, et la coque craqua sous l’impact. Puis le courant l’emporta de l’autre côté d’une seconde courbe ; les fugitifs jaillirent des collines et découvrirent un paysage de plaines devant eux.
Arrivée en eaux lentes, la gabarre se stabilisa. Iomé aperçut une petite chaumière perchée au haut de la rive, ses murs de pierre et son toit de paille à demi dissimulés derrière un écran de roseaux. Une balançoire de corde pendait à la branche d’un orme penché au-dessus de la rivière, et une petite barque de pêche était tirée au sec. Mais la vision de cette paisible maisonnette n’apporta nul réconfort à Iomé, car elle laissait supposer la présence d’une route parallèle à la rivière. Nos poursuivants vont avancer encore plus vite.
Le rugissement des rapides s’estompa derrière les fugitifs. Pendant vingt minutes, ils progressèrent lentement, craignant à chaque méandre de la rivière que les troupes d’Asgaroth les attendent de l’autre côté. Mais le temps passait, et ils ne voyaient rien. Alors, Iomé réalisa qu’Hadissa, le courageux Hadissa, retenait bel et bien une armée à lui seul.
Ils naviguèrent encore vingt minutes avant qu’Iomé entende un nouveau son de cor, guère plus d’une lieue en arrière. Mais cette fois, c’était un cor de Mystarria. Des cors plus graves lui répondirent férocement.
— La bataille s’engage, commenta le seigneur Borenson en empoignant son marteau de guerre et en jetant vers l’amont de la rivière un coup d’œil plein de regret. Les hommes de Waggit sont enfin arrivés.
— Nous pouvons l’espérer, acquiesça Iomé.
Ils continuèrent à se laisser emporter par le courant paresseux qui ne leur offrait nulle protection.
Iomé regarda en arrière. La chaumière n’était plus qu’un petit point à l’horizon, mais avant que la gabarre franchisse une large courbe, Iomé vit des silhouettes sombres qui couraient le long de la berge, disparaissant et réapparaissant entre les arbres. Puis le bateau s’engagea dans la courbe qui, l’espace de quelques instants, allait le dissimuler à ses poursuivants.
C’est mon tour, songea Iomé. En silence, elle prit son épée longue et bondit hors de l’embarcation. L’eau était peu profonde, pas plus de trois pieds, et d’un froid saisissant. Iomé retomba à une douzaine de mètres du rivage, pataugea entre les roseaux et escalada une berge couverte de mousse épaisse.
Au-dessus d’elle, les cieux étaient gris et froids. Il pleuvait toujours. La fine brume qui avait plané sur l’eau toute la matinée continuait à tenir. Iomé savait qu’elle aveuglerait les chasseurs. Furtivement, elle se hissa jusqu’en haut de la berge et se posta derrière un arbre pour guetter leurs poursuivants.
Elle n’eut pas à attendre longtemps. Plusieurs guerriers d’Internook gros et gras, armés de haches, apparurent au sortir de la courbe. Soufflant comme des bœufs, ils couraient trois fois plus vite que des hommes ordinaires.
Ils sont rapides, songea Iomé, mais pas autant que moi. Elle possédait dix Dons de Métabolisme, soit trois fois autant que ces guerriers. En matière de rapidité, ils n’avaient aucun espoir de l’égaler. Et soudain, les attributs qui, depuis neuf ans, la précipitaient vers sa propre mort devinrent un atout pour Iomé, alors même que sa vie touchait à sa fin.
Lorsque les guerriers arrivèrent au niveau de son arbre, elle bondit devant eux. Le choc de voir cette vieille femme jaillir de la brume et se ruer vers eux écarquilla les yeux des chasseurs. Ils tentèrent de s’arrêter, tentèrent de lever leurs armes. L’un d’eux cria : « Och ! » Mais grâce à sa vitesse supérieure, Iomé esquiva leurs coups et, en trois coups d’épée, les décapita tous.
Leurs corps ne s’étaient pas encore écroulés quand elle fit volte-face et s’élança le long de la rivière sur les traces de la gabarre. Elle demeura dans les broussailles de la berge, mais désormais, le cours d’eau était bordé de part et d’autre par des pâturages qui ne lui offraient guère de couverture.
Au matin, elle traversa une prairie où des lapins de garenne se figèrent sur son passage, les oreilles dressées et le pelage scintillant de gouttes de rosée. Deux tétras jaillirent d’un buisson en faisant froufrouter leurs ailes et, comme au ralenti, virèrent au-dessus de la tête d’Iomé. Je suis un fantôme dans la brume, songea-t-elle. Rapide, féroce et insaisissable.
Puis elle entendit des cris sur la rivière et fit volte-face pour regarder derrière elle. À cet instant, les cieux tremblèrent, et un arc de foudre les traversa d’un horizon à l’autre. Un vent violent s’engouffra entre les arbres, forçant les fiers ormes à s’incliner devant lui et couchant les herbes sèches sur le sol. Asgaroth, réalisa Iomé. Il tente de dissiper le brouillard.
Quelqu’un poussa une exclamation sur sa droite. Iomé vit que le vent avait poussé la gabarre vers la berge opposée, et que l’embarcation s’y trouvait coincée entre deux rochers. Elle tourna la tête vers l’amont de la rivière. Des silhouettes noires filaient entre les arbres le long de la rive.
Iomé se laissa tomber à plat ventre et rampa à travers les herbes hautes en direction du bateau, puis s’immobilisa derrière un tronc couché. Élimine Asgaroth, raisonna-t-elle, et les autres fuiront. Il est la seule cible qui compte.