CHAPITRE XX
LE FUMEUR
Je sers une Puissance supérieure, mais je ne comprends pas toujours sa volonté. J’ai suffisamment foi en elle pour ne pas avoir besoin de la comprendre.
Le magicien Binnesman
Tout l’après-midi, Fallion garda le regard braqué vers l’horizon derrière le Léviathan. De temps à autre, il apercevait le navire aux voiles noires. Celui-ci perdait du terrain, mais continuait à les suivre.
Ruminer ses inquiétudes le rendrait fou, Fallion le savait. Il devait trouver un moyen de s’occuper. Il pourrait dépenser toute son énergie en s’entraînant à l’escrime quelques heures par jour, mais il avait besoin de plus que ça.
Tandis que Rhianna et lui exploraient le bord, ils tombèrent sur le capitaine Stalker qui sortait de sa cabine, et Fallion entrevit l’intérieur de celle-ci. C’était une véritable porcherie : papiers entassés et répandus sur le minuscule bureau, caisses de marchandises en attente de rangement, plancher pas lessivé depuis des mois…
Fallion laissa le capitaine refermer la porte, puis s’inclina profondément et dit :
— Monsieur, je voulais vous remercier pour votre aide de tout à l’heure, pour avoir retenu cet homme.
Le capitaine eut un sourire amer.
— Mon neveu, Streben ? Inutile de me remercier. C’est un âne, et les ânes ont besoin de tâter du fouet. Je veillerai à ce qu’il ne t’embête plus.
— Monsieur, reprit Fallion, je me demandais si je pourrais être votre garçon de cabine. Aller vous chercher des choses, nettoyer votre chambre. (Stalker eut un mouvement de recul, et Fallion ajouta très vite :) Je ne demande pas à être payé. C’est juste que… j’aimerais apprendre à diriger un navire.
— Tu sais compter ? demanda Stalker.
— Un peu, répondit Fallion, ne voulant pas se vanter. Je sais faire les multiplications et des divisions.
En vérité, le Maître du Foyer Waggit lui avait appris la géométrie, si bien qu’il était capable de calculer à quelle distance un engin de siège pouvait lancer ses projectiles. Une fois qu’on maîtrisait la triangulation, apprendre à naviguer ne devait pas être bien difficile.
Stalker eut un sourire pensif, et ce fut à peine si Fallion entrevit un éclair de dents blanches sous sa moustache noire.
— Tu envisages de passer ta vie en mer ? interrogea-t-il.
En fait, il se demandait comment décourager le gamin. C’était une offre intéressante, et en temps normal, il aurait sans doute accepté. Mais il avait trop de secrets à dissimuler.
— Peut-être, répondit Fallion. (Il ne voulait pas vraiment devenir marin, mais il se disait qu’un jour, il aurait peut-être besoin de savoir diriger une flotte.) Ça m’intrigue.
Les enfants de son âge étaient facilement intrigués, Stalker le savait. Tout les intéressait : sortir le rembourrage d’une poupée aussi bien que peler des carottes.
— C’est très généreux de ta part, petit, dit-il. Laisse-moi y réfléchir un jour ou deux.
Stalker n’avait aucune intention de laisser Fallion pénétrer dans sa cabine. Mais malgré lui, il devait reconnaître qu’il admirait suffisamment le gamin pour ne pas vouloir le blesser en lui opposant un refus trop brusque.
Ils se dirent bonne nuit, et chacun repartit de son côté.
Rhianna marchait devant, d’un pas lent et hésitant. Fallion restait tout près derrière elle au cas où elle trébucherait. La plaie de la jeune fille guérissait rapidement – du moins, en surface – mais la douleur indiquait que l’incision avait été profonde.
Je ne récupérerai peut-être pas complètement, songea-t-elle. Après son opération, elle avait entendu les guérisseurs dire à voix basse au seigneur Borenson qu’elle ne pourrait sans doute jamais avoir d’enfants. À son âge, ça ne lui apparaissait pas comme une grosse perte.
Mais la véritable blessure ne se refermerait jamais. L’horreur de ce qui lui était arrivé resterait en elle jusqu’à la fin de ses jours. Aussi Rhianna avançait-elle prudemment, en convalescente.
Humfrey le ferrin s’était réveillé de sa sieste qui avait duré toute la journée. À l’approche du soir, c’est tout guilleret qu’il précédait les deux enfants. Armé de sa petite lance, il regardait derrière les tonneaux, inspectait les alcôves en quête de rats ou de souris à manger et de trésors à ramasser.
Comme ils exploraient le bateau, Rhianna remarqua que Streben, l’air furieux, gardait constamment Fallion à l’œil. Les deux enfants ne pouvaient l’éviter. À genoux, il briquait le pont, si bien qu’ils devaient le contourner à chacun de leurs circuits.
Pour ne rien arranger, Humfrey était très attiré par la serpillière de Streben. Chaque fois qu’il passait près du jeune homme, le ferrin se jetait sur le chiffon mouillé en couinant et en le menaçant de sa lance, certain que Streben n’astiquait le pont que dans le but de le divertir.
Et lorsque Fallion approchait, Streben regardait autour de lui pour s’assurer qu’aucun adulte ne pouvait les voir, puis sifflait entre ses dents comme pour interdire au jeune garçon d’arpenter « son » pont.
Fallion tentait de l’ignorer. Il ne pouvait rien faire d’autre. Ils allaient partager le même navire et manger dans la même cambuse pendant des mois.
Pourtant, l’instinct de Rhianna lui soufflait qu’il était dangereux de se mettre à dos un homme tel que Streben. Quand Fallion passait trop près de celui-ci, elle lui prenait la main et tentait de l’entraîner à l’écart. Une fois, elle lui dit :
— Ne t’approche pas de lui. Il te tuerait s’il le pouvait.
— Je ne crois pas, contra Fallion. Il sait ce qui lui arriverait.
Mais Rhianna n’en était pas si sûre. Elle avait entendu Iomé et les autres parler d’Asgaroth, et elle était certaine que le locus se tapissait quelque part tout près. Où qu’ils aillent, Asgaroth pouvait les suivre en se logeant dans l’esprit de la personne malveillante la plus proche. Et quel meilleur abri pour un locus que l’esprit de quelqu’un comme Streben ? Il ne devrait pas être difficile de pousser un tel imbécile à la folie…
Les deux enfants dépassèrent des barriques sur lesquelles un vieil homme fumait une pipe de roseau à la tige longue comme le bras. Il était chauve, avec une peau aussi blanche que du suif et des yeux couleur d’écume de mer. Plusieurs enfants, parmi lesquels ceux de Borenson, s’étaient rassemblés autour de lui pour le regarder faire, car à Mystarria, presque personne ne fumait – à l’exception des blessés qui avaient besoin de prendre de l’opium pour soulager la douleur. Mais cet homme-là semblait fumer par plaisir, et la fumée qui montait de sa pipe avait une odeur douceâtre, enivrante.
Pour l’heure, il soufflait des ronds de fumée. Dans la lumière déclinante du soir, le fourneau de sa pipe s’embrasa d’une lueur orange foncé comme il inhalait ; puis un anneau de fumée bleu-blanc sortit d’entre ses lèvres.
En passant près de lui, Rhianna remarqua, et non pour la première fois, qu’il observait Fallion avec intérêt et que lorsque le regard du jeune garçon croisait le sien, il le saluait de la tête comme il l’eut fait avec un vieil ami. Mais cette fois, il mit sa pipe de côté et dit :
— Écoute la petite. Méfie-toi de Streben. Beaucoup ombre en lui.
Fallion s’arrêta net et le dévisagea.
— Que voulez-vous dire ?
— À l’intérieur de tout homme, une partie lumière, une partie ombre. En Streben, grande ombre qui tente étouffer lumière. (Le fumeur tapa la poitrine de Fallion avec sa pipe et dit :) Mais en toi, grande lumière qui lutte pour brûler ténèbres. Streben le sent. Il déteste toi. Il tue toi, s’il peut.
Qu’est-ce que ça signifie ? se demanda Rhianna. Il voit dans le cœur des gens ?
Le fumeur dévisagea Fallion un moment, comme s’il cherchait d’autres arguments.
— Streben a rien pour être fier. Pas honneur, pas courage, pas richesse. Lui creux. Il regarde en lui, il voit rien de bon. Alors, il imagine que rébellion est force. Il voit pas que rébellion stupide. Lui genre d’homme qui tue pour se sentir fort, même s’il sait qu’il souffre plus tard pour ça. (Le fumeur aspira rapidement une bouffée de fumée, puis se pencha vers Fallion.) Peut-être il pense que punition vaut la peine. Le capitaine est son oncle. Peut-être il espère pas être puni.
L’homme souffla un peu de fumée par le nez, et Fallion plongea son regard dans le sien. Rhianna voyait que ses yeux brillants, trop brillants, reflétaient la lumière du soleil pourtant presque couché derrière l’horizon.
— Êtes-vous un Tisseur de Flammes ? s’enquit Fallion.
Le fumeur éclata de rire. Il tira sur sa pipe, puis souffla une bouffée de fumée qui prit la forme d’une colombe grise vaporeuse et s’éloigna en battant des ailes. Tournant sa pipe, il en présenta l’embout à Fallion.
— Et toi, es-tu un Tisseur de Flammes ? demanda-t-il sur un ton moqueur.
Ce type mettait Rhianna mal à l’aise. De toute évidence, c’était un Tisseur de Flammes. Au début, elle avait cru qu’il était juste chauve, mais elle voyait à présent qu’il n’avait pas de sourcils et aucun poil, car leur racine avait été brûlée. Elle n’eut pas besoin d’autre preuve.
Rhianna tira sur le bras de Fallion pour l’entraîner. Mais comme obéissant à une impulsion, le jeune garçon prit la pipe et aspira profondément. Les autres enfants le regardaient tous avec des yeux écarquillés, stupéfaits par son audace. Il se remplit les poumons de fumée, comme s’il savourait le goût de l’herbe au fond de sa gorge, et fut pris d’une quinte de toux.
Le fumeur rit.
— Peut-être pas Tisseur de Flammes. Pas encore. Mais grande lumière en toi, porteur de torche. Pourquoi venu ici ? Pourquoi vieille âme cachée dans corps si jeune ?
Sa question parut troubler Fallion.
— Vous pouvez voir ça ? demanda-t-il. Vous voyez en moi ?
— Je vois pas, je sens, répondit le fumeur. Tu passes à côté, et je sens chaleur en toi, lumière.
Il tendit une main vers Fallion. Le jeune garçon lui toucha les doigts et retira très vite sa main.
— Ça brûle.
— Tu veux sentir intérieur des gens ? sourit le fumeur, tirant deux fois sur sa pipe en succession rapide. Prends beaucoup fumée. Alors, peut-être tu vois…
Fallion ne voulait plus fumer.
— Vous pouvez voir les créatures d’ombre qui vivent à l’intérieur de certains hommes – les locus ?
Le vieil homme prit une mine de conspirateur.
— Sermombres, dit-il. À Landesfallen, nous appelons ça sermombres.
Rhianna laissa échapper un sifflement de surprise, car tel était le nom qu’Asgaroth avait employé en parlant de son maître.
Le fumeur se tourna vers elle.
— Tu connais ce nom ?
Rhianna acquiesça. Le fumeur sourit, découvrant ses dents jaunes.
— C’est celui de seigneur pirate, oui ? Sa réputation très grande. Elle sait quoi elle porte en elle.
— Elle ? répéta Rhianna. Sermombre est une femme ?
— Les enfants, venez par ici !
Rhianna fit volte-face. Myrrima s’était approchée derrière eux, et même si Rhianna ne l’avait encore jamais vue en colère, une rage palpable émanait d’elle. Les magiciens de l’eau et les Tisseur de Flammes étaient des ennemis naturels.
Choqués, les enfants mirent un moment à réagir. Les petits Borenson furent les premiers à courir vers leur mère, mais le vieil homme tapa de nouveau la poitrine de Fallion avec le fourneau de sa pipe.
— Celui-là, pas à vous. Vous savez. Maintenant, il sait aussi.