CHAPITRE XIV
LA COUR DES MARÉES
La plus grande source de pouvoir d’un magicien réside en sa capacité à conserver un émerveillement enfantin tout au long de sa vie, et à préserver un intérêt vivace pour des dizaines de domaines d’étude.
Le magicien Binnesman
Quelques instants plus tard, Fallion était de retour à bord de la gabarre, qui reprit sa course vers l’océan.
Des nuages orageux recouvraient de nouveau le ciel, si lourds qu’ils furent forcés de larguer leur cargaison liquide. Une pluie fine mais persistante, à la fois tiède et sucrée, trempa bientôt les fugitifs, mais Fallion avait le cœur léger. Le chancelier Waggit avait envoyé des éclaireurs en aval et d’autres en amont pour tenir la route conduisant à la rivière, de sorte que la gabarre voyageait désormais en sécurité.
Fallion dormit une bonne partie de la journée. Quand il s’éveilla, l’après-midi touchait à sa fin. La Gyell avait rejoint le large fleuve Dwindell et coulait maintenant à travers de riches terres cultivées. Le soleil brillait de tous ses feux.
Les fugitifs dépassèrent des villages de chaumières nichées le long du rivage, où leur passage fut salué par le cacardement des oies domestiques. Les enfants piochèrent dans les abondantes provisions et firent un délicieux repas de pain au fromage, de jambon et de jus de pomme. Serre sauta à l’eau pour s’ébattre dans la rivière avec un large sourire. Elle nageait aussi bien qu’un phoque. Elle invita les autres à la rejoindre, mais aucun d’eux n’en eut le courage.
Fallion trempa sa main dans l’eau : elle n’était pas beaucoup plus chaude que la nuit précédente. Il se rallongea dans le bateau et regarda le soleil décliner à l’horizon. Le ciel était moucheté de nuages aux bords dorés.
Ainsi firent-ils un voyage plaisant jusqu’à la Cour des Marées, dont les tours jaillissaient vers le ciel ainsi que des lances, et dont les ponts cristallins soutenus par des statues antiques enjambaient l’océan d’une île à l’autre.
Le palais royal se dressait sur la plus haute colline de l’île principale. En temps normal, c’était là que Fallion et sa famille auraient passé la nuit. Le jeune garçon était né au palais, mais n’y était pas revenu depuis l’âge de deux ou trois ans. Il en gardait des souvenirs aussi flous que merveilleux. Mais même si, à en croire le chancelier Waggit, la cité était sûre, même si aucun assassin et aucun maraudeur n’arpentaient ses rues, Iomé rappela aux enfants qu’ils étaient en fuite, donc censés se cacher.
— Nous ne voulons pas attirer l’attention en franchissant les portes du château.
Aussi les adultes ramèrent-ils pour amener la gabarre à l’ombre du palais, dont les lumières diffuses brillaient derrière les fenêtres. À l’est, les majestueuses tours blanchies à la chaux semblaient jaillir de l’océan même, et Fallion distinguait les vastes alcôves ménagées au niveau de l’eau : des grottes éclairées abritant de larges bassins où, jadis, les ondines nageaient jusqu’au grand portique pour tenir conseil avec les rois.
Pour l’heure, nulle ondine ne se prélassait sous le porche ; seuls quelques phoques se vautraient sur les rochers tandis que des goélands blancs à dos gris flottaient sur l’eau non loin d’eux. Fallion aurait bien voulu manœuvrer son embarcation vers ce refuge et gravir les marches avec ses compagnons.
Au lieu de ça, la gabarre contourna l’île et s’enfonça dans les ombres profondes pour gagner les quais malodorants où étaient amarrés des centaines de bateaux de pêche. Ici, la puanteur des entrailles de poisson et du crabe bouilli se mêlait à l’air marin.
Dans une obscurité épaisse comme de la poix, les fugitifs s’amarrèrent sous une jetée et se traînèrent jusqu’à une auberge anonyme dont Borenson leur avait assuré qu’elle « n’était pas si terrible qu’elle en avait l’air ».
Il avait raison. L’extérieur du bâtiment était sombre et décrépit, mais une atmosphère chaleureuse régnait à l’intérieur. Une bonne odeur de beignets de poulet, de pain beurré et de pommes au four fit très vite saliver les enfants. La salle commune était propre et, à la place des pêcheurs mal embouchés, des catins et des pirates que Fallion s’imaginait trouver, la plupart des clients semblaient être d’honnêtes marchands qui avaient amené leur femme ou leurs amis pour s’offrir un bon repas.
Tandis que Borenson s’occupait de leur louer une chambre, Fallion regarda autour de lui. Un trio de ménestrels jouait près de l’âtre. Près de chaque porte et de chaque fenêtre était accrochée une image du Roi de la Terre : un homme vêtu de robes de voyage vertes, avec une grande capuche et une cascade de feuilles en guise de barbe et de cheveux. Sauge, qui n’avait que trois ans, vit ces décorations et s’écria :
— Regardez, c’est Hostenfest !
Hostenfest était déjà passé depuis un mois, mais les jeunes enfants n’avaient aucune notion de temps, et leur soif de jeux et de cadeaux était inextinguible.
— Ces images sont là pour honorer le Roi de la Terre, expliqua Myrrima à sa fille.
Et Fallion devina qu’elle avait raison. Elles étaient là pour inviter l’esprit de son père à rendre visite aux occupants de l’auberge.
Borenson paya le gros homme qui se tenait derrière le comptoir. Mais à l’instant où Myrrima poussait les enfants vers l’escalier, l’aubergiste avisa Fallion et rugit :
— Hé, qu’est-ce que tu planques dans ta poche, petit ?
Fallion leva les yeux. Humfrey venait de remuer dans une des poches de sa tunique.
— Ce n’est que mon ferrin apprivoisé, murmura le jeune garçon.
— Je n’en veux pas ici ! Sales petits voleurs ! gronda l’aubergiste.
— Humfrey ne vole pas, répliqua Jaz en un mensonge flagrant.
Tous les ferrins volaient : c’était dans leur nature.
— La saison dernière, des clients se sont plaints que leurs bijoux et leur or disparaissaient. En tout, des dizaines de larcins ! J’ai viré deux de mes filles avant qu’on attrape cette vermine, tempêta l’aubergiste en désignant, du menton, une petite fissure dans l’angle où l’escalier rejoignait le sol dallé de son établissement.
Évidemment, il l’avait tué, réalisa Fallion. Les aubergistes étaient réputés pour haïr les ferrins.
— Humfrey ne volera rien ici, affirma-t-il.
Saisi par une brusque inspiration, il se dirigea vers le coin de la pièce, s’agenouilla sur les dalles tachées de bière et sortit le ferrin de sa poche. Humfrey regarda autour de lui en clignant de ses grands yeux sombres. Fallion réfléchit un moment. Les ferrins n’avaient, à sa connaissance, pas de mots pour « or » ou « joyaux ». À la place, ils utilisaient un sifflement qui signifiait « lumière du soleil ». Aussi Fallion ordonna-t-il dans la langue d’Humfrey :
— Lumière du soleil. Chasse la lumière du soleil.
Le ferrin se dressa sur ses pattes arrière et balaya du regard l’auberge bondée. À la vue des humains qui le fixaient avec des mines coléreuses, ses moustaches frémirent, et son nez remua comme il humait l’air en quête d’une odeur de danger.
Borenson dut comprendre ce que Fallion essayait de faire.
— Tiens. Montre-lui ça.
Il tendit un aigle d’argent dans sa paume, de façon à ce que le métal capte et renvoie l’éclat des lampes.
— Chasse la lumière du soleil, répéta Fallion en poussant le ferrin vers la fissure au pied du mur.
Humfrey renifla le trou, puis poussa une exclamation ravie en comprenant ce que voulait son jeune maître. Aussitôt, il plongea dans le trou.
Fallion avait vu quel genre de dégâts les ferrins pouvaient causer à un bâtiment. Ils aimaient creuser leur terrier sous les rochers et les arbres, mais également sous les fondations des maisons. Aussi constituaient-ils une nuisance pour les humains. Parfois, un de leurs tunnels s’effondrait, entraînant tout un mur avec lui.
C’était arrivé à la cordonnerie de Château Coorm au printemps précédent. Un mur s’était écroulé. En allant voir ce qui se passait, Fallion avait trouvé le cordonnier et ses voisins en train de fouiller les fondations pour mettre à jour des tunnels de ferrin. Ils avaient découvert un nombre étonnant de minuscules salles souterraines, aux parois parfois étayées à l’aide de pavés volés. Toutes contenaient des piles de boutons, de morceaux de cuir, de dés à coudre, de bouts de ficelles et de clous à semelle. Le cordonnier avait blêmi de rage en réalisant quelle quantité de marchandise les ferrins lui avaient dérobée au fil des ans.
— Cinq cents clous à semelle ! répétait-il en boucle. Que comptaient-ils en faire ? Ils ne fabriquent pas de bottes !
Fallion n’eut pas à attendre plus d’une minute avant qu’Humfrey ressorte par la fissure. Dans sa gueule, il tenait un aigle d’or, une pièce qui suffirait facilement à payer la location d’une chambre pour une semaine.
Fallion la prit et la lança à l’aubergiste, qui mordit dedans pour voir si c’était une vraie, puis éclata d’un rire tonitruant. Il ne devait pas toucher de pièce semblable plus d’une fois par mois. Il dévisagea pensivement Fallion, comme s’il réfléchissait, puis lâcha :
— Voyons ce qu’il peut trouver d’autre là-dedans.
Fallion siffla un ordre, et Humfrey disparut de nouveau dans le trou.
L’aubergiste devait bien se douter qu’un certain nombre de pièces étaient entreposées dans le terrier, mais comme le cordonnier, il ne pouvait pas en estimer la quantité exacte. Démonter les murs et le plancher pour se mettre à leur recherche lui apparaissait sans doute comme une opération risquée et d’un coût prohibitif. Un ferrin pouvait facilement creuser jusqu’à cinquante mètres dans n’importe quelle direction, et un terrier relativement ancien était susceptible de compter des dizaines de tunnels.
Plusieurs longues minutes s’écoulèrent avant qu’Humfrey réapparaisse. Cette fois, il tenait dans sa gueule un pendant d’oreille garni de perles de verre bon marché. L’aubergiste parut quelque peu déçu, mais il dit :
— D’accord. Ton ferrin peut rester, à condition que tu le fasses chercher encore un peu.
— Entendu.
Toute la « famille » monta à l’étage, Borenson et Myrrima se conduisant comme les parents de cette nombreuse marmaille tandis qu’Iomé se faisait passer pour la grand-mère.
Jamais Fallion ne s’était trouvé autant à l’étroit. Mais il ne tarda pas à s’installer dans un coin, où il étendit une couverture pendant que sa mère allumait un feu dans la petite cheminée. Myrrima coucha ses propres enfants, et Borenson redescendit dans la salle commune pour écouter les derniers ragots et boire quelques chopes de bière.
Humfrey trouva un trou dans le mur, juste sous le lit, et s’y faufila. Toutes les quatre ou cinq minutes, il en ramenait un trésor de ferrin : un peigne de femme, un bouton d’ivoire ou une pièce d’étain. Chaque fois, Fallion lui donnait une croûte de pain ou une datte séchée pour le récompenser.
Le jeune garçon regarda danser les flammes en se demandant si le plancher était assez confortable pour y dormir. Il entendait de la musique s’élever entre les lattes, le martèlement régulier d’un tambour, pareil aux battements d’un cœur, et des éclats de rire occasionnels.
À sa grande surprise, Rhianna, qui s’était allongée près de Serre, ramassa sa couverture et son oreiller pour venir le rejoindre.
— Je peux dormir avec toi devant le feu ? demanda-t-elle. Je suis glacée jusqu’à la moelle.
— D’accord, dit Fallion en s’écartant pour lui faire de la place.
Rhianna s’installa à côté de lui. Leurs deux corps se touchaient légèrement. Fallion étudia sa joue, son menton. Les yeux bleu vif de la jeune fille contemplaient les flammes ; elle semblait perdue dans ses souvenirs. Elle avait glissé sa main droite sous son oreiller, et Fallion vit que ses doigts étaient crispés sur le manche de son poignard.
Évidemment, se dit-il. Elle ne dormira sans doute plus jamais tranquille. Il ne pouvait pas imaginer ce qu’elle avait subi, attaquée par les strengi-saats, puis abandonnée à demi-nue dans un arbre pendant que les monstres attendaient que leurs bébés éclosent et lui dévorent les entrailles.
Chacun de nous a ses propres monstres à combattre, songea Fallion en repensant à Asgaroth. Il passa un bras autour de Rhianna et se rapprocha d’elle pour lui chuchoter à l’oreille :
— Tout va bien. Je protège tes arrières.
Et il enveloppa la petite main de la jeune fille avec la sienne pour qu’ils tiennent le poignard ensemble.
Rhianna étouffa un sanglot, hochant la tête pour remercier Fallion. Au bout d’un long moment, quand elle fut profondément endormie, le jeune garçon parvint à s’assoupir à son tour.
Il lui sembla que plusieurs heures s’étaient écoulées lorsque les craquements du plancher le réveillèrent. C’était Borenson qui remontait de la salle commune. Fallion avait pensé qu’il ne s’était attardé en bas que pour boire, mais le garde du corps se lança aussitôt dans une conversation à voix basse avec Iomé.
— Nous avons de la chance, lui dit-il. J’ai trouvé un bateau qui part dans deux jours : le Léviathan. Son capitaine compte emprunter la route sud. J’ai pu nous réserver des places à bord.
Fallion ouvrit grand ses oreilles. Il avait trop de bon sens pour demander à Borenson où ils allaient. Visiblement, c’était un secret, et les soldats comme Borenson ne révélaient jamais un secret. Ce qui ne signifiait pas que Fallion ne pouvait pas l’espionner pour en apprendre davantage.
— La route sud ? répéta Iomé. Ça va prendre beaucoup plus de temps, non ?
— Ça rallongera notre voyage d’un mois ou deux, convint Borenson. Mais nous ne pouvons pas emprunter la route nord à cette époque de l’année, à cause des tempêtes de glace.
Rallonger leur voyage d’un mois ou deux ? s’étonna Fallion. Alors, il comprit que les fugitifs partaient très loin, laissant derrière eux tout ce qu’il avait jamais connu.
Iomé acquiesça à contrecœur.
— Vous n’avez pas payé trop cher, j’espère ? Nous ne pouvons pas nous permettre d’éveiller les soupçons.
— Les seules personnes qui entreprennent ce voyage sont des hors-la-loi, fit remarquer Borenson. Ils réclament toujours très cher. Mais j’ai réussi à négocier le prix. J’ai dit au capitaine que je m’étais fait trop d’ennemis ici à Mystarria, que j’avais suscité trop de jalousies. Que j’ai trop d’enfants et trop de choses à perdre. Et je lui ai raconté que je m’étais lassé de cette vie de combats. Il a eu l’air de tout gober.
— D’autant que votre histoire n’est pas très éloignée de la vérité. Je le vois en vous. Vous n’aimez plus vous battre comme autrefois. Donc, nous emprunterons la route sud et troquerons les tempêtes de glace contre les pirates. J’imagine que le capitaine est ravi : ça lui fera une épée de plus si nous sommes attaqués.
Fallion garda le silence tandis que Borenson grognait son assentiment, chuchotait « Bonne nuit » et ressortait discrètement de la chambre.
Roulant sur lui-même comme dans son sommeil, le jeune garçon leva les yeux vers sa mère. Assise dans un fauteuil à bascule, elle se balançait lentement. Ses cheveux argentés pendaient sur ses épaules, et en travers de ses genoux reposait une épée au clair, à la lame d’un argent plus étincelant que celui de ses cheveux.
Elle monte la garde, réalisa Fallion. Sa mère avait pris tant de Dons de Constitution qu’elle ne dormait presque jamais. Au lieu de ça, il lui arrivait de faire les cent pas très tard dans la nuit, s’autorisant à revivre un souvenir ou s’abîmant dans un rêve éveillé à la façon des puissants Seigneurs des Runes.
Iomé vit que son fils l’observait. Posant l’épée par terre à côté de son fauteuil, elle sourit à Fallion et lui fit signe de la rejoindre. Le jeune garçon ramassa sa couverture, puis se hissa sur les genoux de sa mère et se pelotonna dans son giron tandis qu’elle étendait la couverture sur lui.
— Mère, vous avez dit qu’un locus pouvait se trouver n’importe où, en n’importe qui, pas vrai ?
Iomé hésita et acquiesça.
— Ça signifie qu’Asgaroth pourrait posséder l’aubergiste, celui qui n’aime pas les ferrins ? Ou un des ménestrels ? Ou même vous ou moi, sans que personne n’en sache jamais rien ? s’enquit Fallion.
Iomé réfléchit un moment avant de répondre :
— Il n’est pas bon qu’un enfant se pose de telles questions au milieu de la nuit. Le pouvoir d’Asgaroth est trop effrayant. Mais il est important que tu saches la vérité.
Elle hésita de nouveau, et Fallion eut l’impression qu’il tentait de lui arracher un secret. Elle ne voulait pas lui dire ce qu’il avait besoin de savoir. Il décida de le découvrir, dusse-t-il le faire par ses propres moyens.
— Et vous dites qu’il se nourrit de mal ?
— Il semble que les locus s’installent toujours dans le cœur de gens maléfiques. En revanche, je ne suis pas certaine de la façon dont ils se nourrissent, rectifia Iomé.
— Donc, il en existe plus d’un, déduisit Fallion. Sont-ils très nombreux ?
Iomé commençait à comprendre ce que faisait son fils. Il l’interrogeait à la façon d’un capitaine réclamant son rapport à un éclaireur. Où se trouve l’ennemi ? C’était toujours la première question à poser. Quel est son nombre ? De quelles armes dispose-t-il ?
— Oui, il en existe plus d’un. Certains sont grands et puissants comme Asgaroth ; d’autres sont petits et faibles, pareils à des ombres maléfiques.
— Combien sont-ils ? s’enquit Fallion. Si père était capable de les voir, il a dû vous le dire.
Iomé le dévisagea, ses yeux noirs étincelant.
— Tu es tellement plus malin que nous tous. C’est une bonne question, mais je pense que même ton père l’ignorait. Cela dit, je ne crois pas qu’ils soient très nombreux. D’après ton père, tous les gens cruels ou cupides ne sont pas nécessairement habités par un locus.
— Donc, d’une certaine façon, les locus nous traquent, résuma Fallion. C’est bien ça ?
— Je suppose, acquiesça Iomé en se demandant où il voulait en venir.
C’était la question suivante : quelle est la cible de l’ennemi ?
— Chassent-ils comme des loups, ou plutôt comme des lions de montagne ?
— Que veux-tu dire ?
— Les loups chassent en meute. Ils suivent des troupeaux de moutons, de chevreuils ou d’élans.
Une fois, Fallion avait observé des loups, de loin. Durant une promenade matinale avec Waggit, alors que leurs montures atteignaient le sommet d’une colline, il avait vu une meute de loups creux poursuivre un cerf. Celui-ci courait à travers un champ, la tête haute de sorte que ses magnifiques andouillers jetaient des éclats dorés et ambrés dans la lumière du soleil, car c’était la fin du printemps et ils n’avaient pas encore perdu leur velours.
Trois loups talonnaient l’animal, et le cœur de Fallion s’était mis à battre plus vite comme il espérait que leur proie réussisse à leur échapper. Mais le cerf avait sauté par-dessus un tronc couché et était retombé dans une cuvette dissimulée par l’herbe haute. Soudain, il y avait eu un éclair gris. Un énorme loup creux tapi dans l’ombre s’était dressé en soulevant un nuage de poussière et avait bondi pour attraper le cerf par un cuissot.
Il ne s’était pas contenté de mordre. Il avait refermé sa mâchoire sur la patte du noble animal et, sans lâcher prise, avait pesé de tout son poids pour le faire trébucher. Le cerf était tombé et avait roulé dans l’herbe pendant que le reste de la meute se jetait sur lui en grondant et en aboyant. Un des prédateurs l’avait saisi à la gorge, et ils avaient commencé à se nourrir alors même que le cerf cherchait encore une échappatoire de son regard voilé.
Repoussant cette image, Fallion tenta d’expliquer sa question à sa mère. Il chercha un mot peu familier et ne put le retrouver.
— Les loups choisissent une proie ensemble et unissent leurs efforts pour l’attraper. Mais les lions de montagne chassent seuls.
Iomé s’humecta les lèvres. Elle revoyait les trois cavaliers qui l’avaient chargée sur la route au sud de Carris. Elle ne voulait pas effrayer son fils, mais elle ne voulait pas lui mentir non plus.
— Les locus chassent comme des loups, admit-elle.
Donc, ils m’ont choisi, songea Fallion. Ils essaient de me séparer du reste du troupeau. Pourquoi ?
— Comment puis-je me défendre ?
— Prépare-toi. Sois courageux, efforce-toi de faire le bien. C’est la seule façon pour toi de riposter. Ton père pensait même que nous pouvions les battre, si notre résolution était assez ferme.
Ce n’était qu’un espoir de son défunt époux – un espoir qu’Iomé ne partageait pas. Elle n’avait aucune idée de la façon de vaincre un locus.
— On ne peut pas tuer le mal, n’est-ce pas ? insista Fallion.
— Je ne crois pas, avoua Iomé. On peut tuer les gens maléfiques, mais je ne crois pas que cela fasse disparaître le mal. En revanche, à défaut de le tuer, on peut le combattre – en commençant par sa propre personne. Tu peux lutter pour te purger de tout le mal qu’il y a en toi.
Fallion pressa la main de sa mère comme si elle venait de lui dire tout ce qu’il voulait savoir. Pourtant, il lui posa encore une question.
— Père a combattu un locus, n’est-ce pas ? Quand il est descendu dans le Monde du Dessous ?
— Qui t’a raconté ça ? s’étonna Iomé.
Très peu de gens connaissaient toute l’histoire, et elle-même avait été le seul témoin de la bataille.
— J’ai deviné tout seul, répondit Fallion. Les gens disent que les maraudeurs sont maléfiques. Mais selon le Maître du Foyer Waggit, ce ne sont que des animaux. Donc, il devait y avoir quelque chose d’autre : un maraudeur fou, par exemple. C’est ce que j’ai toujours pensé. Mais je viens juste de réaliser. Le maraudeur n’était peut-être pas fou – juste possédé par un locus.
— Tu as raison, approuva Iomé en frissonnant. Les maraudeurs ne sont pas maléfiques. (Elle avait vu ces monstres dans leur antre, cinq fois plus gros que des éléphants, énormes et cruels. Elle avait vu comment ils découpaient des hommes en deux pour s’amuser. Mais elle avait également vu comment ils protégeaient leurs petits et s’occupaient d’eux.) Mais ce ne sont pas non plus de simples animaux. Ne commets pas l’erreur de les croire aussi stupides qu’un chien ou un ours. Ils sont aussi intelligents que toi et moi. Certains sont même brillants. Mais ils sont aussi assoiffés de sang, comme les loups. C’est dans leur nature.
— Le locus que père a combattu – c’était Asgaroth ?
Fallion se gratta le menton et fixa sa mère d’un regard pénétrant. Peut-être pensait-il qu’il s’agissait d’une vendetta.
— Non, le détrompa Iomé. C’était le maître d’Asgaroth. Elle se faisait appeler le Seul et Unique Maître du Mal.
Fallion acquiesça.
— Le Maître du Foyer Waggit dit qu’elle a tenté de prendre le contrôle des limbes il y a très longtemps. Elle a tenté de maîtriser les Runes de la Création, et le monde s’est brisé en un millier de milliers de Mondes d’Ombres.
Alors, pendant de longues minutes, Iomé lui relata la guerre que son père avait livrée aux maraudeurs. Elle lui raconta comment les mages de ces derniers avaient créé des runes géantes pour empoisonner et polluer la terre, comment Gaborn Val Orden était descendu dans le Monde du Dessous pour combattre le Seul et Unique Maître, puis avait vaincu Raj Ahten qui était lui aussi possédé par un locus.
Quand elle se tut, Fallion réfléchit avant de demander :
— Si les locus ne peuvent vivre qu’à l’intérieur de gens ou d’animaux, pourquoi veulent-ils détruire le monde ? Cela ne les tuerait-il pas également ?
— Je ne suis pas sûre qu’ils veuillent détruire le monde, avança Iomé. Certains pensent qu’ils veulent juste le changer, le rendre plus chaud afin que les maraudeurs puissent prendre notre place. Peut-être feraient-ils de meilleurs hôtes que les humains.
— D’après le Maître du Foyer Waggit, leurs sorts auraient fait mourir toutes les plantes, puis tous les animaux – et donc, détruit le monde, contra Fallion.
Iomé dut admettre que cela semblait probable.
— S’il a raison, reprit Fallion, ça signifie que les locus se fichent de pouvoir nous posséder ou non. Ce qu’ils veulent réellement, c’est détruire le monde. Mais pourquoi ?
Quel est l’objectif de l’ennemi ? songea Iomé. C’était une question vitale, à laquelle n’importe quel chef de guerre chercherait une réponse.
— S’il existe un millier de milliers de Mondes d’Ombres dans l’univers, pourquoi veulent-ils détruire précisément celui-ci ? poursuivit Fallion.
— Je n’en sais rien. Peut-être veulent-ils tous les détruire.
— Mais à l’origine, le Seul et Unique Maître n’essayait pas de détruire le monde. Elle voulait juste en prendre le contrôle. Et Myrrima dit que si elle pouvait, elle lierait ensemble tous les Mondes d’Ombres afin de régner dessus.
Iomé n’avait jamais envisagé cela.
— Alors, pourquoi détruire ce monde ? insista Fallion.
— Je n’en sais rien, répéta Iomé.
— La destruction de notre monde est peut-être la clé qui lui permettra de s’emparer des autres, raisonna Fallion à voix haute. (Il planta son regard dans celui de sa mère.) Si nous réussissions à capturer un locus, croyez-vous que nous pourrions lui poser la question ? Le torturer et le forcer à parler ?
C’était une idée tellement bizarre qu’Iomé fut tentée de rire. Mais Fallion était très sérieux.
— Il y a très peu de chance qu’une personne possédée par un locus te révèle quoi que ce soit d’intéressant, lui expliqua-t-elle. La plupart du temps, l’hôte n’a absolument pas conscience de ce qu’il porte en lui. Et même si tu parvenais à converser avec le locus, cela ne te mènerait à rien. Gaborn m’a dit un jour qu’une personne possédée par un locus peut raconter mille mensonges plus facilement qu’une seule vérité.
Fallion dévisagea sa mère par en dessous.
— Pourtant, il doit exister un moyen de combattre les locus. Ils ont peur de moi. Je crois qu’ils savent que je peux les vaincre. Tout ce que j’ai à faire, c’est trouver les armes adéquates.
Iomé garda le silence. Elle ne voulait plus parler de ça. En fait, elle craignait d’en avoir déjà trop dit. Elle ne voulait pas accabler son fils avec davantage d’informations, pas maintenant, pas alors qu’il venait juste d’affronter Asgaroth. Il avait besoin de sommeil, et elle avait besoin de lui donner de l’espoir.
— Quand j’étais petite, mon père m’a dit quelque chose, commença-t-elle. Mais tu dois comprendre que c’est un secret. Je ne l’ai jamais oublié. En fait, cela a, plus que n’importe quoi d’autre, contribué à faire de moi ce que je suis devenue.
— Qu’est-ce que c’est ? s’enquit Fallion.
Iomé attendit que croisse sa curiosité, puis répéta de mémoire :
— Les grands héros de l’ère prochaine – les Fallion, les Erden Geboren – sont déjà nés. L’enfant que tu vois téter le sein de sa mère commandera peut-être une armée un jour. Le bambin qui mange de la terre assis dans la rue sera peut-être le conseiller d’un roi. La petite fille qui puise de l’eau détient peut-être des pouvoirs qui feront d’elle une grande sorcière. La seule chose qui sépare ce qu’ils sont de ce qu’ils deviendront, c’est le temps – le temps, et la préparation. Tu dois te préparer à affronter ta destinée, quelle qu’elle puisse être. Étudie les bons livres. Entraîne-toi au maniement des bonnes armes. Fais-toi les bons amis. Deviens la bonne personne.
— Donc, je dois d’ores et déjà assembler mon armée ? en déduisit Fallion.
Il jeta un coup d’œil vers Jaz, qui dormait roulé en boule près du feu, et Serre qui, même dans son sommeil, serrait sa petite sœur Erin contre sa poitrine en une attitude protectrice. Puis son regard se posa sur Rhianna. Enveloppée d’une couverture noire, la jeune fille tenait toujours son poignard à la main.
— Oui, acquiesça Iomé. C’est le moment de commencer. Je crois que tu en auras bien besoin.
Elle était douloureusement consciente qu’elle ne vivrait pas assez longtemps pour contempler l’armée assemblée par son fils, pour voir Fallion devenir le héros qu’il pouvait être selon Gaborn. Elle se sentait vieille et friable, prête à se rompre.
Sa voix s’adoucit. Ébouriffant les cheveux de Fallion, elle ajouta :
— J’ai fait de mon mieux pour te préparer. Tu as été formé par les meilleurs professeurs. Nous continuerons à te donner tout ce que nous pourrons, mais aucune de nous ne peut vivre ta vie à ta place. Tu dois choisir de t’épanouir seul.
Fallion réfléchit. Il avait toujours vécu dans l’ombre du Roi de la Terre, et aussi loin que remontassent ses souvenirs, il avait suivi des cours avec des dizaines de maîtres. Borenson lui avait appris le maniement de la hache de bataille, tandis qu’Hadissa l’initiait aux arts de la furtivité et du poison. Waggit lui avait prodigué des leçons de stratégie, de tactique et d’une douzaine d’autres sujets. Le seigneur Coomb lui avait enseigné l’équitation et les mœurs des animaux. Et bien d’autres professeurs s’étaient relayés auprès de Fallion pour lui transmettre leur savoir.
Le jeune garçon leur en avait souvent voulu. Combien de fois n’avait-il pas eu envie de se rebeller contre ce bourrage de crâne ? À présent, il réalisait que sa mère disait vrai : elle lui avait donné tout ce qu’elle avait pu, bien davantage qu’aucun enfant n’était en droit d’en exiger. Même son père, qui les avait quittés pour arpenter le monde sans raison apparente, avait apparemment veillé sur lui de loin pendant toutes ces années.
Mais cela suffira-t-il ? se demanda Fallion.
— Tu grandis tellement vite, reprit Iomé. Tu dois faire une tête de plus que tous les autres enfants de ton âge. Parfois, je dois faire un effort pour me rappeler que tu n’es encore qu’un petit garçon.
— Je ne suis pas petit, chuchota Fallion. J’aurai dix ans dans un mois.
— Tu l’es toujours pour moi, sourit Iomé. Tu restes mon bébé.
— Bon, d’accord, capitula Fallion. Mais juste pour un petit moment.
Il se laissa aller contre sa mère, la tête posée sur l’oreiller de sa poitrine et le corps tenu dans le creux de son bras gauche. Ses pieds pendaient dans le vide, un peu trop près du feu. Il vit Humfrey filer le long de la cheminée et déposer un bouton brillant sur la pile de trésors qu’il avait déjà rapportés.
Fallion sourit. C’était rare qu’il ait sa mère pour lui tout seul. Depuis sa plus tendre enfance, son père était absent, occupé à sauver le monde pendant que sa mère s’affairait à le gouverner. Pour une fois, il se réjouissait de l’avoir tout près de lui, de pouvoir profiter pleinement de sa présence.
Sa main blessée palpitait de douleur, mais il bloqua cette sensation et s’assoupit en imaginant de quelle façon, un jour, il planterait une lance dans le cœur d’Asgaroth – qu’il se représentait sous les traits d’un grand homme mince aux cheveux blancs incroyablement longs, commandant à une armée de serviteurs noirs. Dans son rêve, il était le nouveau Roi de la Terre, et il éradiquait le mal une bonne fois pour toutes pendant que le monde entier l’applaudissait.
Ainsi s’endormit-il, sa mère lui caressant la tête comme à un chiot – satisfait, pour l’heure, de n’être encore qu’un enfant.