CHAPITRE I
LA PERFECTION DES TÉNÈBRES
Nul ne peut être vraiment qualifié d’homme tant qu’il est éclairé par la lumière de ses parents. Car jusqu’au jour où nous nous retrouvons seuls, il nous est impossible de mesurer l’étendue de la force qui réside en nous.
Et dès l’instant où son père meurt, même un jeune garçon ne peut plus être considéré comme un enfant.
Le magicien Binnesman
Tel était le visage du Roi de la Terre : une peau du même vert foncé que les feuilles de chêne avant qu’elles pâlissent à l’automne ; des cheveux de vieillard semblables à des toiles d’araignée argentées ; des traits chagrins, aussi ravinés qu’une pomme pourrissante ; et des yeux noirs teintés de vert, sauvages et traqués comme ceux d’un cerf dans la forêt.
Voici le souvenir que, à l’âge de neuf ans, Fallion conservait de son père. Un père qu’il n’avait pas vu depuis trois ans maintenant.
Aussi trouva-t-il étrange que, par une soirée d’automne où il menait son cheval le long d’une piste de montagne aux abords de Château Coorm en compagnie de son jeune frère Jaz, du Maître du Foyer Waggit et d’un petit contingent de gardes armés jusqu’aux dents, l’image de son père s’impose soudain à son esprit.
— Il est temps de rebrousser chemin, lança la garde de tête – une femme nommée Diemorra, qui avait un accent prononcé. Je sens un maléfice.
Du menton, elle désigna une colline située sur sa droite. Là, des pierres grises entassées délimitaient les terres de quelque vacher et formaient un barrage pour contenir les pins penchés qui dévalaient le flanc des montagnes en surplomb. À la lisière de cette forêt se dressaient deux tumulus, les maisons des morts. La nuit tombait rapidement ; sous les arbres, les ombres étaient noires, et au-dessus des pics planait une brume verte et violette, semblable à une ecchymose dans le ciel. D’étranges lumières clignotaient au travers ainsi que des éclairs lointains.
Le seigneur Borenson, qui était le garde personnel de Fallion, éclata de rire et dit :
— Ce n’est pas un maléfice que vous sentez, mais un simple orage.
Troublée, Diemorra jeta un regard en arrière. C’était une femme robuste originaire d’un royaume situé au-delà d’Inkarra, avec la peau grise comme un tronc d’arbre, des cheveux noirs aussi fins que du lin et des yeux noirs qui étincelaient telle la foudre. Elle portait une tenue très simple, en coton couleur d’ébène, sous un gilet de cuir souple. Un bouclier d’acier ouvragé protégeait son ventre, et un collier d’esclave en argent lui entourait le cou.
Ni Fallion ni aucun des membres de son entourage n’avait jamais rencontré personne de semblable jusqu’à ce que Diemorra arrive au château six mois auparavant, envoyée par le père de Fallion pour rejoindre la garde.
— Les humains ne sentent peut-être pas ces choses-là. Mais j’ai reçu l’odorat de plusieurs burrs. Ils connaissent l’odeur du mal. Quelque chose se cache là, dans les arbres. Des esprits maléfiques, je crois.
Fallion savait que certains hommes prenaient des Dons d’Odorat canins, mais il n’avait même jamais entendu parler de créatures nommées burrs. Diemorra affirmait posséder des Dons d’Ouïe pris à des chauves-souris, des Dons d’Agilité provenant de grands félins et le Don de Force d’un sanglier sauvage. Dans le royaume de Fallion, nul n’avait la capacité de prélever des attributs sur des animaux autres que des chiens. Si Diemorra disait vrai, la composition de ses pouvoirs était particulièrement exotique.
Fallion se dressa dans ses étriers, prit une grande inspiration et huma l’air. Celui-ci était tellement chargé d’humidité que l’enfant pouvait sentir la rosée du lendemain matin, et juste assez frais pour charrier le premier frisson de l’hiver à venir.
Oui, je sens quelque chose, songea Fallion. C’était comme un picotement électrique en travers de sa joue.
Diemorra jeta un regard méfiant aux tumulus et frissonna.
— On doit donner les défunts à l’eau ou au feu, pas abandonner des esprits maléfiques dans le sol. Nous devrions rebrousser chemin immédiatement.
— Pas encore, contra Waggit. Nous ne sommes plus très loin. Il y a une chose que les garçons doivent voir.
Les narines de Diemorra frémirent. Elle tira sur les rênes de son cheval comme si elle réfléchissait, puis lui talonna les flancs pour le faire avancer de nouveau.
Pendant toute cette scène, Jaz, le frère cadet de Fallion, avait scruté le bas-côté en quête de petits animaux. Le premier souvenir vivace de Fallion était celui de la découverte d’une grenouille, pareille à un petit tas d’argile gris-vert avec un masque sombre. Elle avait sauté par-dessus sa tête et atterri sur une feuille de lilas quand il n’avait encore que deux ans. Il avait cru qu’il s’agissait d’une « sauterelle grasse » et éprouvé un fabuleux émerveillement.
Depuis, son frère et lui étaient obsédés par la chasse aux animaux : les hérissons qui se promenaient dans les champs au-dessus du château, les chauves-souris qui nichaient dans les tours de garde, les anguilles et les écrevisses qui vivaient dans les douves.
— C’est quoi, un burr ? demanda Jaz.
Diemorra fronça les sourcils, puis fit les gros yeux et répondit sans cesser de guider son cheval sur la piste :
— Je crois que vous appelez ça un faon. Un faon sylvestre, peut-être ?
Jaz haussa les épaules et, du regard, chercha l’aide de Fallion. Même s’il n’avait que quelques mois de moins, Jaz s’en remettait toujours à son aîné. Fallion était beaucoup plus grand et beaucoup plus costaud que lui – plus mûr, aussi. Mais lui non plus n’avait jamais entendu parler d’un faon sylvestre.
Ce fut Waggit qui répondit.
— Dans les îles dont est originaire le peuple de Diemorra, le burr est une petite antilope, guère plus haute qu’un chat, qui vit dans la jungle. C’est une créature sauvage, peureuse. On dit qu’elle goûte les pensées de ceux qui la chassent. Le fait que Diemorra ait réussi, non seulement à en capturer une, mais à lui prendre un attribut est… vraiment remarquable.
En silence, ils franchirent une courbe de la piste, plongèrent sous une mince nappe de brume et recommencèrent à grimper. Seuls le martèlement des sabots ferrés et le cliquetis des cottes de mailles annonçaient leur approche. Sur leur gauche, le soleil terne flottait à l’horizon telle une bulle fondue dans une cuve de minerai. Avec les nuages au-dessus de lui et la brume au-dessous, Fallion s’imaginait qu’il chevauchait dans les nuages. Devant eux, la route était nue et rocailleuse, rongée par les racines.
Apercevant un mouvement du coin de l’œil, le jeune garçon regarda vers la droite et scruta le pied des pins enténébrés. Un frisson parcourut son échine tandis que ses perceptions s’éveillaient.
Il y avait quelque chose dans l’ombre. Peut-être juste un corbeau qui filait sous les ramures, noir sur noir. Mais Fallion vit Borenson porter la main droite au manche de son marteau de guerre, dont la tête s’ornait d’un oiseau et de pointes semblables à des ailes. Lui-même était encore assez jeune pour espérer qu’un ours ou un énorme cerf se dissimulait dans les bois – quelque chose de plus excitant que les écureuils fouisseurs et les lapins de garenne qu’il avait aperçus le long de la route.
La petite procession franchit la crête d’une colline qui surplombait un vallon.
— Regardez là, mes jeunes princes, dit sobrement Waggit à Fallion et à Jaz. Dites-moi ce que vous voyez.
Une chaumière se tapissait en contrebas, une maisonnette toute propre avec un toit de paille fraîche, entourée de roses couleur rubis et d’arbres à papillons autour desquels voletaient des guêpiers.
Une femme s’affairait dehors en cette heure tardive – une femme séduisante. Vêtue d’un tablier bordeaux, ses cheveux contenus par un fichu lavande, elle ratissait des noisettes sur un carré de tissu posé à même le sol, tandis qu’autour d’elle ses poules rouges picoraient en gloussant les insectes et les vers de terre parmi les feuilles fraîchement retournées.
Sans doute alertée par le martèlement des sabots sur l’argile durcie et le cliquetis de l’acier, la femme leva les yeux vers les cavaliers. Une lueur d’inquiétude passa dans son regard. Mais à la vue de Borenson, elle eut un large sourire, hocha la tête et se remit au travail.
— Que savez-vous de cette femme ? chuchota le Maître du Foyer Waggit aux deux garçons.
Fallion tenta de se vider l’esprit de la façon que Waggit lui avait enseignée, de se concentrer. Il était censé observer, non pas le visage ou la silhouette de l’inconnue, mais la totalité de sa personne : sa tenue, ses mouvements, sa maison et les possessions dont elle avait choisi de s’entourer.
Waggit apprenait aux jeunes princes à « lire » : à déchiffrer, non pas les signes ou les runes sur un parchemin, mais les gestes et le langage corporel des gens. Maître de plusieurs disciplines dans la Maison de la Compréhension, il disait toujours :
— De toutes les choses que je vous enseigne, lire l’animal humain ainsi qu’on apprend à le faire dans la Salle des Yeux est la capacité qui vous servira le plus souvent dans la vie. Être capable de lire correctement une personne peut faire toute la différence entre la vie et la mort.
— Elle n’est pas mariée, avança Jaz. Ça se voit parce qu’il n’y a pas d’autres vêtements que les siens pendus sur la corde à linge.
Jaz essayait toujours de répondre le premier pour faire les observations les plus évidentes, ce qui compliquait encore la tâche de Fallion. L’aîné des deux garçons savait que Waggit le mettait à l’épreuve. Il s’efforça de trouver quelque chose de plus perspicace à dire.
— Je ne crois pas qu’elle veuille se marier un jour.
Derrière lui, le seigneur Borenson eut un rire bref et demanda :
— Qu’est-ce qui te fait penser ça ?
Borenson connaissait ces terres et cette femme. Son rire avait quelque chose de presque moqueur, comme si Fallion se trompait du tout au tout. Alors, le jeune garçon repassa son raisonnement dans sa tête avant de répondre :
— Waggit et vous avez son âge. Si elle cherchait un époux, elle trouverait un prétexte pour engager la conversation. Mais elle vous craint. Elle vous tourne à moitié le dos, comme pour dire : « Si vous approchez, je m’enfuirai à toutes jambes. »
Borenson rit de nouveau.
— Alors, il a raison, ou pas ? s’enquit Waggit.
— Il a très bien cerné la veuve Huddard, grimaça Borenson. Elle est aussi froide qu’un solstice d’hiver. Nombreux sont les hommes qui se sont proposés pour réchauffer son lit, mais elle ne veut rien avoir à faire avec aucun d’entre eux.
— Pourquoi donc ? demanda Waggit.
Mais sa question ne s’adressait ni à Borenson ni à Jaz. Il fixait Fallion d’un regard scrutateur. Le petit garçon était beau avec ses cheveux noirs, son visage bronzé et ses traits presque parfaits. Il avait encore les rondeurs poupines de l’enfance, mais ses yeux contenaient déjà la sagesse d’un vieillard. Waggit l’étudia en songeant : Il est si jeune, trop jeune pour sonder les profondeurs de l’âme humaine. Après tout, il n’est encore qu’un enfant, sans un seul Don d’Intelligence à son nom.
Mais Waggit savait également que Fallion appartenait à une génération spéciale. Les enfants nés ces dernières années – depuis la Grande Guerre – étaient différents de ceux nés avant : plus forts, plus perspicaces. Certains pensaient que cela était dû à Gaborn Val Orden, comme si l’apparition du premier Roi de la Terre depuis deux millénaires avait lancé une bénédiction particulière sur leur semence. On disait que les enfants de cette génération montante étaient plus parfaits que leurs ancêtres, qu’ils ressemblaient davantage aux Éclats des limbes qu’à des enfants normaux.
Et si cela s’appliquait à la progéniture du plus ordinaire des porchers, c’était doublement valable pour le premier-né du Roi de la Terre, Fallion.
Son frère cadet Jaz ne lui ressemblait en rien. C’était un enfant doux et gentil, petit pour son âge, déjà distrait par la vue d’une salamandre qui fouillait parmi les feuilles mortes sur le côté du chemin. Un jour, il ferait un prince attentionné, songeait Borenson, mais il ne serait rien de spécial.
En revanche, une destinée grandiose attendait Fallion. En ce moment même, le jeune garçon observait la veuve, tentant de découvrir pourquoi elle ne se marierait jamais.
Sa petite chaumière en bordure d’une étendue sauvage était si… foisonnante ! Le jardin qui s’étendait derrière produisait bien trop de légumes pour une femme seule ; il était protégé par une haute palissade de façon à ce que la chèvre laitière qui se tenait actuellement au pied d’un pommier ne puisse pas brouter sa production.
Des buissons et des arbres avaient été plantés autour de la maisonnette pour couper le vent et fournir un abri aux oiseaux – les guêpiers et les moineaux qui, comme les poules, débarrassaient le jardin des insectes et des vers de terre. Des paniers en osier remplis de fleurs pendus sous l’avant-toit attiraient les abeilles, et Fallion ne doutait pas que la veuve Huddard sache où se trouvait leur ruche.
Cette femme vivait en harmonie avec la nature. Son logis était un îlot paradisiaque entouré de collines rocailleuses.
— Elle travaille dur, dit Fallion. Personne dans les environs ne travaille aussi dur qu’elle. Nous avons dépassé une centaine de chaumières en chemin, mais aucune qui soit aussi bien entretenue que la sienne. Elle ne veut pas avoir à s’occuper d’un homme comme s’il était un bébé.
Le seigneur Borenson rit de plus belle.
Waggit acquiesça.
— Je soupçonne que tu as raison. Les masures que nous avons croisées faisaient bien piètre figure à côté de sa maison. Leurs propriétaires se contentent de survivre. Ils voient le sol rocailleux et argileux, et le courage leur manque pour tenter de l’exploiter. Alors, ils laissent leurs moutons et leur bétail brouter l’herbe, et ils vivent du peu de viande qu’ils parviennent à produire. Mais cette femme prospère sur un sol vainqueur d’hommes moins vaillants qu’elle. Une veuve avec le cœur d’un seigneur de guerre, qui se bat inlassablement contre les cailloux, l’argile et le froid sur le flanc de cette colline.
La dernière phrase de Waggit avait la tonalité d’une conclusion. La leçon était terminée.
— Nous avez-vous fait venir jusqu’ici dans le seul but d’observer une vieille femme ? demanda Fallion à Waggit.
— Ce n’est pas moi qui vous ai conduits jusqu’ici, répliqua Waggit. C’est votre père.
Jaz releva brusquement la tête.
— Vous avez vu mon papa ? demanda-t-il, très excité. Quand ?
— Je ne l’ai pas vu, le détrompa Waggit. J’ai entendu son injonction la nuit dernière, dans mon cœur. C’était un avertissement. Il m’a dit de vous amener ici tous les deux.
Un avertissement ? Fallion s’interrogea. Quelque part, ça le surprenait que son père lui ait accordé la moindre pensée. Pour ce qu’il en savait, le Roi de la Terre avait oublié jusqu’à l’existence de ses deux fils. Fallion se sentait parfois aussi dépourvu de père que les bâtards qui pullulaient dans les auberges de la rue des Chandeliers.
Il se demanda s’il était censé voir quelque chose de plus. Gaborn Val Orden pouvait utiliser ses Pouvoirs de la Terre pour sonder le cœur des hommes et voir leur passé ainsi que leurs désirs. Nul ne pouvait mieux connaître quelqu’un ou juger sa valeur que le père de Fallion.
Le cheval du jeune garçon s’avança pour fourrer son museau dans une touffe d’herbe sur le bas-côté. Fallion tira sur ses rênes, mais l’animal résista.
— Reviens, grogna Fallion en tirant plus fort.
— Fais bien attention, mon ami, dit Borenson à l’étalon, ou le maître des écuries te privera de tes noix.
D’accord, songea Fallion. J’ai vu ce que mon père voulait me montrer. Mais pourquoi tenait-il à me le montrer maintenant ?
Puis le jeune garçon comprit.
— En travaillant dur, on peut prospérer même en terrain hostile. (Sa voix se raffermit en même temps que sa certitude.) Tel est le message que mon père souhaitait me communiquer. Il nous envoie en terrain hostile.
Borenson et Waggit échangèrent un regard. Un frisson passa entre eux.
— Miséricorde, lâcha Borenson. Ce garçon est perspicace.
Un mouvement au sommet de la colline attira l’attention de Fallion : une ombre qui voletait entre les arbres tel un corbeau. Mais le jeune garçon ne put distinguer sa source. Les troncs humides des pins étaient aussi noirs que s’ils avaient brûlé. La forêt paraissait aussi rude et sauvage que son père.
Il se concentra sur la lisière des arbres. Quelques grands chênes étendaient silencieusement leurs branches le long d’une crête, offrant leur ombre à deux têtes de bétail brunes, tandis que des chênes plus petits se massaient dans les replis du terrain. Mais Fallion ne discernait pas le moindre signe de ce qui avait attiré son attention, et cela le mettait mal à l’aise.
— Il y a quelque chose, réalisa-t-il. Quelque chose au pied des arbres qui nous observe – un revenant, peut-être. Le spectre d’un berger ou d’un bûcheron.
Le bêlement sonore d’un mouton descendit depuis la forêt en surplomb et se répercuta entre les collines dans la fraîcheur du crépuscule.
— Il est temps d’y aller, décréta Borenson en faisant volter son cheval.
Les autres l’imitèrent. Mais l’image de la chaumière s’attardait dans l’esprit de Fallion, qui demanda :
— La veuve Huddard… Elle fabrique la plupart des choses qu’elle possède. Elle vend du lait, des légumes et du miel, c’est bien ça ?
— Quelle est ta question ? s’enquit Waggit.
— Elle vit bien du fruit de son travail. Mais je suis né noble. Que puis-je fabriquer ?
Fallion songea aux artisans du château : les armuriers, les brasseurs, les maîtres-chiens, les teinturiers. Chacun d’eux préservait jalousement ses secrets, et même si Fallion se pensait capable de maîtriser n’importe laquelle de ces professions, il n’avait personne pour la lui enseigner.
Waggit eut un sourire satisfait.
— Les manants manipulent des choses. Les forgerons travaillent le métal ; les fermiers cultivent la terre. C’est ainsi qu’ils gagnent leur vie. Mais l’art d’un seigneur est bien plus complexe et délicat : il doit manipuler les gens.
— Dans ce cas, nous ne valons pas mieux que des sangsues, dit Fallion. Nous nous contentons de parasiter autrui.
Cette déclaration mit le seigneur Borenson dans une telle colère qu’il rugit presque :
— Un bon seigneur gagne sa pitance lui aussi. Il ne se contente pas d’utiliser les autres : il les responsabilise, il les encourage, il les aide à s’élever plus haut qu’ils ne parviendraient à le faire par eux-mêmes.
Peut-être, songea Fallion, mais seulement parce qu’ils savent que le seigneur les tuera s’ils ne lui obéissent pas.
Avec une grimace matoise, Waggit ajouta :
— En vérité, l’art d’un seigneur peut être grandiose. Il forge les hommes. Prends le seigneur Borenson ici présent. Livré à lui-même, il n’est qu’une argile brute et informe. Il a l’instinct naturel d’un… d’un égorgeur.
— Pas du tout, intervint Diemorra avec un rire franc. Je dirais plutôt : d’un débauché. Livré à lui-même, il passerait son temps dans les tavernes, à boire et à négocier les charmes de donzelles délurées.
Borenson rougit violemment et éclata de rire.
— Pourquoi pas les deux ? Ce serait la belle vie, non ?
Waggit reprit :
— Mais ton père a fait de Borenson un homme de loi, et un des meilleurs – capitaine de la garde, en son temps.
Fallion dévisagea longuement Borenson. De fait, il avait entendu dire que son garde du corps avait jadis été un puissant guerrier, jusqu’au meurtre de ses Dédiés. À présent, il ne possédait plus le moindre Don de Constitution, de Métabolisme ou de quoi que ce soit d’autre, et même s’il jouissait du respect des autres gardes, il était le plus faible de tous. Pourquoi n’avait-il pas repris d’attributs ? C’était un mystère que Fallion n’avait jamais réussi à élucider.
Bien entendu, le jeune garçon savait que prendre des attributs s’accompagnait de certains risques. Lorsqu’on prenait la Constitution d’un homme, on devenait plus robuste, mais l’homme en question s’affaiblissait au point que son cœur pouvait cesser de battre. Lorsqu’on prenait l’Agilité d’une femme, on devenait plus souple, mais les poumons de la femme pouvaient rester contractés définitivement. Lorsqu’on prenait l’Intelligence d’un individu, on pouvait faire usage de sa mémoire, mais on laissait un débile derrière soi.
C’était une chose affreuse que de priver un autre être humain d’un de ses attributs. Les parents de Fallion détestaient ça tous les deux ; le jeune garçon avait senti l’horreur que ce geste leur inspirait. Mais pourquoi Borenson avait-il refusé de le faire ? Dans l’esprit de Fallion, il n’était pas un véritable garde du corps. Il se comportait davantage comme un père.
— La formation d’un homme…, commença doucement Waggit.
À cet instant résonna une étrange série de détonations, comme si la foudre venait de frapper la cime des montagnes une douzaine de fois en succession rapide. Fallion entendit moins le son qu’il ne le sentit se réverbérer dans la moelle de ses os.
Waggit se tut. Il était sur le point de louer le Roi de la Terre, mais il répugnait toujours à faire une telle chose devant ses fils. Gaborn Val Orden était le premier Roi de la Terre depuis deux millénaires, et probablement le dernier que l’humanité connaîtrait avant deux autres millénaires. L’ombre qu’il projetait recouvrait le monde entier, et malgré toutes ses vertus, Waggit savait que jamais Fallion ne parviendrait à remplir les chausses de son père.
Saisi par une curieuse sensation, il leva les yeux vers le sommet de la colline. Il s’attendait presque à voir Gaborn Val Orden sortir de l’ombre des arbres et s’avancer dans la nuit tel un ours fébrile. Il humait presque son odeur riche, semblable à celle de la terre fraîchement retournée. Non loin de là, un criquet entonna son chant nocturne de décrépitude.
Borenson prit une grande inspiration et leva le nez tel un chien qui a capté une odeur familière.
— Pour le mal et les maléfices, je ne sais pas, mais je sens la mort. Il y a des cadavres dans la forêt.
Il fit volter son cheval. D’un bond, l’animal se propulsa par-dessus la haie et galopa vers les pins. Waggit et Diemorra s’entre-regardèrent, se demandant sans doute s’ils devaient le suivre. Fallion prit la décision pour eux. Talonnant sa monture, il la fit s’élancer sur les traces de Borenson.
Quelques instants plus tard, ils montaient à l’assaut de la colline dans un fracas de tonnerre, franchissaient un muret de pierre et s’enfonçaient sous de noires frondaisons. Ici, le sol était couvert d’un épais tapis d’aiguilles de pin mouillées et pourrissantes qui étouffaient le bruit des sabots. Mais à chaque pas, des brindilles cédaient sous les pas des chevaux avec un craquement sec, comme les os d’un petit oiseau.
La forêt paraissait anormalement lugubre au seigneur Borenson, qui en avait pourtant traversé beaucoup d’autres. Les nuages dans le ciel et le soleil couchant absorbaient tous deux une grande partie de la lumière, mais les branches noires semblaient hâter la venue de la nuit. Dans ce sous-bois solennel, de la brume s’élevait du sol, pareille à la fumée qui s’attarde dans une chansonnerie vide après la dernière aria de la soirée, quand les chandelles ont été soufflées.
Ils parcoururent ainsi près d’un quart de lieue avant que Borenson découvre les corps. Ils gravissaient une pente abrupte, entre des arbres si épais que même les fougères ne poussaient pas à leur pied, lorsqu’ils tombèrent sur cinq filles gisant dans les fourches d’un vieux chêne moussu. Leur chair était blême et exsangue, à l’exception de leurs doigts et de leurs orteils qui avaient bleui.
Chaque corps était perché à une hauteur différente, mais même le plus bas se trouvait largement hors de portée des loups. Les filles étaient jeunes, de cinq à treize ans environ, et nues pour la plupart. Elles avaient le ventre distendu comme si elles étaient enceintes. Mais le plus horrible, c’était leur expression. Leurs yeux ouverts étaient entièrement blancs, et leur bouche béait comme si elles avaient succombé en proie à une terreur ou une douleur indicible.
Probablement les deux, soupçonna Borenson. Son cœur se serra. Sa propre fille Serre, l’aînée de sa progéniture, avait huit ans. À cet instant, elle lui semblait la chose la plus précieuse au monde. Il jeta un coup d’œil en arrière, craignant que Fallion et Jaz voient les cadavres, mais trop tard. Les deux princes écarquillaient déjà des yeux choqués.
Fallion était horrifié. Il ignorait encore tout du mystère de la conception des enfants. Il n’avait jamais vu de fille nue, et il comprenait que ce spectacle macabre était aussi maléfique que peu naturel.
Plus haut dans la colline, un craquement résonna au cœur des bois, comme si un cheval avait marché sur une branche. Tout le monde se figea et jeta un regard anxieux vers le sommet. Puis Borenson reporta son attention sur les princes.
— Éloignez-les d’ici, ordonna-t-il à Waggit et à Diemorra.
Il fit approcher son cheval, se plaçant entre les filles et les deux frères pour bloquer la vue de ces derniers. Et l’espace d’un instant, son regard se posa sur deux des malheureuses. Nichées dans la même fourche, elles se trouvaient plus ou moins à la hauteur de ses yeux. Toutes deux présentaient des déchirures, des entailles et des bleus là où leur chair avait été brutalisée. Toutes deux avaient visiblement été abusées par un homme adulte, car elles saignaient dans le plus sacré des endroits.
Baissant les yeux vers le sol, Borenson vit d’énormes empreintes, comme si un ours monstrueux avait tourné en rond autour de l’arbre.
Waggit le rejoignit et chuchota :
— Les fillettes enlevées à Hayfold ? Tout là-haut ?
Borenson acquiesça. Deux nuits auparavant, trois petites filles avaient disparu au village de Hayfold. De tels crimes avaient pratiquement cessé d’être depuis l’avènement du Roi de la Terre. Pourtant, il y avait cinq corps perchés dans le chêne. Borenson se demanda d’où venaient les deux autres.
— Je vais les couvrir, dit-il. Nous ferons venir un chariot ce soir pour les emmener.
Plus las que ne le justifiaient ses activités de la journée, il défit l’attache de sa cape de laine verte. Les deux fillettes perchées le plus bas gisaient côte à côte ; sa cape devrait suffire à les recouvrir l’une et l’autre.
Mais à l’instant où il s’apprêtait à l’étendre sur elles, une des enfants remua.
Borenson poussa un grognement de surprise. Plus vite que la pensée, le couteau qu’il portait dans sa botte bondit dans sa main. Il fixa la fillette et, de nouveau, vit un mouvement. Quelque chose remuait dans son ventre.
— Il… il y a quelque chose là-dedans ? demanda Waggit, ébranlé.
Maintenant qu’il y pensait, Borenson réalisait que les cadavres étaient beaucoup trop gonflés pour un temps aussi froid. Ils n’auraient pas dû enfler autant en deux nuits à peine.
Le ventre distendu de la plus petite des fillettes bougea une nouvelle fois, comme si un enfant donnait des coups de pied à l’intérieur.
— Des bébés, souffla Fallion, la stupéfaction le disputant à l’horreur sur son visage.
Borenson se pencha en avant et plongea son couteau dans la chair du cadavre. D’un geste sûr, il fendit son ventre dont le contenu se répandit.
Abasourdi, Borenson découvrit plusieurs créatures humides et gluantes, qui s’agitaient ainsi que des chiots noirs et malformés se battant pour les tétines de leur mère.
L’une d’elles tomba sur une branche et roula sur le dos. Elle avait des yeux dépourvus de paupières comme ceux d’un serpent – immenses, dénués d’âme et sertis dans un visage de loup. Ses pattes minuscules, terminées par des griffes aussi pointues que des hameçons, paraissaient puissantes mais trop courtes pour son corps. Ses proportions évoquaient une otarie, et les membranes qui reliaient ses pattes entre elles faisaient penser à un lézard ailé. Mais elle était couverte de poils noirs, et des crocs innombrables s’alignaient dans sa gueule.
— Par le monde ! s’exclama Waggit, dégoûté.
Les entrailles de la fillette avaient disparu. De ses tripes et de son foie, il ne restait rien : les monstres les avaient dévorés.
— Ils l’ont mangée de l’intérieur, commenta Waggit. Vous avez déjà vu quelque chose de semblable ? demanda-t-il aux autres.
— C’est vous l’érudit, répliqua Borenson.
Les deux hommes regardèrent Diemorra en quête d’une réponse. De tous les membres de leur groupe, elle était celle qui avait le plus voyagé. Mais juchée sur son cheval, elle se contenta d’encocher une flèche dans son grand arc en secouant la tête.
Soudain, il y eut un mouvement au niveau de la plus haute branche qui les surplombait. Une petite voix effrayée chuchota :
— Partez vite, avant qu’ils reviennent !
Une jeune fille aux cheveux rouge foncé comme un bâton de cannelle les fixait de ses yeux aussi bleus qu’un ciel d’été – les yeux d’une sauvageonne. Elle était si pâle que Borenson l’avait d’abord crue morte comme les autres. Elle semblait âgée de douze ou treize ans ; ses petits seins commençaient tout juste à se former. Ses vêtements n’étaient que des haillons détrempés ; des feuilles mortes, des morceaux de mousse et d’écorce s’étaient pris dans sa chevelure emmêlée.
Borenson la dévisagea, surpris. L’adolescente claquait des dents. Bizarre, songea-t-il ; il ne l’avait pas entendue jusque-là. Elle s’accrochait toujours aux lambeaux d’un manteau vert foncé. Ses cuisses étaient meurtries et ensanglantées, mais son ventre n’avait pas encore gonflé. Elle avait dû être violée plus récemment que les autres.
Borenson jeta un coup d’œil à ses compagnons pour voir leur réaction.
— Je vous en prie, ne me laissez pas, implora la jeune fille.
— Non, c’est promis, dit le jeune Fallion en talonnant sa monture.
L’instant d’après, il était sous la branche et se dressait vers la malheureuse. Celle-ci se pencha en avant et lui passa les bras autour du cou. Frissonnante et fragile, elle tomba plus qu’elle ne se laissa glisser dans sa selle derrière lui.
Fallion s’inquiétait pour elle. Il espérait avoir encore le temps de la sauver. Il se demanda s’il n’était pas dangereux de la toucher – si les créatures qu’elle portait dans son ventre ne risquaient pas de jaillir d’elle.
Borenson jeta sa cape sur les épaules de la jeune fille. Celle-ci passa ses bras autour de la poitrine de Fallion, qui sentit qu’elle tremblait de tout son corps. Elle s’accrocha à lui comme si elle préférait mourir plutôt que de le lâcher.
— Tu as un nom, petite ? demanda Borenson.
— Rhianna, répondit-elle.
Elle avait l’accent des gens qui vivaient dans le lointain nord-ouest de Mystarria.
— Un nom de famille, peut-être ? insista Borenson.
Elle ne répondit pas. Fallion pivota vers elle. Ses yeux bleus étaient remplis d’une terreur telle qu’il n’en avait jamais vue sur un visage humain. Il se demanda quelles horreurs elle avait contemplées.
De son côté, Rhianna fixait les hommes en silence, trop effrayée pour parler. Elle avait mal au ventre. Était-ce la peur qui lui rongeait les entrailles, ou quelque chose de pire ? Pourquoi ces gens ne bougeaient-ils pas ? Toutes les autres filles étaient mortes. Elle pourrait leur raconter ce qui était arrivé plus tard – leur parler de l’étranger ténébreux, du conjurateur. Luttant contre ses lèvres qui refusaient de la laisser parler, elle balbutia :
— Je vous en prie, partons. Emmenez-moi loin d’ici !
Un craquement lointain résonna dans la forêt au-dessus d’eux, pareil à celui d’une branche mouillée qui se brise sous une charge trop lourde.
— Je sens le mal, chuchota Diemorra. Il approche.
Soudain, une voix s’éleva à l’intérieur de Fallion.
— Fuis !
C’était la voix de son père, l’avertissement du Roi de la Terre.
Tous les autres durent l’entendre aussi, car aussitôt, Waggit empoigna les rênes de la monture de Jaz et dévala la pente au grand galop.
Un instant, Borenson hésita, son couteau à la main. Il envisagea de le ranger dans sa botte, puis se ravisa et commença par poignarder dans le ventre la créature maudite qui gisait sur la branche. Celle-ci se tortilla au bout de sa lame, et il s’émerveilla de sa force jusqu’à ce qu’elle pousse un aboiement aigu, pareil à un carillon.
Plus haut dans la pente, un rugissement monstrueux résonna à travers la forêt, faisant vibrer l’air – le cri d’une mère qui appelle ses petits.
Il y eut des craquements de branches et de troncs brisés. Borenson regarda par-dessus son épaule. Bouche bée d’effroi, Fallion tentait de faire volter sa monture. Borenson donna une tape sur la croupe de l’étalon, qui fit une embardée et s’élança.
Rhianna resserra son étreinte sur Fallion. Celui-ci posa une petite main sur le poing de la jeune fille et songea : Nous nous sommes complètement trompés. Mon père ne m’a pas envoyé ici pour observer une vieille femme. C’est ça qu’il voulait que je voie ! Il jeta un coup d’œil en arrière, tentant de distinguer leur poursuivant, tandis que Borenson rengainait son couteau.
Le cœur de Fallion battait à tout rompre, avec le fracas d’un marteau heurtant une enclume. Son père envoyait rarement des mises en garde, et il ne le faisait que quand un homme était en danger de mort.
Il y eut un bruit pareil au souffle d’une rafale s’engouffrant entre les arbres. Fallion scruta le sous-bois et crut distinguer un mouvement – des formes noires qui bondissaient et glissaient le long de la pente. Mais c’était comme si la lumière battait en retraite devant elles, et plus le jeune garçon plissait les yeux, moins il était certain de ce qu’il voyait.
— Filez ! cria Diemorra en bandant son arc. Je vais les retenir !
Waggit et Jaz étaient déjà loin. Borenson talonna sa propre monture pour la placer tout contre le flanc de l’étalon de Fallion. Bientôt, les chevaux atteignirent leur vitesse maximale.
L’entraînement prit le dessus. Fallion s’agrippa à sa selle et s’aplatit sur l’encolure de son étalon de force pour offrir moins de résistance au vent et faire une cible plus petite. Rhianna s’accrochait à lui, réchauffant son dos. L’oreille plaquée contre le cou de son cheval, Fallion percevait la chaleur de la bête contre sa joue comme entre ses jambes ; il éprouvait chaque impact de ses sabots sur l’humus ; il entendait le sang se précipiter dans ses veines et l’air siffler dans les cavernes jumelles de ses poumons.
Soudain, il se remémora un incident survenu dans sa petite enfance. Par un matin brumeux, moins de cinq ans plus tôt, Jaz et lui étaient sortis sur le parapet. À cette heure matinale, les rues étaient presque désertes, et Fallion avait entendu un bruit étrange, comme le halètement d’un coureur, suivi par un appel lugubre : « Wooo-OOOO. Wooo-oooo. »
Les deux enfants avaient cru qu’un monstre venait les chercher, escaladant les murs du château. Affolés, ils avaient couru à l’intérieur et s’étaient barricadés. Puis ils avaient tenté de se représenter le genre d’animal capable de faire un bruit pareil. Fallion avait suggéré que, puisque son cri ressemblait au mugissement d’un cor, il devait avoir un long cou.
Dans leur chambre, les deux princes avaient une ménagerie d’animaux sculptés dans du bois et peints d’après leurs couleurs naturelles. Jaz avait suggéré qu’il s’agissait peut-être d’un chameau, même si ni lui ni son aîné n’en avaient jamais vu. Et dans sa tête, le bruit était aussitôt devenu un chameau – noir et énorme comme les chameaux de guerre que les Obbattas montaient dans le désert. Il avait imaginé que celui-ci avait des crocs acérés dégoulinants de bave et des yeux injectés de sang.
Fallion, qui n’avait que quatre ans à l’époque, et Jaz s’étaient précipités dans le Grand Hall du château, trébuchant dans leur frayeur et criant aux gardes :
— À l’aide, à l’aide ! Les chameaux arrivent !
Le seigneur Borenson, qui était en train de prendre son petit déjeuner, avait ri si fort qu’il était tombé de son tabouret. Il avait emmené les garçons dehors, dans le brouillard, et tiré son épée d’un geste théâtral avant de maudire tous les chameaux et de leur ordonner de ne faire aucun mal aux deux princes.
Puis il avait entraîné ces derniers vers la source des étranges appels. Dans la cour, ils avaient trouvé un chiot attaché à un pieu – un jeune mastiff qui, alternativement, hurlait et haletait en tirant sur sa chaîne.
— Voilà votre chameau, avait dit Borenson en riant. Le Maître des Chiens l’a acheté la nuit dernière ; il craignait qu’il s’enfuie pour retourner chez lui si nous le détachions. Donc, il a décidé de le laisser là toute la journée, jusqu’à ce qu’il comprenne que nous sommes sa nouvelle famille.
Alors, les deux enfants avaient ri de leur propre terreur et s’étaient accroupis pour caresser le chiot.
À présent, Fallion galopait dans les bois. Il entendait des arbres se briser derrière eux et voyait la peur sur le visage de Borenson.
Nous ne sommes plus des enfants, songea-t-il.
Il regarda son frère Jaz, si petit et si frêle, et son cœur se serra d’un ardent désir de le protéger – quelque chose qu’il éprouvait souvent.
Soudain, il entendit un étrange appel. On aurait dit que des cornes de brume sonnaient l’une après l’autre, toutes sous l’eau. Puis il y eut un glapissement aigu et un bruit d’arbres qui se brisent, comme si des créatures énormes venaient d’engager le combat.
Fallion imagina Diemorra luttant contre leurs poursuivants et chuchota la seule prière qu’il connaissait :
— Puissent les Éclats veiller sur vous et les Gloires protéger vos arrières !
Il entrouvrit légèrement les yeux. Les ténèbres approchaient à toute allure.
Soudain, sa monture jaillit de la forêt et dévala un champ pentu. L’air couleur grenat semblait pâle et diffus, comme filtré à travers des cieux embrasés. De grosses sauterelles bondissaient hors de l’herbe rase sur le passage des chevaux, et Fallion aperçut des fleurs blanches – des volubilis aux pétales déployés telles des bouches pâles grandes ouvertes pour crier.
Lorsque le petit groupe atteignit la route, les cris s’étaient tus dans les bois. Ils avaient décrit un cercle et émergé derrière la chaumière de la veuve. Le chien noir de celle-ci s’élança depuis le porche pour poursuivre les cavaliers. Mais il ne pouvait pas soutenir l’allure de chevaux de force. Bientôt, il fut distancé, continuant à agiter joyeusement la queue comme si sa défaite était en réalité une victoire.
Quelque chose remua en Fallion, et il entendit son père hurler :
— Fuis ! (Le jeune garçon talonna son cheval plus fort.) Fuis ! Les confins de la Terre ne sont pas encore assez loin !
De nouveau, l’image de son père s’imposa à son esprit – une silhouette verte dont il se souvenait à peine, guère plus qu’une ombre – et Fallion éprouva sa présence si fortement que ce fut comme si le souffle du Roi de la Terre lui caressait le visage.
— Père ? appela-t-il.
Il regardait derrière lui en se demandant ce qui pouvait bien les poursuivre lorsqu’il sentit quelque chose lui transpercer le ventre. Il baissa les yeux pour voir si une pointe de flèche saillait entre ses côtes, ou si une des créatures noires qui parasitaient Rhianna venait de se manifester. Mais son gilet de cuir lie-de-vin était intact. Pourtant, il sentait qu’on lui arrachait quelque chose de vital, comme s’il était une truite et qu’une main géante, après l’avoir éventré, tirait sur ses entrailles pour le vider.
Il entendit un chuchotement – la voix impérieuse de son père.
— Fuis, Fallion, lui dit le Roi de la Terre. Ils viendront te chercher. (Puis il y eut un long silence, et la voix s’adoucit.) Apprends à aimer les gens cupides comme les gens généreux… les pauvres comme les riches… les méchants comme les bons. Pour chaque coup, rends une bénédiction…
Soudain, la voix se tut, et un vide béant s’ouvrit en Fallion. Ses yeux se remplirent de larmes. Il vit des moutons dévaler aveuglément le flanc de la colline, entendit chacun des gardes qui l’entouraient pousser des grognements et des cris de douleur. Il sentit, de façon très aiguë, un mal non dentifié s’abattre sur le monde.
— Douce miséricorde ! hurla Waggit.
— Le Roi de la Terre est mort, gronda Borenson.
Et quelque part dans le lointain, à Château Coorm dont les tours surplombaient les murs gris usés par les éléments, un glas se mit à sonner.
Fallion n’avait jamais connu le monde sans Roi de la Terre. Durant toute sa courte existence, il s’était senti en sécurité. Il savait que si un danger menaçait – assassins, maladie ou accident –, la voix de son père lui chuchoterait un avertissement et lui dirait comment se sauver.
Soudain, il était nu et endeuillé.
Les chevaux menaient un train d’enfer le long de la piste poussiéreuse. Borenson jeta un regard effrayé vers le haut de la colline.
— Au-dessus de nous ! s’époumona-t-il.
L’obscurité s’épaissit autour d’eux comme si le disque du soleil venait de s’abîmer derrière l’horizon, emportant toute lumière avec lui.
Les yeux pleins de larmes de douleur, Fallion regarda vers le haut de la colline. Diemorra venait d’émerger du couvert des arbres, sa monture galopant ventre à terre. On aurait dit qu’une bourrasque soufflait vers elle, agitant les pins, les inclinant, les brisant et faisant tomber certains d’entre eux. Mais ce n’était pas le vent : c’était, vit Fallion, des créatures pareilles à des fragments de nuit noire qui bondissaient et tourbillonnaient en une folle danse, se posant dans les arbres pour les secouer. Leurs grondements caverneux et lugubres résonnaient tel un tonnerre lointain, mais apparemment, elles n’osaient pas sortir des bois et s’avancer à découvert dans les champs. Au lieu de ça, elles se déplaçaient à travers la forêt, faisant siffler et ployer les pins sur leur passage.
Puis tous les chevaux s’éloignèrent au grand galop le long de la piste sinueuse, laissant l’ennemi derrière eux. Borenson sonna du cor de guerre dans l’espoir que les guetteurs de Château Coorm l’entendraient et comprendraient qu’ils étaient attaqués. Avec leur nombreux Dons de Vue, peut-être même parviendraient-ils à les repérer depuis la tour de guet. Mais Fallion savait qu’à une distance pareille, les fuyards leur apparaîtraient aussi minuscules que des fourmis.
La nuit tomba soudain, recouvrant le monde avec une soudaineté surnaturelle.
C’était la fin d’un âge d’or, un âge de paix. Fallion le savait. Tout le monde le savait. Même les moutons le sentaient.
Fallion plissa les yeux pour sonder l’étrange obscurité. Rhianna s’accrochait toujours à lui, gémissant de douleur ou de terreur ; ses larmes chaudes lui éclaboussaient le dos. Porte-t-elle des monstres en elle ? se demanda Fallion. Sont-ils en train de la dévorer de l’intérieur ? Que fuyons-nous exactement ?
Et tout à coup, la réponse lui apparut. Depuis des années, les vieilles gens disaient que le monde ressemblait de plus en plus aux limbes – que l’eau de source avait meilleur goût que le vin longtemps gardé en cave, que l’odeur du foin dans les champs était tellement sucrée qu’on aurait pu la manger. Souvent, ils s’émerveillaient de la vivacité avec laquelle les étoiles brillaient la nuit. Le climat aussi ne cessait de les ravir : pendant les étés paresseux, les fruits devenaient énormes dans les arbres, tandis que les hivers se faisaient plus mordants qu’avant. Certains affirmaient que le monde se rapprochait de la perfection, et tous les éléments qui le composaient avec lui. Mais cette perfection avait un côté obscur. On disait que de nouvelles terreurs se cachaient dans les montagnes, des créatures plus viles que l’humanité n’en avait jamais connues.
À présent, songeait Fallion, un mal parfait venait d’être libéré et de s’abattre sur le monde.