PROLOGUE
Asgaroth projeta sa conscience à travers les étoiles, par-delà des nébuleuses de gaz enflammé, par-delà des trous noirs qui aspiraient toute matière, par-delà des galaxies mourantes et refroidies, jusqu’aux vestiges brisés du Seul et Unique Monde où il vint se planter devant son maître, Sermombre.
Elle lui apparut sous la forme d’une déesse de l’ombre : une femme menue, souple et élégante, dont les membres déliés étaient la définition même de la grâce. Ses cheveux aile-de-corbeau cascadaient sur ses épaules nues ; sa peau lisse était aussi immaculée qu’une vertu intacte, et sa bouche d’un rouge écarlate que le sang aurait pu lui envier. Une ombre barrait son visage, dissimulant ses traits, mais ses yeux scintillaient tels des diamants noirs.
Elle était assise sur un dais de marbre dans un jardin dont les arbres torturés dressaient vers le ciel des branches tordues comme des serpents. Un souffle de vent faisait siffler leurs feuilles noires tandis que les douces colombes perchées dans leurs ramures roucoulaient leur chant nocturne.
Entre ces arbres se tenaient les gardiens de Sermombre, ceux qui la vénéraient, ceux que leur amour réduisait en esclavage. Jadis, dans une vie antérieure, une tumeur s’était développée sur l’épaule d’Asgaroth. Pendant des semaines, la masse fiévreuse avait enflé presque à vue d’œil. Sachant qu’elle finirait par le tuer, Asgaroth l’avait observée avec un détachement morbide jusqu’au jour où la peau tendue à craquer qui la recouvrait avait fini par se déchirer. De là avait émergé son cancer : une tête boursouflée, dotée d’une bouche aux dents de travers, d’un unique œil laiteux et de cheveux clairsemés. Il l’avait détaillée froidement avant de se mettre à rire.
— Mon vrai visage se révèle enfin, avait-il murmuré.
Mais les gardiens de Sermombre étaient plus grotesques encore, de vulgaires tas de chair au dos bossu, sûrement incapables d’accéder à une forme de pensée supérieure. Têtes et membres semblaient leur pousser de manière aléatoire. Asgaroth en vit un dont le bras se terminait par trois mains et qui brandissait pourtant un cimeterre d’argent avec adresse, ses doigts enflés pareils à des griffes rouges douloureusement repliées autour de la poignée.
Sermombre regarda approcher Asgaroth avec la plus parfaite indifférence. Ils s’étaient déjà entretenus d’innombrables fois au fil de millions de millions d’années.
— Maîtresse, chuchota Asgaroth. Le porteur de torche a choisi une nouvelle forme.
Il lui montra une vision de la reine Iomé Sylvarresta, le ventre distendu par une vie nouvelle dont l’esprit étincelait à travers la chair maternelle ainsi qu’une étoile tombée du ciel.
Sermombre ne réagit pas. Ce porteur de torche ne s’était pas manifesté depuis une éternité. Pendant des siècles, il était resté caché, se purifiant et affermissant sa résolution.
— Que désire-t-il ? s’enquit Sermombre.
Asgaroth lui montra une vision du monde des Seigneurs des Runes, un monde qui se remettait de l’affrontement féroce entre les maraudeurs et le Roi de la Terre, un monde qui se régénérait plus qu’aucun monde n’aurait dû en être capable, un monde qui se reformait à l’image du Seul et Unique Monde.
— Il a trouvé un monde qui renferme le souvenir de la rune maîtresse. La restauration est désormais possible !
À ces mots, Sermombre se leva.
Autrefois, si longtemps auparavant que même le souvenir de la catastrophe s’était estompé et qu’il n’en demeurait plus qu’une légende, le Maître Ténébreux avait voulu prendre le contrôle de la création ; elle s’était efforcée de lier à elle tout ce qui existait. Mais elle avait échoué. La rune maîtresse avait été brisée, et le Seul et Unique Monde avait volé en éclats, donnant naissance à des milliers de milliers de Mondes d’Ombres dont chacun n’était qu’un pâle reflet de sa perfection originelle.
Cette destruction avait entraîné la perte de la rune maîtresse. Asgaroth avait longtemps cru que la réalité était pareille à un cristal brisé, dont chaque Monde d’Ombres constituait un fragment – et qu’un de ces fragments connaissait encore le dessin de la rune maîtresse.
À présent, ils avaient trouvé le fragment en question. Et munis de ce savoir, ils pourraient rebâtir la rune maîtresse – lier de nouveau les Mondes d’Ombres pour recréer un tout parfait.
— Il va chercher à lier les mondes, dit Sermombre.
Asgaroth et elle avaient amassé de vastes connaissances magiques. Mais aucun d’eux ne possédait la clé nécessaire pour réaliser l’exploit de la restauration.
— Dans ce cas, nous devons faire en sorte qu’il soit sous notre influence, déclara Asgaroth. Après sa naissance, il mettra du temps à découvrir pleinement son pouvoir. Le porteur de torche sera vulnérable.
— Alors, plantons dès maintenant les graines de sa destruction, suggéra Sermombre. Tu sais quoi faire. Ouvre un portail vers son monde ; je rassemblerai mes armées, et je te rejoindrai.
Asgaroth sourit. Les ressources de Sermombre étaient illimitées, sa ruse insurpassée, sa cruauté inspirée. Comparé à elle, le monstre Scathain qui avait perdu face au Roi de la Terre n’était qu’un vermisseau. Sermombre avait déjà vaincu le porteur de torche d’innombrables fois. Elle le vaincrait une dernière fois, lors du plus désespéré des affrontements. Car cette fois, l’enjeu n’en serait pas un seul monde, mais l’ensemble de la création.
— Un portail ouvert vous attend déjà, dit Asgaroth.
Et il lui montra un village minuscule, brûlé et réduit en cendres au milieu des bois. De ses maisons, il ne restait que des cheminées de pierre noircie. Des flammes vertes brillaient parmi les os calcinés, rampant lentement sur le sol.
Au même moment, le Roi de la Terre Gaborn Val Orden prenait un souper tardif. Il posa son gobelet de vin et se sentit vaguement perturbé. Il pencha la tête sur le côté comme pour écouter. Il sentait quelque chose de bizarre, une impression aiguë de danger qui lui picotait le cuir chevelu. Mais ce danger était encore lointain dans le temps. Et il ne visait personne en particulier. C’était un mal vaste et diffus, assez considérable pour ravager tout un monde.