CHAPITRE XIX
STREBEN
La nature des choses veut que nous choisissions généralement nos amis, mais très rarement nos ennemis.
Iomé Sylvarresta Orden
Cet après-midi-là, Borenson prit la pose : couteau long en main, jambe droite en avant, pied gauche tourné vers l’extérieur un demi-pas derrière, dos légèrement voûté et bouclier brandi telle une cible mouvante protégeant son flanc. C’était la posture classique de l’escrime. Comme la plupart des bretteurs expérimentés, Borenson avait des cuisses et des mollets gonflés de muscles, qui attestaient de ses longues heures d’entraînement.
Mais il en allait de même pour Fallion. Les cals à l’intérieur de son pouce et de ses paumes se moulaient parfaitement au manche de son arme. Celle-ci tenait si bien dans sa main qu’elle semblait être un prolongement de son bras. Seul son bouclier ne lui était pas familier. Il s’agissait d’une pièce d’équipement inkarrane, appelée « vipère » et très utilisée de l’autre côté du monde. Elle avait la forme d’une goutte. Son extrémité basse se terminait par une pointe assassine – une lame conçue pour poignarder l’adversaire. De la même façon, ses côtés étaient affûtés pour servir d’arme de tranchant. Ainsi, la vipère était aussi utile pour se défendre que pour attaquer.
Fallion bondissait, avançant et reculant tour à tour avec la légèreté d’un danseur. Parfois, il exécutait une feinte inspirée des guerriers deyazzins qui se battaient avec des cimeterres. C’était une forme de combat qu’il appréciait, parce qu’elle tentait l’adversaire et l’incitait à profiter d’ouvertures imaginaires. Mais un bon pratiquant de l’école deyazzine prenait toujours garde à se déplacer dans des directions inattendues, afin que ces ouvertures disparaissent sitôt l’attaque adverse amorcée.
Borenson sourit. Il aimait ce jeu.
Il plongea, si vite que sa silhouette devint floue, visant l’œil de Fallion avec son couteau long. Bien que la lame en ait été émoussée, elle pouvait encore crever un œil et provoquer une blessure fatale en s’enfonçant dans le cerveau.
Fallion esquiva en déplaçant sa tête vers la gauche de quelques centimètres à peine. Il avait été formé à bloquer ce genre de coup en levant son bouclier de façon à ce que le bord frappe les ganglions du poignet de l’adversaire, engourdissant sa main et le forçant généralement à lâcher son arme.
Au lieu de ça, il pénétra la garde de Borenson par en dessous et frappa avec la lame de sa vipère – un coup remontant dans l’aisselle qu’il retint au dernier moment pour ne pas blesser Borenson. Les marins qui observaient la scène, suspendus au gréement ou accoudés au bastingage, s’exclamèrent joyeusement : « Deux ! » alors même que Fallion bondissait en arrière pour se soustraire à une riposte.
Deux points. Dans un combat réel, le coup porté par Fallion n’aurait pas instantanément tué son adversaire, mais il l’aurait affaibli et usé à la longue : l’artère sectionnée, Borenson se serait vidé de son sang en quelques minutes.
Profitant de ce que Fallion était déséquilibré, Borenson repassa à l’offensive. Le jeune garçon bondit sur le côté, interposant un mât entre lui et son adversaire. Borenson se précipita vers lui, mais Fallion bondit de nouveau, sur la droite cette fois, pour maintenir la distance entre eux.
Les marins sifflèrent et crièrent comme si c’était un combat de chiens.
Perché sur le gaillard d’avant, le capitaine Stalker observait l’affrontement avec un morne intérêt.
— Pas mal pour un gamin, non ? lança Endo.
— Oh, c’est même très bien, répondit Stalker.
Il avait l’œil pour repérer les bons combattants. Quand il était jeune, son maître fournissait des gladiateurs aux arènes de Zalindar : vieux guerriers d’Internook ou esclaves originaires d’Innesvale, de sorte qu’il n’ignorait rien des jeux sanglants.
Mais Fallion le stupéfiait. Rétrospectivement, il aurait dû se douter que le gamin serait bien entraîné. Cela dit, on pouvait entraîner n’importe quel empoté. Fallion, lui, avait un don naturel pour le combat, décida Stalker. Cela non plus n’aurait pas dû le surprendre : après tout, l’enfant descendait de centaines de générations des plus grands guerriers mystarriens. La combinaison du sang et de l’entraînement produisait un résultat spectaculaire.
Stalker se demandait si Fallion était juste exceptionnel pour un garçon de neuf ans, ou s’il deviendrait plus tard le meilleur guerrier que le capitaine ait jamais rencontré.
— Il est encore jeune, mais laisse-lui six ans…
— Un Fils du Chêne, approuva Endo.
C’était un compliment, une allusion à la manière étrange dont le monde changeait et à cette nouvelle génération tellement plus forte et plus maline que les précédentes – supérieure à elles de bien des façons.
— Ouais, plaisanta Streben. Il n’a que neuf ans, mais il se bat comme s’il en avait dix.
Plusieurs hommes qui se tenaient non loin de là éclatèrent de rire, mais Stalker se rembrunit. Il n’aimait pas qu’on se moque de quelqu’un parce qu’il était doué pour quelque chose. C’était un passe-temps de bons à rien.
Streben était le fils de la sœur de Stalker. Âgé de dix-sept ans, c’était un grand garçon à la fois efflanqué et costaud. Il se prenait pour un guerrier, mais sa grande gueule dissimulait un penchant pour la cruauté et la lâcheté. Oh, il avait assez de tripes pour tuer un homme, mais il ne l’avait fait qu’une seule fois, et par-derrière. Il avait tendance à déclencher des bagarres dans les ports, pendant les escales. Une nuit, après une de ces bagarres, il avait tendu une embuscade à un type, puis s’était vanté de son forfait lorsque le Léviathan avait été loin en mer, hors d’atteinte de tout homme de loi.
Fallion plongea sur le côté pour éviter les coups suivants de Borenson, s’arrangeant pour maintenir le pied du mât entre eux, et Streben ricana :
— Pour sûr, le gamin sait fuir !
Mais Stalker comprenait ce que faisait Fallion. Le jeune garçon livrait ce combat comme s’il était réel. Si Borenson avait été un véritable agresseur, il aurait su qu’il était en train de se vider de son sang, et il aurait tenté d’en finir au plus vite comme Borenson le faisait en ce moment. Mais du coup, l’accélération de son pouls aurait entraîné celle de son hémorragie. À ce stade du combat, il ne lui serait plus resté beaucoup de sang dans les veines, et la tête aurait commencé à lui tourner. Quelques secondes de plus, et son adversaire aurait pu l’achever facilement.
Borenson feinta et attaqua sur la droite, son couteau long hésitant légèrement comme s’il perdait sa concentration. Lui aussi, il était à fond dans le jeu.
Fallion lui porta un coup à la cuisse, si près de l’entrejambe que la plupart des marins poussèrent des exclamations de douleur compatissantes. Deux points de plus pour le jeune garçon.
La foule poussa des vivats délirants, et Fallion sourit. Avant le combat, il s’était entraîné trois heures pour « se préparer », comme sa mère le lui avait conseillé. Mais dans sa tête, il faisait plus que perfectionner ses talents de bretteur. Il se donnait en spectacle aux marins pour les conquérir. Il n’avait pas juste besoin de leurs applaudissements : il voulait gagner leur affection. Un jour, songeait-il, certains de ces hommes formeront peut-être le noyau de mon armée.
Il jeta un coup d’œil vers la droite et l’endroit depuis lequel Rhianna l’observait, un sourire inquiet aux lèvres. Cette brève distraction lui coûta cher. Borenson plongea soudain comme un possédé et enchaîna trois grands coups brutaux que Fallion parvint à parer de justesse. Le couteau long de son adversaire cogna contre son petit bouclier, et chaque coup engourdit le bras du jeune garçon.
Le combat, il n’y a que ça qui compte. Concentre-toi sur le combat, s’exhorta-t-il.
Les vivats des marins s’estompèrent de ses perceptions tandis qu’il observait les yeux bleus perçants de Borenson. On pouvait toujours anticiper le moment où un homme allait frapper en regardant ses yeux. Un guerrier accompli comme Borenson ne préviendrait pas son adversaire en se concentrant sur l’endroit où il voulait porter son attaque, mais ses pupilles se dilateraient quand même un dixième de seconde avant qu’il passe à l’action.
Fallion devait faire très attention à son équilibre. Il n’était pas encore habitué au roulis, et son centre de gravité bougeait en même temps que le navire.
Les pupilles de Borenson s’élargirent. Fallion esquiva vers la gauche à l’instant où le bouclier de son adversaire lui percutait la poitrine, lui coupant le souffle et l’envoyant voler en arrière.
Fallion hoqueta. Il devait en finir maintenant.
Borenson se précipita vers lui. Le jeune garçon se redressa d’un bond et plongea en avant, à l’intérieur de la garde adverse. D’un geste vif, il fit remonter la pointe de son couteau sous le sternum de Borenson.
— Trois ! hurla la foule.
Un coup qui tuait instantanément.
Les marins perchés dans le gréement se déchaînèrent. Borenson haletait. Il adressa un sourire grimaçant à Fallion et jeta un coup d’œil à Rhianna.
Fallion tentait toujours de reprendre son souffle. Il avait l’impression d’être sur le point de vomir son petit déjeuner.
— Si tu dégueules sur ce pont, tu devras le nettoyer, le taquina Borenson. (Plus doucement, il ajouta :) Tâche de te retenir.
Fallion acquiesça. Borenson lui enfonça son index dans l’estomac.
— Ça, chuchota-t-il en faisant allusion à son coup, c’était pour épater la galerie. Reste toujours concentré sur le combat.
C’était une leçon éprouvante, mais Fallion préférait l’apprendre maintenant que pendant un combat réel. Il se laissa tomber à genoux, s’efforçant à la fois de garder son petit déjeuner et de respirer normalement. Tout son corps dégoulinait de sueur.
Les marins continuaient à crier et à applaudir. Le capitaine Stalker arborait un sourire hautement satisfait.
— Vous avez vu ça ? s’exclama Streben. Le grand a retenu ses coups. Moi aussi, j’aurais pu le battre quand j’avais l’âge du gamin !
Et il se mit à siffler.
Stalker se tourna vers son neveu et lui jeta un regard d’avertissement.
— Tu ne pourrais même pas le battre aujourd’hui. Quant au gamin, tu ne le battrais jamais de toute ta vie.
Streben sursauta. Les lâches ne détestent rien tant qu’on leur rappelle leur propre faiblesse.
Plusieurs marins qui se trouvaient non loin de là captèrent l’ambiance et ricanèrent :
— Vas-y, Streben, montre-nous ce que tu as dans le ventre !
Embarrassé, le jeune homme détourna les yeux et tenta de les ignorer, mais les provocations s’intensifièrent.
— D’accord, finit-il par aboyer en direction du gamin. Tu veux te battre contre moi ?
Fallion leva les yeux sans comprendre. Streben hurla un autre défi, mais Borenson s’interposa entre eux et dit :
— Le petit n’accepte pas de défis. Nous ne sommes pas dans une arène.
Mais Streben, prenant la réticence du jeune garçon pour de la peur, grimaça :
— Et pourquoi donc ? C’est une question d’honneur.
Stalker n’intervint pas. Il savait déjà de quel bois son neveu était fait : cruauté, lâcheté et imbécillité mélangées dans une carcasse dont la robustesse pouvait faire illusion. Parfois, il se disait que si Streben n’était pas le fils de sa sœur, il l’aurait déjà jeté par-dessus bord.
Fallion fit un pas sur le côté pour mieux voir le jeune homme. La lueur démente dans son regard ne lui échappa pas davantage que son rictus méprisant. Il est dangereux – le genre d’homme capable d’abriter un locus, songea-t-il.
— Est-il très honorable de rosser des enfants à l’endroit dont vous venez ? lança Fallion. Ou êtes-vous si nul que vous n’osez pas vous en prendre à quelqu’un de votre gabarit ?
La foule éclata de rire, puis se moqua de Streben. Celui-ci se laissa tomber depuis le gréement et se rua vers Fallion en dégainant sa propre dague.
Cette fois, Stalker ne pouvait pas le laisser faire. Fallion était trop précieux. Comme son neveu passait devant lui, le capitaine tendit un pied pour lui faire un croc-en-jambe et le poussa simultanément.
Streben s’étala sur le pont comme un sac de patates, sa lame sous lui. Il grogna un juron, se redressa péniblement sur les genoux et fixa sa main d’un air consterné. Il s’était entaillé la paume presque jusqu’à l’os.
Mais Stalker se moquait bien de la blessure de son neveu. Il observait Fallion. Le jeune garçon avait ressorti son couteau et, au lieu de reculer en tremblant de peur à la vue de Streben, il souriait patiemment. Il n’aurait pas hésité à planter son arme entre les côtes du marin, réalisa Stalker. Ce n’est pas lui que j’ai sauvé. C’est Streben.
Le jeune homme atterré lança à Fallion :
— Ce n’est pas terminé !
Comme l’enfant se détournait pour partir, il se leva et fit mine de se jeter sur lui par-derrière. Mais Endo et Blythe lui saisirent chacun un bras pour l’immobiliser.
— Ne gâche pas la marchandise, gronda Blythe sur un ton menaçant tandis que Streben se débattait. Ces gens sont des passagers, des clients qui ont payé. S’il arrive quoi que ce soit au gamin, tu es mort. Pigé ?
Streben se tordit le cou pour regarder Stalker, comme s’il cherchait la permission de poursuivre son attaque. Mais le capitaine s’avança et, tandis qu’Endo et Blythe le tenaient toujours, lança son poing dans le ventre de son neveu.
Contrairement à Fallion, Streben ne parvint pas à garder son petit déjeuner.
— Écoute-moi, cracha Stalker. Je te connais. Tu es le genre de sournois qui s’approche d’un homme par-derrière pour lui trancher la gorge. Mais je ne veux pas de ça ici. Le gamin est sous ma protection. Tu as compris ?
Streben lui adressa une grimace si pleine de rage que Stalker ne put résister. D’une gifle, il effaça l’expression de son neveu.
Streben passa le reste de la journée à briquer le pont.