CHAPITRE XVII
À PETITES ARMÉES, PETITES VICTOIRES
Les enfants observent le monde avec un regard pas encore blasé.
Ainsi peuvent-ils tout voir.
Le magicien Binnesman
Iomé se surprit elle-même en réussissant à dormir. Cela ne lui arrivait pas souvent. Au matin, elle fut réveillée par le craquement de la porte qui s’ouvrait.
Le seigneur Borenson se faufila dans la chambre et, sur la pointe des pieds, se dirigea vers la cheminée pour attiser les braises et faire repartir le feu. Les enfants dormaient tous, et Fallion était toujours roulé en boule sur les genoux de sa mère. Sa couverture avait glissé ; Iomé la tira sur lui en regrettant de ne l’avoir pas plus souvent tenu de la sorte.
— Des tas de gens sont déjà debout dans la salle commune, chuchota Borenson. Les rumeurs vont bon train. Tout le monde en ville a entendu dire qu’Asgaroth avait attaqué Château Coorm, et que la reine l’avait tué en combat singulier.
Même si la nouvelle la perturbait, Iomé ne put réprimer un sourire.
— Dire que pendant toutes ces années, nous avons payé des espions quand il nous aurait suffi de laisser traîner nos oreilles dans l’auberge la plus proche.
— Les gens du commun savent des choses peu communes, dit Borenson, citant un vieux proverbe. (Il grimaça.) Selon la rumeur, la reine est terrée à la Cour des Marées. La preuve, c’est que son drapeau flotte en haut du donjon, signalant sa présence.
Quelqu’un a fait preuve de jugeote et d’initiative, réalisa Iomé. Était-ce le chancelier Westhaven qui avait fait hisser son drapeau ?
— C’est peut-être ce qui a attiré les assassins la nuit dernière, poursuivit Borenson. Une laitière qui venait de livrer le palais a juré avoir vu trente-neuf corps allongés sur les pelouses – tous des Inkarrans.
Iomé se mordit la lèvre inférieure, imaginant les Inkarrans à la peau blanche comme l’os et aux cheveux argentés, avec leurs étranges plastrons et leurs lances courtes. Des assassins inkarrans ? Le combat avait dû être rude, car ils y voyaient parfaitement dans la nuit la plus noire.
Ce qui inquiétait davantage Iomé, c’était leur nombre. Jamais ils n’avaient tenté un tel assaut en force auparavant.
— Nous devrons rester enfermés pendant les deux prochains jours, décida-t-elle.
Même s’il y avait peu de danger que d’autres Inkarrans arrivent dans ce délai, il lui semblait probable que d’autres assassins surveillent la cour.
— C’est aussi ce que je pensais, approuva Borenson. Myrrima pourra vous monter vos repas. Elle n’aura qu’à dire à l’aubergiste que nous sommes malades.
Ainsi fut-il convenu. Ils restèrent tous dans la petite chambre, et Iomé passa la journée à jouer avec les enfants à l’Idiot du Village et aux Trois Pions. Borenson leur montra comment réaliser des nœuds de marin – nœud de galère, nœud de chaise, nœud en huit, nœud de capucin… – et leur décrivit en termes enthousiastes ce que serait la vie à bord du Léviathan, même s’il évita de révéler leur destination à quiconque.
Jaz eut le bon sens de demander s’ils verraient des pirates ou des monstres marins pendant le voyage, et Borenson lui assura qu’ils verraient les deux, mais seulement de loin, sans doute. Jaz en fut dépité : il était tout à fait le genre de petit garçon qui aurait voulu attraper son propre monstre marin pour le garder dans un abreuvoir.
Fallion demeura pensif une grande partie de la matinée, et s’abstint de participer aux jeux des autres enfants. Ce que sa mère lui avait dit la nuit précédente l’affectait profondément. Il lui semblait qu’il devait se préparer, et alors que d’autres l’avaient pris en charge toute sa vie, pour la première fois, il réfléchissait à son propre avenir.
Je dois me préparer, se répétait-il. Je dois constituer mon armée. Mais pourquoi les gens voudraient-ils me suivre ?
Il pensa aux soldats qu’il connaissait, les puissants nobles et capitaines qu’il aimait bien. Chacun d’eux possédait des qualités qu’il admirait : le courage, la volonté, la discipline, la foi en lui et en ses hommes. Serai-je comme eux ? Si je travaille dur, pourrai-je devenir le genre de personne vers qui les autres se tourneront naturellement pour les commander ?
Fallion avait côtoyé beaucoup de grands seigneurs, des hommes qui grâce à leurs Dons possédaient la force de cinq individus et l’intelligence de trois. Il avait rencontré le roi Anders, qui avait pris tant de Dons de Charisme que son visage semblait irradier comme le soleil. Même Myrrima avait reçu suffisamment de charisme d’autrui pour rester séduisante malgré son âge. Et Fallion avait entendu des hommes possédant plusieurs Dons de Voix captiver leur public durant des débats.
Il n’était en rien semblable à eux. Mais je peux le devenir, se dit-il. J’ai les forceps nécessaires.
Et mes guerriers ? Il regarda les enfants qui jouaient par terre : Jaz, Rhianna, Serre, Draken, Sauge, et même la petite Erin qui portait toujours une couche. Sa mère lui avait bien dit de chercher la grandeur dans les générations futures. Aussi finit-il par conjurer le courage de s’adresser à ses camarades. Ne sachant pas comment leur poser la question, il interrompit tout bonnement leur partie et demanda, d’un air gêné :
— Vous voulez faire partie de mon armée ?
Les autres enfants le fixèrent un moment sans répondre, ni même sembler comprendre ce qu’il leur demandait.
— Non, lâcha enfin Serre. Nous jouons à Tire-Cheval.
Sauge, qui avait trois ans et n’aimait pas se sentir exclue, bredouilla :
— Mais je veux bien jouer à la poupée avec toi. Tu veux jouer à la poupée ?
Fallion secoua la tête.
— Il ne s’agit pas d’un jeu. Je vous parle d’une véritable armée.
— Contre qui comptes-tu te battre ? s’enquit Rhianna.
— Les strengi-saats. Et Asgaroth, et tous ses semblables.
Presque tous les enfants eurent un mouvement de recul. Serre était sans doute la meilleure combattante que Fallion connaissait, pour une enfant de sept ans. Son père l’entraînait depuis des années. Mais elle secoua doucement la tête et fixa le plancher.
— Je ne veux pas me battre contre eux.
Jaz, Draken et les autres semblaient à demi morts de peur. Mais Rhianna, la plus âgée de tous, leva la tête vers Fallion. Une lueur incroyablement féroce passa dans ses yeux bleu vif, et elle pinça les lèvres avant de répondre :
— Moi, je combattrai à tes côtés.
— Vraiment ? demanda Fallion.
Rhianna hocha la tête lentement, d’un air déterminé. Il n’y avait ni doute ni hésitation dans sa voix. Elle comprenait que c’était un engagement sérieux.
— Tu m’as sauvé la vie. Je me battrai pour toi n’importe où, n’importe quand.
— Bien, acquiesça Fallion. Dès qu’on sera à bord, on commencera l’entraînement.
Il tendit la main à Rhianna, et tous deux se serrèrent le poignet pour sceller leur accord.
Pendant le reste de la journée, Fallion eut l’impression de flotter dans les airs. Il avait commencé à recruter son armée.
Iomé avait observé toute la scène, à la fois gratifiée et peinée par la gravité des deux enfants. Elle ne voulait pas que son fils grandisse si vite. Et surtout, elle ne voyait pas comment le guider à partir de là. Elle lui avait dit de se préparer, de se constituer une armée. Mais comment un enfant de neuf ans pouvait-il faire une chose pareille ? Iomé n’avait pas de réponse à fournir à son fils. En vérité, elle n’en avait jamais trouvé pour elle-même.
Une heure plus tard, pendant que ses camarades jouaient, Fallion s’approcha de sa mère et demanda :
— Tu crois qu’on peut tuer un locus ?
Iomé jeta un coup d’œil aux autres enfants pour s’assurer qu’ils ne les écoutaient pas. Massés dans un coin, ils gloussaient et s’esclaffaient en jouant à l’Idiot du Village, un jeu de mémoire dans lequel chaque participant devait dire : « L’idiot du village est allé à la foire, mais il a oublié de prendre… » et ajouter quelque chose de bizarre comme son canard, son pantalon ou ses yeux pour faire rire les autres. À son tour, chaque enfant ajoutait une chose à la liste des objets oubliés par l’idiot du village – sa braguette, ses boyaux, son joli petit cochon rose – jusqu’à ce qu’ils soient si nombreux que l’enfant suivant en oubliait un. Alors, tous les participants s’exclamaient : « C’est toi l’idiot du village ! » et continuaient jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’un enfant en lice, tous les autres ayant été éliminés.
Pour l’heure, Jaz, Rhianna, Serre, Draken et Sauge étaient totalement absorbés par leur partie.
— Je ne crois pas qu’on puisse tuer un locus, répondit Iomé après un instant de réflexion. (Puis elle dit à Fallion quelque chose qu’elle n’avait jamais dit à personne.) Comme tu l’as deviné la nuit dernière, ton père en a combattu un. Et il a tué le maraudeur qui l’abritait, mais il n’a pas pu éliminer le locus à l’intérieur.
— Donc, un locus est comme un spectre ? suggéra Fallion. Il possède un corps vivant, comme un esprit ?
Il tâtonnait en plein mystère, et Iomé n’avait guère d’indices à lui fournir.
— J’imagine que oui.
— Dans ce cas… le fer devrait le transpercer.
Myrrima, qui était agenouillée par terre, en train de rempaqueter leurs vêtements, leva les yeux vers Fallion.
— Je ne te le recommande pas.
Borenson gloussa et ajouta :
— Elle a tué un spectre une fois, mais il l’a presque tuée en retour. Son bras est devenu aussi raide qu’une planche.
Fallion jeta un coup d’œil aux enfants pour voir s’ils jouaient toujours. La petite Sauge roulait par terre en se tordant de rire ; Jaz, Serre et Draken gloussaient. Mais Rhianna se tenait le dos très droit, écoutant de toutes ses oreilles.
Fallion se décida à poser une question qui le mettait mal à l’aise.
— Donc, père n’a pas pu tuer le locus. C’est pour ça qu’il était toujours aussi triste ?
Borenson détourna les yeux, gêné.
— Tu le voyais ? s’étonna Iomé.
— Même quand il souriait, répondit Fallion. C’était toujours là, derrière ses yeux.
Iomé opina. C’est le moment de lui dire la vérité, songea-t-elle. Elle se mordit la lèvre et se lança.
— Ton père a sacrifié sa vie pour sauver son peuple. Il a échangé son rôle de père contre son rôle de Roi de la Terre. Il vous aimait, Jaz et toi. Je ne crois pas que tu puisses comprendre à quel point il vous aimait, pas tant que tu n’auras pas d’enfants toi-même. Et le seul fait de te regarder… le blessait profondément.
— Oui, il vous aimait, pour sûr, renchérit Borenson. Mais il a trop donné de lui-même, jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien.
— Parfois, dit doucement Myrrima, il me semble qu’il se prenait pour un raté.
— Un raté ? répéta Fallion, incrédule. Mais il était le plus grand roi qui ait jamais vécu !
Tous les gens que Fallion connaissait parlaient de son père avec un respect immense.
— C’est vrai, admit Borenson. Il a sauvé le monde au moment où le monde en avait besoin, mais il a tout sacrifié pour cet instant.
— Et dans les années qui ont suivi, il a réussi à laisser un héritage de paix et de prospérité sans précédent. Mais je crois qu’il voulait beaucoup plus que ça pour nous. Il savait que dès qu’il mourrait, tout s’écroulerait. Tout s’effondrerait autour de nous.
— Que pouvait-il bien vouloir de plus ? interrogea Fallion.
— La joie, répondit Iomé. Il voulait que son peuple ait la joie. Il était capable de regarder dans le cœur d’un homme bon, d’un enfant prometteur, et de voir toute la décence en eux. Il aurait voulu leur donner le bonheur qu’ils méritaient. Mais il ne pouvait pas. Nul ne peut rendre quelqu’un d’autre heureux, pas même s’il le mérite.
Elle transperça son fils du regard.
— Plus que tout, cela le torturait d’avoir pris autant de Dons. Des centaines de gens lui avaient donné leur force, leur agilité, leur constitution, leur intelligence et leur vue. Ils l’avaient fait par amour pour leur famille et pour leur pays. Mais chacun d’eux en a beaucoup souffert, et ton père ne se l’est jamais pardonné.
— Il aurait pu se suicider, fit remarquer Fallion. Comme ça, tous ces gens auraient récupéré leurs attributs.
Immédiatement, le jeune garçon se sentit honteux d’avoir suggéré une chose pareille. Cela donnait l’impression que son père était un homme cupide et égoïste ; or, il savait que ça n’était pas le cas.
— Aurais-tu souhaité cela ? demanda Iomé.
Fallion secoua la tête.
— Moi non plus. Et je suis certaine qu’il y a pensé. Il a troqué sa vertu contre du pouvoir, et une fois en possession de ce pouvoir, il s’y est accroché jusqu’à la fin ; il l’a utilisé afin de rendre le monde meilleur, non pas pour lui, mais pour toi, moi et tous les autres gens.
— Ça a dû être un choix difficile, commenta Fallion, quelque peu déçu par son père.
Il devait bien y avoir une meilleure solution…
Borenson dévisagea l’enfant.
— Le baiser des forceps a un prix élevé. Ton père en avait conscience. Il avait pris des Dons, mais il n’en recherchait pas davantage.
— Fallion, dit Iomé. Tu dois savoir une chose. Ton père n’a jamais choisi de prendre tous ces Dons. C’était un homme décent. Il aurait affronté les maraudeurs sans rien d’autre que ses Pouvoirs de la Terre. Mais je l’en ai dissuadé. Je l’ai convaincu de prendre quelques Dons, et quand il est descendu se battre dans le Monde du Dessous, j’ai ordonné aux officiants de Château Sylvarresta de lui en transmettre davantage contre sa volonté, en utilisant ses Dédiés comme vecteurs. J’ai enfreint tous ses principes afin qu’il puisse vaincre les maraudeurs. Et je n’ai pas été la seule : tout le peuple d’Heredon m’a soutenue. Nous avons fait de ton père le champion de ce monde. Nous avons fait de lui un sacrifice, parce qu’il avait trop d’honneur pour le faire lui-même.
Iomé s’étrangla sur ces derniers mots, car ce geste lui avait coûté l’amour de sa vie.
— Si je dois devenir roi, ne faut-il pas que je prenne des Dons, moi aussi ? interrogea Fallion.
— Pas nécessairement, le détrompa Borenson. Quand j’étais jeune, je pensais que ce serait fantastique de devenir un Seigneur des Runes, de porter un marteau de guerre et d’avoir la force de cinq hommes, la vitesse de trois. Il n’y avait rien au monde que je désirais davantage, et j’ai fini par mériter cet honneur. Mais il s’est avéré une malédiction pour moi comme pour ton père. J’ai tué plus de deux mille hommes au service de mon maître. Si je pouvais remonter le temps et redevenir un enfant comme toi, je me contenterais d’une charrue, et jamais plus je n’espérerais connaître le baiser des forceps.
Fallion ne sut pas quoi répondre à ça. À Château Coorm, les gens respectaient et craignaient Borenson. Fallion avait toujours soupçonné celui-ci de porter un noir secret. Mais il était stupéfait d’apprendre combien d’hommes le garde du corps avait tués.
— Je ne comprends pas, avoua-t-il. Comment puis-je être roi ? Comment puis-je protéger autrui d’Asgaroth ?
— Tu n’as pas besoin de forceps pour diriger, affirma Myrrima. Un homme doué de sagesse et de compassion peut très bien gouverner sans eux. Encore récemment dans notre histoire, certains seigneurs ont choisi de s’en passer. C’est une voie que tu pourrais envisager.
— Et souviens-toi, ajouta Borenson : aucune arme forgée par la main d’un homme ne peut détruire un locus. Un jour, il se peut que les circonstances t’obligent à prendre des Dons. Mais ne te presse pas de commettre les mêmes erreurs que moi.
Ce soir-là, quand les enfants se couchèrent, Borenson descendit dans la salle commune pour écouter les potins de la clientèle. Il sentit de l’électricité dans l’air, comme avant un orage. Mais l’atmosphère ne devait rien à la météo : elle était la conséquence des nouvelles récentes.
La nuit précédente, le palais avait été attaqué. À présent, on parlait de cités qui seraient tombées dans l’ouest lointain, d’une véritable guerre en train de débuter. La reine Lowicker de Beldinook était d’humeur conquérante – et destructrice.
Ainsi Borenson était-il assis sur un tabouret, en train de boire de la bière brune tandis qu’un ménestrel braillait une chanson entraînante et que deux marins dansaient sur une table derrière lui, lorsque soudain, il entendit un son qui figea son sang dans ses veines.
À un tabouret voisin, un peu plus loin au comptoir, quelqu’un venait de chuchoter :
— Deux garçons ? Les deux ont les cheveux noirs, comme des demi-sang.
Borenson regarda du coin de l’œil. Celui qui avait posé cette question était un petit homme malingre, qu’on aurait dit affligé par le scorbut. Il avait le dos voûté et des yeux recouverts d’un voile laiteux. Penché vers un autre client de l’auberge, il lui chuchotait à l’oreille.
— Non, répondit le client un ton plus haut.
— Tu en es sûr ? insista le petit homme. Ils pourraient être ici même, dans cette auberge. Ils seraient arrivés hier soir. Y a de l’or pour toi, si on les trouve. (Il se tourna vers Borenson.) Z’auriez pas vu deux jeunes garçons, par hasard ?
— D’environ neuf ans ? Habillés comme des fils de nobles ?
Les yeux laiteux se levèrent vers lui, et un large sourire fendit le visage du marin.
— Ça s’pourrait… Ça s’pourrait bien.
Borenson prit une mine perplexe.
— C’est bizarre que vous me demandiez ça. J’ai vu des gamins qui ressemblaient à ça chez ma sœur, il n’y a pas deux heures. Ils étaient avec une vieille dame, leur grand-mère je crois.
Dans les yeux du marin, l’excitation se mua en frénésie.
— Chez vot’sœur ?
— Elle tient une pension. Pas une auberge, hein. Mais elle loue des chambres.
Le petit homme acquiesça en caressant sa barbe clairsemée.
— Où ? Elle est où, cette pension ?
Borenson s’humecta les lèvres, vida sa chope et la reposa devant lui d’un air entendu.
— Je suis un pauvre homme, avec une mauvaise mémoire.
Le type malingre jeta un coup d’œil à gauche, puis à droite.
— Mieux vaut poursuivre les négociations en privé.
Il se détourna et fendit la foule comme s’il était à moitié soûl. Fixant le dos de son manteau long, Borenson le suivit dehors.
La rue était sombre ; seul un croissant de lune brillait derrière des nuages filandreux, tandis que du brouillard montait de la mer à ras du sol. Le petit homme se dirigea vers l’arrière de l’auberge, tourna à l’angle et entraîna Borenson vers le port.
Dehors, il n’y avait pas un chat, et tout était silencieux. Mais même la jetée ne devait pas sembler un endroit assez discret pour lui, car le type s’enfonça dans l’ombre d’une hutte de poissonnier et descendit sur des rochers couverts d’algues rouges. Dans la lumière blafarde, Borenson vit des crabes bleu-blanc chercher à manger parmi les algues ; il entendit le cliquetis de leurs pinces, le gargouillement de l’eau dans leur bouche et leurs articulations, le bruit de leurs pattes minuscules sur la pierre.
— Y aura de l’or pour vous, c’est sûr, chuchota le type malingre quand ils furent seuls. Enfin, si c’est les bons !
— Combien d’or exactement ? s’enquit Borenson. Je veux dire, je ne voudrais pas que quiconque soit blessé – surtout ma sœur. (Il feignit d’être un homme scrupuleux et néanmoins corruptible.) Alors, combien d’or ?
Le petit homme passa la langue sur ses lèvres. Borenson était sûr qu’on lui avait donné un montant précis, mais qu’il se demandait combien il pourrait rogner dessus pour se le mettre dans la poche.
— Vingt aigles d’or, répondit-il.
C’était une petite fortune.
— Pschhhh, lâcha Borenson d’un air méprisant. Vous pouvez faire mieux que ça pour deux princes.
L’homme leva la tête vers lui. Le clair de lune donnait à ses yeux laiteux l’aspect étrange de deux billes de marbre.
— Oui, j’ai deviné de qui il s’agit, dit Borenson. Ma sœur était chambrière dans la maisonnée du roi Orden autrefois. Pas étonnant qu’ils se soient réfugiés chez elle, après ce qui s’est passé la nuit dernière.
— Trente. Trente aigles d’or, siffla le petit homme. D’accord ?
— D’accord, acquiesça Borenson.
Et sans lui laisser le temps de cligner des yeux, il lança son poing dans les côtes du marin, de toutes ses forces.
Il n’était plus aussi costaud qu’autrefois : ses Dons avaient disparu, et il ne pouvait plus compter que sur sa force naturelle. Neuf ans plus tôt, un tel coup lui aurait suffi à tuer le petit homme. Là, Borenson entendit juste craquer quelques-unes de ses côtes. Le souffle coupé, le type s’écroula en poussant un grognement et se tenant le ventre. Borenson le vit tenter de saisir une dague et lui sauta à pieds joints sur le bras droit, qui se brisa comme une brindille. Le petit homme gémissant s’immobilisa parmi les algues rouges et les crabes, qui détalèrent en faisant cliqueter leurs pinces.
— Maintenant, dit Borenson en se penchant vers lui pour attraper ses poignets, je te propose un nouveau marché. Dis-moi qui t’envoie, et je te laisse la vie sauve.
Il lui tordit les bras dans le dos, puis s’empara de sa dague et en appliqua la lame nue sur sa gorge.
— Un grand type, sanglota le marin. Avec des cheveux blancs et un long manteau noir. J’ai entendu quelqu’un dire qu’il était le capitaine de son propre bateau. Peut-être même, ouais, peut-être même un seigneur pirate venu de l’autre côté.
— Son nom, exigea Borenson en appuyant plus fort avec la dague et en tordant le bras cassé du petit homme, qui sanglota de plus belle. Dis-moi son nom.
— Je l’ai entendu dire qu’il s’appelait Callamon.
Borenson retint son souffle et fouilla sa mémoire. Par chance, ce Callamon ne se trouvait pas à bord du Léviathan.
Borenson savait qu’il ne pouvait pas laisser la vie sauve au petit homme. Sans ça, celui-ci se dépêcherait d’aller tout rapporter à l’ennemi.
De temps en temps, il fallait en arriver là. Borenson était un tueur, un tueur de métier. Et il était bon dans sa partie, même si ça le chagrinait.
— Merci, dit-il à contrecœur. Je suis désolé.
Il assomma le petit homme avec le pommeau de sa dague, puis lui trancha la gorge d’une oreille à l’autre. Une mort propre et rapide, c’était tout ce qu’il pouvait lui offrir.
Puis il jeta son corps à la mer pour servir de nourriture aux crabes.
Les repas fournis par l’auberge étaient étonnamment bons. Ce soir-là, les « malades » eurent droit à un dîner spectaculaire : des chaussons rôtis fourrés au riz et aux dattes, des tourtes savoureuses, des petits pains au miel, et un entremets parfumé au zeste de citron. À la fin, tout le monde se sentait prêt à exploser, et la plupart des enfants s’endormirent aussitôt.
Myrrima rangea et prépara les paquetages pour leur départ, le lendemain. Et pendant l’absence de Borenson, Fallion resta allongé près du feu, regardant les flammes osciller et bondir sous ses yeux. Iomé remarqua la façon dont il serrait Rhianna contre lui, comme la veille, pour tenter de la réconforter. Elle sourit de son innocence.
Iomé se sentait comblée après avoir passé la journée à jouer avec ses enfants et mangé un si délicieux repas. Elle n’avait pas pu consacrer beaucoup de temps à ses fils ces dernières années ; elle avait oublié combien leur compagnie pouvait être ravigotante.
À son retour, Borenson trouva son épouse et Iomé réveillées. Tout en attisant le feu, il leur rapporta la moins préoccupante des nouvelles qu’il venait de glaner : Beldinook avait attaqué depuis le nord et s’était emparé de Château Carris.
C’était logique, raisonna Iomé. Le duc Paldane résidait à Carris, et elle l’avait vu empalé sur une broche. Donc, cette nouvelle-là n’en était pas vraiment une.
— Mais il y a plus important, poursuivit Borenson. J’ai rencontré un homme dans la salle commune, un chasseur de primes. Il cherchait des renseignements au sujet de deux jeunes garçons habillés comme des princes. Il avait été engagé par un capitaine de navire appelé Callamon.
Iomé mit quelques instants à digérer cette nouvelle.
— Callamon. J’ai entendu parler de lui. C’est un pirate assez réputé.
Il était totalement improbable qu’un pirate cherche ses fils – elle le savait. Il n’aurait pas eu le temps de rassembler les informations nécessaires. À moins, peut-être… qu’il soit infesté par un locus.
C’était une nouvelle alarmante.
Myrrima s’excusa et sortit utiliser les latrines à l’arrière de l’auberge.
— Je suis fatiguée, dit Iomé dans le dos de Borenson quand il eut terminé son rapport. Monterez-vous la garde ? Je n’ai pas dormi depuis si longtemps…
— Bien entendu. (Borenson lui jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, la tête à moitié tournée, le feu soulignant sa barbe rousse striée de gris.) Vous allez bien ?
Iomé sourit. Il croit que je vais mourir, réalisa-t-elle. Et peut-être a-t-il raison. Les personnes âgées avaient souvent un regain de vigueur juste avant de trépasser, et Iomé prit conscience que pendant toute la journée, elle n’avait éprouvé aucun des petits maux qui accompagnaient la vieillesse. En vérité, elle ne s’était pas sentie aussi bien depuis des mois. Comme un pommier dont la dernière floraison est toujours la plus belle.
— Je veux juste dormir, dit-elle. Je veux juste serrer mes fils contre moi.
Quittant son fauteuil à bascule, elle se roula en boule par terre avec Jaz et Fallion, et étendit une seule couverture pour eux trois.
Borenson s’écarta du feu, posa une main sur son épaule et chuchota :
— Bonne nuit, madame.
— Bonne nuit, répondit Iomé. Je crois que c’est un adieu. Mais je suis prête. La vie peut être… épuisante.
— Reposez-vous bien, lui souhaita Borenson.
Ils ne parlèrent pas des garçons. Iomé voulait lui demander de les élever comme les siens, mais elle savait déjà qu’il le ferait. Ça compensera largement le meurtre de mon père, songea-t-elle. Pourtant, elle n’osa pas le dire tout haut. Borenson avait déjà remboursé sa dette envers elle maintes fois. C’était un serviteur loyal et un ami fidèle.
Un long moment, Iomé resta allongée à faire le bilan de sa vie. Ai-je éprouvé plus de bonheur que de chagrin ? se demanda-t-elle. Elle avait donné sa vie pour servir les autres. Elle avait perdu son mari, et maintenant, elle allait perdre ses enfants. Ça ne semblait pas juste. Mais les instants de joie avaient été magnifiques et intenses : son amitié de jeune fille avec Chemoise et Myrrima, son mariage avec Gaborn, et les plus beaux d’entre tous – la naissance de ses fils.
Au final, ma vie est-elle une tragédie ou un triomphe ? Sa Diéma avait promis d’écrire que son existence avait été richement vécue. Mais Iomé avait renoncé à tout ce qu’elle aimait afin d’acheter la paix et la liberté pour son peuple. Donc, ce n’était ni une tragédie ni un triomphe, conclut-elle. Juste une monnaie d’échange.
Je préviendrai les garçons, songea-t-elle soudain de façon irrationnelle. Demain matin, je leur dirai de ne pas renoncer à la meilleure partie de leur vie. Puis elle se souvint qu’elle avait déjà prévenu Fallion à maintes reprises. Il est intelligent. Beaucoup plus que moi à son âge. Il s’en sortira.
Le sommeil vint, profond et reposant, jusqu’à ce qu’au milieu de la nuit, Iomé soit réveillée par un cor mugissant si fort que son cœur se serra dans sa poitrine. Elle porta une main à son sein et ouvrit les yeux sur une aube si radieuse qu’elle en fut éblouie. Où suis-je ? se demanda-t-elle. Suis-je en train de regarder le soleil en face ?
Mais la lumière ne lui blessait pas les yeux. Au contraire, elle était tiède et accueillante, plus intense de seconde en seconde. Comme les yeux d’Iomé s’y accoutumaient, elle entendit le cor mugir une seconde fois, gémissement lointain bientôt suivi par un bruit de galop pareil aux battements d’un cœur.
Gaborn émergea de la lumière. Il était jeune et souriant, les cheveux ébouriffés. Il portait une cape d’équitation verte et de hautes bottes noires, et ses yeux bleu foncé étincelaient comme des saphirs.
— Viens, mon amour, chuchota-t-il. La lune est levée, la Chasse a commencé, et nous t’avons gardé une place.
Il lui fit signe de la main. Non loin de lui, Iomé aperçut un autre cheval, une jument grise à la crinière noire. Elle était sellée, bridée et étrillée. Quelqu’un avait tressé sa crinière et sa queue. C’était une monture magnifique, et Iomé brûlait d’envie de l’enfourcher. Elle fit quelques pas en direction de l’animal, mais une angoisse l’arrêta.
— Et les garçons ?
— Notre heure est maintenant, répondit Gaborn. La leur viendra bien assez tôt.
Comme si ses paroles étaient un baume apaisant, toutes les inquiétudes d’Iomé s’envolèrent. Notre heure est maintenant, se répéta-t-elle. Elle se hissa aisément en selle et fit avancer sa monture pour rejoindre Gaborn. Celui-ci lui tendit une main, et Iomé la prit. Sa propre chair était lisse et ferme, comme lorsqu’ils s’étaient rencontrés.
Gaborn lui pressa la main et se pencha vers elle. Iomé vint à sa rencontre. Ils échangèrent un long et lent baiser. L’haleine de Gaborn était musquée et sucrée en même temps, et au contact de ses lèvres, le cœur d’Iomé se mit à battre très fort. Pendant de longues minutes, il garda une main posée sur sa joue, et Iomé l’embrassa pour la toute première fois sans l’ombre d’une inquiétude.
Quand il s’écarta d’elle et se redressa, Iomé chuchota :
— Je suis désolée.
— Laisse là tes regrets et tes chagrins, souffla Gaborn. Abandonne-les avec ton corps.
— Je suis désolée de ne pas avoir passé plus de temps avec toi.
— Ici, l’éternité n’est qu’un instant, et si tu le veux, nous pourrons en passer une infinité ensemble.
Iomé regarda autour d’elle et vit enfin la forêt. Les feuilles de chêne étaient d’un rouge jaunâtre comme les charbons ardents d’une forge ; chaque brin d’herbe semblait aussi blanc que du feu.
Le cor sonna de nouveau, et elle entendit les hordes des défunts qui galopaient devant eux dans un fracas de tonnerre. Rejetant la tête en arrière, Iomé partie d’un rire joyeux – enchantée d’être enfin au côté de Gaborn.
Borenson passa la nuit dans le fauteuil à bascule, une épée au clair posée en travers des cuisses.
À un moment, il entendit les lattes du plancher craquer devant leur chambre. Quelqu’un s’approchait sur la pointe des pieds. La personne demeura longuement de l’autre côté de la porte, comme si elle tendait l’oreille, et Borenson pensa : C’est sûr, nous avons été découverts. Mais l’intrus renifla bruyamment, puis se dirigea vers une autre chambre de la démarche traînante des ivrognes.
Alors, dans la maigre lumière des braises, Borenson vit le corps frêle d’Iomé se mettre soudain à trembler. Il entendit un râle de mort s’échapper de sa gorge, et la pièce refroidit brusquement – un phénomène qu’il avait toujours associé à la présence d’esprits. Il ne vit pas celui d’Iomé quitter son corps, et ne vit pas non plus qui était venu l’escorter dans l’au-delà. Mais il le savait déjà.
— Adieu, mon roi, ma reine, chuchota-t-il. Nous nous retrouverons au sein de la Chasse.
Il attendit plusieurs longues minutes, prêtant l’oreille aux bruits de la salle commune. Les ménestrels s’étaient tus une heure plus tôt ; Borenson n’entendait qu’une seule paire de bottes aller et venir sur le plancher de bois du rez-de-chaussée.
J’aimerais bien rejoindre la personne qui se trouve en bas et porter un toast, songea-t-il.
Il se dirigea vers le corps d’Iomé. Celle-ci arborait un sourire de parfait contentement, mais elle n’avait plus de pouls, et elle avait cessé de respirer. D’ici peu, elle commencerait à refroidir.
Borenson dégagea ses bras, qu’elle avait passés autour de ses fils, et la souleva en s’efforçant de ne pas réveiller les deux garçons. Un corps si petit pour avoir abrité une vie si considérable…
Il la déposa près du feu et l’enveloppa de sa propre couverture. Au matin, il serait bien temps d’annoncer aux garçons que leur mère était morte.
Ils auraient leur vie entière pour la pleurer.