CHAPITRE XXII
LE JUGEMENT
La prudence réclame qu’un seigneur condamne un homme uniquement pour les crimes dans lesquels il peut prouver sa culpabilité, et non pour les crimes qu’il le soupçonne d’avoir commis. Mais le Roi de la Terre peut voir dans le cœur d’un homme et le condamner sur cette base seule. J’aimerais que nous soyons tous des Rois de la Terre.
Wuqaz Faharaqin
Il était encore très tôt dans la matinée quand le capitaine Stalker découvrit la disparition de Streben.
Un matelot trouva le ferrin mort sur le pont des latrines. Il était sur le point de le jeter à la mer quand il avisa une mare de sang – une quantité bien supérieure à celle que le rongeur avait pu verser. Il n’était pas rare qu’un marin se coupe ou saigne du nez, mais là, ça faisait vraiment beaucoup. Aussi le matelot fouilla-t-il le navire pour voir si quelqu’un était blessé.
Il lui fallut assez longtemps pour réaliser que Streben manquait à l’appel et rapporter la nouvelle au capitaine. Stalker siffla pour appeler l’équipage à se rassembler et procéda à un comptage des têtes. Streben était bien absent. Stalker se rendit sur le pont des latrines et étudia la flaque.
La lance d’Humfrey gisait toujours par terre. Elle avait roulé contre le bastingage. Quelques gouttes de sang séché sur la pointe révélèrent que le ferrin avait péri en tentant de se défendre.
L’extrémité arrondie de la tache ressemblait à une comète ; elle pointait le bastingage, indiquant qu’après avoir été blessé, Streben avait reculé vers ce dernier.
— Vous croyez que le ferrin l’a eu ? lança le matelot. Peut-être qu’il lui a planté son aiguille dans l’œil.
Stalker ne manquait pas d’imagination, mais ce scénario dépassait les bornes de sa crédulité. Trop de sang, raisonna-t-il par-devers lui. Non, c’est un meurtre que nous avons là.
Sa sœur réclamerait vengeance. Évidemment, Stalker pourrait toujours étouffer l’affaire. Chaque jour, des hommes tombaient du gréement ou buvaient trop de rhum et passaient par-dessus bord. Oui, se dit-il, pourquoi pas ? Pourquoi ne pas dire à sa sœur qu’un ferrin avait tué son fils ? C’était une idée ridicule. Ça ressemblait tellement à un mensonge qu’elle se dirait que c’était forcément la vérité.
— Je ne crois pas que ce soit l’œuvre d’un ferrin, admit Stalker à voix haute.
— La bestiole appartenait à ce gamin, dit le matelot. Celui qui s’est battu hier. Peut-être qu’il est monté dans la nuit pour chier un coup, et que son ferrin l’a accompagné. Si ça se trouve, c’est lui qui…
Stalker coula un regard en biais au matelot.
— Ce n’est qu’un gamin. Les enfants de son âge n’assassinent pas les gens.
— Il sait se servir d’une lame, marmonna le matelot.
Ce qui était la stricte vérité. Mais au fond de son cœur, Stalker doutait que ce soit un meurtre de sang-froid. S’il avait surpris Fallion seul pendant la nuit, Streben aurait tenté de lui faire peur, voire de l’égorger. Auquel cas, si le gamin l’avait tué, c’était uniquement pour se défendre.
Une des victimes de Streben avait peut-être fini par lui rendre la monnaie de sa pièce. Sa mère réclamerait quand même vengeance, mais elle aurait du mal à l’obtenir.
— Descends dans la cabine des passagers, ordonna Stalker. Demande à Borenson et à son… fils de venir déjeuner avec moi.
Puis il se rendit dans la cambuse. Le reste de l’équipage avait déjà pris son petit déjeuner au lever du soleil, si bien que les tables étaient vides. Stalker demanda au cuisinier de faire frire des saucisses et de couper quelques oranges pour aller avec leur pain dur, puis s’assit et tenta de mettre de l’ordre dans ses pensées.
Lorsque Borenson et Fallion le rejoignirent, Stalker les trouva tous deux bouffis de sommeil. L’air fatigué, ils se mouvaient avec raideur. Leur sang ne circulait pas bien, et Fallion était légèrement verdâtre. Habitué au roulis depuis belle lurette, Stalker n’avait même pas remarqué que la mer avait forci ce matin-là. Mais le gamin avait du mal à encaisser.
— Vous voulez manger quelque chose ? offrit Stalker en laissant Borenson et Fallion se choisir un siège.
Fallion fixa le plateau de saucisses, de petits pains durs et de fruits en verdissant davantage, tandis que Stalker et Borenson remplissaient leur assiette.
— Vas-y, petit, l’encouragea le capitaine. Rien ne remontera tant que tu feras descendre quelque chose.
Alors, Fallion saisit un petit pain, en arracha un morceau avec ses dents et l’avala comme si ça pouvait lui sauver la vie.
Borenson et Stalker gloussèrent et attaquèrent leur propre petit déjeuner. Borenson mangea en silence, attendant que le capitaine leur explique pourquoi il les avait fait venir, mais à Landesfallen, les gens ne mélangeaient pas la nourriture et les affaires. Du coup, personne ne pipa mot durant le repas.
Lorsqu’ils eurent tous fini, Stalker se radossa à sa chaise et alla droit au but.
— Le problème, vous voyez, c’est que Streben est mort. Il s’est fait zigouiller la nuit dernière.
Borenson et le gamin parurent tous deux surpris. Aucun d’eux ne prit l’air coupable, mais Stalker ne s’attendait pas à ce qu’ils le fassent. Ils auraient pu se relayer pour débiter Streben en morceaux à coups de hache sans manifester la moindre culpabilité, soupçonnait le capitaine.
— Voilà pourquoi, messieurs, je demande à voir vos lames.
Borenson haussa un sourcil.
— Monsieur, je proteste : je n’ai pas tué un homme depuis… trois jours.
La façon dont ses yeux pétillaient apprit à Stalker qu’il disait la vérité. Il n’avait pas tué un homme depuis trois jours… mais qui avait-il tué trois jours auparavant ?
Ça ne me regarde pas, décida Stalker.
Pourtant, il inspecta quand même l’épée de Borenson. La lame était en bon métal, de l’acier de printemps sylvarrestien qu’il ne fallait affûter que très rarement et qui ne rouillerait pas avant un siècle. Elle était si propre qu’elle aurait pu être neuve, et plus tranchante qu’un rasoir.
Mais Stalker s’attendait à ce qu’un guerrier de la stature de Borenson entretienne bien son équipement. Après avoir tué un homme, la première chose qu’il aurait faite aurait été d’essuyer son épée et de l’affûter. Il n’aurait pris ni nourriture ni repos jusqu’à ce que la lame soit correctement polie et de nouveau impeccable.
Stalker rendit son épée à Borenson. Fallion lui présenta son couteau long, et le capitaine poussa un sifflement admiratif. Même si le manche était simplement enveloppé de cuir, la lame présentait un aspect terne et grisâtre que Stalker avait rarement observé. Du métal thurivan, peut-être vieux de six siècles, forgé par des maîtres artisans qui pensaient l’imprégner avec le pouvoir des éléments. C’était une arme princière, et Stalker, qui avait acheté et vendu plus que sa part d’armes en tout genre, fut dûment impressionné.
Mais il fut plus impressionné encore par le sang incrusté dans la fissure à l’endroit où la lame rencontrait le manche.
— D’où vient ce sang ? demanda-t-il en dévisageant le gamin.
Fallion leva les yeux vers le capitaine et fouilla ses souvenirs. Le strengi-saat, bien sûr ! Il l’avait poignardé profondément quatre jours plus tôt, et craignant que d’autres monstres frappent à tout moment, il n’avait pas pris la peine de nettoyer sa lame.
Mais il n’osait pas dire la vérité à Stalker. Après tout, il était censé se cacher.
— Je me suis coupé, répondit-il en levant sa main gauche toujours bandée, dont le pansement était désormais sale et grisâtre.
Stalker secoua la tête.
— La fissure ne se remplit comme ça que quand on poignarde quelqu’un jusqu’à la garde et que le sang jaillit à gros bouillons.
Fallion n’osa pas inventer un autre mensonge, de crainte que cela nuise à sa crédibilité. Mais Borenson vola à son secours.
— Comme il vous l’a dit, le gamin s’est coupé. Il en a foutu partout.
Il avait parlé d’un ton ferme et sans réplique. C’était leur version, et ils s’y tiendraient.
Et merde, songea Stalker. Ma sœur va être furax.
— Très bien, grogna-t-il en se levant. Très bien. Streben était un gredin. Personne ne le pleurera. J’imagine qu’il a eu ce qu’il méritait.
Avec un sourire forcé, il dévisagea Fallion d’un regard pénétrant. Le gamin ne se tortilla pas et ne détourna pas les yeux. Misère, il a du cran, songea Stalker. Neuf ans, et il fait couler son propre sang quand les circonstances l’exigent, comme un véritable guerrier. L’estime qu’il éprouvait pour Fallion monta encore de deux crans.
— Tu veux toujours de ce boulot ? demanda-t-il. Je pourrais avoir l’usage d’un garçon de cabine de ton… calibre.
Fallion acquiesça, mais Borenson lui jeta un regard inquiet.
— Quel boulot ?
— J’ai demandé si je pouvais être son garçon de cabine, expliqua Fallion. J’espérais apprendre à diriger un navire.
En ce moment même, se dit Stalker, Borenson devait chercher à comprendre pourquoi il récompensait le gamin d’avoir tué son neveu. Stalker lui-même se le demandait.
C’est parce que j’aime l’audace et le courage, réalisa-t-il. Si j’avais encore des enfants, j’aurais voulu qu’ils soient féroces.