CHAPITRE XXVII
SYNDYLLIAN
Les enfants s’imaginent toujours que le mal réside quelque part très loin d’eux, dans un royaume mystérieux situé bien au-delà de leurs propres frontières. Mais les adultes savent où le mal se trouve réellement. Il est tout près – tapi dans leur propre cœur.
Gaborn Val Orden
Lorsque la tempête se calma enfin, le capitaine Stalker découvrit qu’il avait perdu sept membres d’équipage, dont Endo.
La dernière fois que quelqu’un l’avait vu, le timonier inkarran s’agitait dans une mer démontée, tentant de maintenir sa tête au-dessus de la surface. Son fidèle singe de mer, Unkannunk, avait hurlé de désespoir et sauté à l’eau pour le sauver. Mais une énorme vague s’était abattue sur eux deux, et le temps qu’elle retombe, Endo et son familier avaient disparu.
Stalker lui-même ne devait son salut qu’à la chance pure.
Le bateau était dévasté, amputé de son grand mât et de son mât de misaine, la plus grande partie de son pont supérieur défoncée et en pagaille. Les vents violents l’avaient dévié de sa route ; il se trouvait désormais beaucoup trop à l’est et au nord. Stalker le voyait à l’eau d’un vert trop foncé, indiquant une grande concentration d’algues, et aux angles durs de sa surface, produits par l’eau froide que charriaient les courants arctiques.
Dans son état, le Léviathan mettrait deux semaines pour se traîner jusqu’à la moindre île dans les Marinières. Et Stalker ne pourrait pas se contenter de faire escale sur un rocher inhabité : il aurait besoin d’un port digne de ce nom où remplacer ses mâts et acheter de quoi confectionner de nouvelles voiles.
Poursuivre jusqu’à Byteen était hors de question. Il n’y avait qu’un endroit où aller : Syndyllian.
— Nous allons être abordés, annonça Stalker à Borenson et à Myrrima ce soir-là. D’après la rumeur, Sermombre cherche vos garçons. Je veillerai à ce qu’elle ne les trouve pas.
— Sommes-nous vraiment obligés d’aller à Syndyllian ? s’enquit Myrrima.
— C’est la seule île de l’archipel sur laquelle poussent des arbres de bonne taille, fit valoir Stalker. Nous pourrions dénicher de l’eau et des vivres ailleurs, voire même acheter la toile qu’il nous faut, mais nous ne pourrions pas remplacer les mâts… et sans eux, nous n’avançons quasiment pas. Nous avons réussi à distancer cette petite goélette noire par deux fois, mais ça n’arrivera plus.
— Alors, que proposez-vous ? demanda Borenson.
Stalker avait tout prévu, mais il avait besoin de l’accord de Borenson et de Myrrima.
— Il nous faudra sans doute quelques jours pour installer les nouveaux mâts. J’ai déjà eu affaire à Sermombre par le passé. Je lui paie un droit de passage dans les Marinières. Donc, mon bateau et moi, on ne devrait pas avoir d’ennuis. Je pense qu’on peut entrer dans le port de nuit, sous le couvert de l’obscurité. Mais dès qu’on atteindra la baie, on mettra un canot à la mer, et le seigneur Borenson pourra emmener les garçons à terre. Il faudra que vous restiez cachés, disons, une semaine. Puis vous guetterez le bateau la nuit. Quand nous reprendrons la mer, nous jetterons l’ancre près de la plage, et vous pourrez nous rejoindre à la rame.
Borenson réfléchit. Le plan de Stalker paraissait assez simple. D’après ce qu’il avait entendu dire, Syndyllian était une grande île, habitée depuis plusieurs siècles. On y trouvait de l’eau douce en abondance, ainsi que quantité de fermes et de huttes de paysans.
Borenson regarda Myrrima pour voir si elle approuvait. Après tout, c’était elle la magicienne. Et c’était également elle qui devrait rester à bord et, le cas échéant, endurer l’inspection de Sermombre.
— Je peux emmener les garçons, dit-il. Mais je ne suis pas sûr de vouloir te laisser avec les enfants. On pourrait y aller tous ensemble.
Myrrima inclina la tête, l’air pensif. Son cœur était plein de doutes. Elle ne savait pas quel genre d’abri ils trouveraient sur l’île, ni ce qu’ils seraient forcés de manger. Elle-même pourrait s’adapter, mais ce serait très dur pour ses deux plus jeunes filles. Elle allaitait toujours Erin, et à trois ans, Sauge était encore trop petite pour comprendre le concept de discrétion.
— Je vais rester ici avec les enfants et Rhianna, décida finalement Myrrima. Toi, tu emmènes les garçons se cacher.
Mais ses doutes continuaient à la tourmenter. Elle se balança d’avant en arrière sur son tabouret, pleine d’appréhension.
Cette nuit-là, à Syndyllian, Sermombre sortit sous la véranda de son palais au clair de lune.
Dehors, dans la vallée en contrebas, les baraquements de ses armées s’étiraient sur des lieues, grouillement de tentes noires qui masquaient le terrain. Et de la même façon que les étoiles scintillaient au-dessus de sa tête, les feux de camp et de forge brillaient en dessous d’elle.
Sermombre avait pris des centaines de Dons de Constitution, de Force, d’Agilité et de Volonté. Elle n’avait plus besoin de dormir. Mais elle se reposait en marchant seule la nuit, le regard flou comme en proie à un rêve éveillé.
Ce fut alors que le message lui parvint.
Asgaroth lui apparut, non sous une quelconque forme humaine, mais avec un visage hideux, comme pour révéler le monstre qu’il était réellement. Il ne dit que deux mots :
— Nous arrivons.
La vision s’estompa. Sermombre sourit. Neuf ans déjà qu’elle vivait sur ce petit monde misérable et se préparait.
À présent, le porteur de torche était en route.
Neuf jours plus tard, le Léviathan atteignit Syndyllian. Le capitaine Stalker avait informé l’équipage de son plan et fait jurer le secret à ses hommes.
Au dernier moment, quand le bateau approcha du rivage nord de l’île sous les étoiles, Rhianna informa tout le monde qu’elle comptait accompagner les garçons. Myrrima s’y était préparée : elle avait remarqué que la jeune fille devenait de plus en plus dépendante de Fallion. La nuit, des cauchemars la tenaient éveillée, et elle ne parvenait à dormir qu’en s’allongeant tout contre Fallion.
À contrecœur, Myrrima donna son accord. Borenson et les enfants descendirent l’échelle de corde qui conduisait au canot. Borenson empoigna les rames, et l’embarcation légère s’éloigna vers les sables blancs de Syndyllian. Le capitaine marqua l’endroit avec le navigateur, choisissant deux pics qui se dressaient dans le lointain comme points de repère pour pouvoir revenir ultérieurement.
Une heure plus tard, poussé par une douce brise, le Léviathan pénétra dans la cité portuaire de Mannesfree tandis que la lune se levait au-dessus de la mer, si énorme que les derniers coqs la prirent pour le soleil et se mirent à chanter dans la cale.
À l’intérieur de la baie, les eaux étaient immobiles et vitreuses. Quatre autres bâtiments se trouvaient déjà amarrés là. Bien que situé à l’embouchure d’un fleuve profond, Mannesfree n’était pas un grand port. Quelques auberges s’alignaient le long de la jetée. Myrrima vit des filets de pêcheurs suspendus près des quais, séchant ou attendant qu’on les remaille. Une colline abrupte se dressait au sud. Au nord, une petite ville occupait une plaine fertile. C’était un lieu accueillant, presque idyllique.
Des chants s’échappaient d’une petite cabane au bord de l’eau, accompagnés de bois et de tambours. À cette heure tardive, peu d’autres gens semblaient encore réveillés. Une unique lanterne brillait sur l’eau. Mannesfree semblait presque abandonné. Nulle fumée ne s’élevait des cheminées ; nulle lumière ne brillait aux fenêtres.
Debout sur le pont, Stalker étudia la scène avec une inquiétude flagrante.
— Je ne suis pas passé ici depuis cinq ans. Mais autrefois, c’était un endroit animé. Beaucoup plus que ça.
Myrrima promena un regard anxieux à la ronde. Un des bateaux amarrés dans le port avait des mâts noirs.
Assis derrière elle sur un tonneau, le Fumeur tira profondément sur sa pipe. Une lueur rouge s’intensifia dans la main qui tenait le fourneau. Les sourcils froncés, il scruta l’eau et dit à Myrrima :
— Quelque chose cloche.
Myrrima ne comprenait pas pourquoi tout était si mort.