CHAPITRE XXIX
LA BAMBOCHE
Savoir quand frapper et quand se retenir ; c’est la moitié de la bataille.
Proverbe du Rofehavan
À l’auberge, Stalker s’installa dans la chaise du capitaine. C’était un bouge appelé La Bamboche, célèbre pour proposer de la bière aigre avec de la volaille trop cuite, et pour la faire servir par des donzelles si laides qu’elles menaçaient la réputation de la gent féminine tout entière. Néanmoins, il avait une qualité qui rattrapait ses défauts : des musiciens y jouaient chaque soir depuis plus d’un siècle.
Autrefois, La Bamboche était un lieu très animé, mais elle semblait traverser une mauvaise passe. Envolées les servantes au physique ingrat, remplacées par deux jeunes gens aux cheveux gras et aux dents pourries. L’équipage des autres navires amarrés dans le port n’avait pas dû descendre à terre pour la soirée, car l’auberge était vide à l’exception de quelques habitués – des piliers de comptoir.
— Envoyez votre bière qui troue l’estomac et votre poule desséchée ! cria Stalker à peine assis, avec un large geste indiquant qu’il payait pour tout son équipage.
Il attendit dans un silence maussade.
Ses hommes arrivaient par vagues de douze à bord des canots du Léviathan. Il faudrait bien une heure pour qu’ils débarquent tous.
Juste après que le quatrième canot eut déposé ses passagers à terre – des réfugiés parmi lesquels se trouvait Myrrima, son bébé dans les bras et le reste de sa progéniture suspendu à ses jupes –, Sermombre entra.
Elle ne portait aucune armure, car elle n’en avait pas besoin. C’était un Seigneur des Runes à l’apogée de son pouvoir. Sa vitesse et son agilité étaient sa meilleure protection.
Ce fut comme si le soleil venait de pénétrer dans l’auberge, captif d’un corps de femme petit et menu dont la peau avait l’éclat d’une perle noire. Le dos droit et le regard hautain, Sermombre possédait un maintien irréprochable. Sa beauté stupéfiante contrastait fortement avec les créatures qui la suivaient de près.
Ce n’était pas des singes – ou si c’en était, ils appartenaient à une espèce inconnue de Stalker. Ils étaient glabres, avec une peau grise verruqueuse aussi épaisse que celle d’un phacochère et des bras si longs qu’ils marchaient en s’appuyant sur leurs phalanges. Ils n’avaient pas d’oreilles visibles, juste des cercles noirs derrière les mâchoires – sans doute des tympans. Leurs énormes yeux étaient dépourvus de blanc, et plissés comme si l’auberge était trop éclairée à leur goût. Ils ne portaient pas d’autres vêtements qu’une ceinture à laquelle étaient accrochées d’étranges armes : massues garnies de dents d’animaux en guise de clous ou couteaux à la lame incurvée dont le manche enveloppait la main, pour ne citer que les moins bizarres.
Et il n’y avait aucune joie dans leurs yeux ternes, aucune émotion que Stalker puisse discerner. Leur regard était comme mort, constata le capitaine en frissonnant.
Par contraste, les yeux de Sermombre étaient sombres et pétillants, ses pupilles semblables à des diamants noirs. Ses cheveux d’ébène tombaient sur une épaule nue et dans son décolleté. Chacune de ses courbes, depuis son cou jusqu’à ses cuisses en passant par sa poitrine et son ventre, oblitérait la raison de Stalker et l’emplissait de désirs reptiliens. Il devait se faire violence pour ne pas se jeter sur elle.
Stalker avait souvent admiré Myrrima quand elle se promenait sur le pont du Léviathan, mais Sermombre… À côté d’elle, Myrrima n’était qu’une ombre évanescente. Sermombre devait posséder quarante ou cinquante Dons de Charisme à tout le moins. Aucun homme ne pouvait se trouver en sa présence et ne pas avoir envie d’elle. Son parfum seul y pourvoyait.
Elle a tué tes enfants, se remémora Stalker, les mains tremblantes et tout le corps frémissant de désir.
Parmi les marins, seul le Fumeur semblait immunisé contre les charmes de la nouvelle venue. Il se raidit lorsque Sermombre passa devant lui, et ses yeux brillèrent comme s’il luttait pour s’empêcher de libérer quelque feu dissimulé.
— Capitaine Stalker, lança Sermombre d’une voix aussi douce qu’un chant d’oiseau. Vous m’avez manqué.
Stalker se força à sourire. Même si elle tentait de se mouvoir nonchalamment, Sermombre le faisait avec une rapidité bien supérieure à la moyenne. Elle a au moins quatre Dons de Métabolisme, devina Stalker.
Elle se dirigea vers lui et prit gracieusement un siège. Elle est prête à se battre. Bourrée de force, d’agilité et de constitution jusqu’à la gorge, constata-t-il. Elle a dû prendre une centaine d’attributs de chaque – si ce n’est plusieurs centaines. Il voyait les marques laissées par les forceps entre ses seins. Sous la soie, tout son corps devait être une masse de tissu cicatriciel.
Où sont les habitants de Mannesfree ? s’était demandé Stalker en découvrant la ville éteinte depuis le pont de son bateau. À présent, il croyait le savoir. Sermombre les avait soumis au baiser des forceps, et maintenant, elle les retenait prisonniers dans son Donjon des Dédiés.
Elle s’assit face à lui et se pencha en avant. Le regard de Stalker se riva à son décolleté, au balancement hypnotique de ses seins, à sa peau parcourue d’ondulations en relief comme les vaguelettes à la surface d’un bassin.
— Alors, dites-moi : où sont les garçons ? demanda-t-elle.
Stalker feignit l’ignorance.
— Quels garçons ?
— Les princes de Mystarria. Les Fils du Chêne, répondit Sermombre d’une voix assez forte pour que tous puissent l’entendre.
Elle souriait, mais la faim d’un prédateur brillait dans ses yeux.
— Pas à bord de mon navire, affirma Stalker sur un ton égal.
Sermombre le dévisagea avec insistance.
— Deux garçons à la peau mate et aux cheveux noirs, d’environ neuf ou dix ans.
— Il n’y a personne qui correspond à cette description parmi mes passagers, s’obstina Stalker. Voyez par vous-même.
Sermombre le fixait comme si son regard pouvait le transpercer, faire voler ses mensonges en éclats et écrouler la forteresse de sa duplicité. Tout autour d’eux, les marins marmonnèrent : « Ouais », « C’est vrai, m’dame. »
Sans se retourner ni quitter Stalker des yeux, Sermombre dit doucement :
— Est-ce vrai, Deever Blythe ?
L’interpellé s’écarta du comptoir et bredouilla :
— En quelque sorte. Nous les avons déposés le long de la côte nord il y a une heure.
Des hoquets et des cris étouffés résonnèrent partout dans la salle. Stalker tenta de ne pas montrer à Sermombre la rage qui bouillonnait en lui. Le Fumeur foudroya Blythe du regard.
Toi, tu es un homme mort, songea Stalker.
Avec un grand sourire à l’adresse de son capitaine, Blythe vida sa bière d’un trait et se dépêcha de sortir. Le Fumeur fit mine de le suivre, mais un des autres marins lui saisit le bras pour le retenir.
— Allez chercher les garçons, ordonna Sermombre aux deux créatures hideuses qui se tenaient derrière elles.
Celles-ci firent volte-face et se dirigèrent vers la porte en s’appuyant sur leurs phalanges.
Il y eut un tintement métallique, un envol de robes. Myrrima plongea une dague dans le cou d’un des monstres.
La lame aurait dû s’enfoncer entre la vertèbre supérieure et le crâne, mais l’acier n’était pas assez solide pour percer cette épaisse peau grise. Il se brisa net. La créature bascula en avant, agitant les bras et renversant des tabourets dans sa chute.
Avant que Stalker puisse ramener ses pieds sous lui pour se lever, Sermombre était déjà debout.
La suite se déroula trop vite pour l’œil et l’entendement humains. Myrrima pivota vers Sermombre. Avec un sifflement, de la brume se déversa sous la porte de l’auberge et par les fissures des carreaux. En quelques instants, toute la salle fut remplie d’un brouillard si épais que c’était à peine si Stalker distinguait encore le mur opposé.
Mais Sermombre était encore plus rapide que Myrrima, et bien trop experte en combat. Bondissant dans les airs, elle lança un talon dans la figure de Myrrima, effectua un saut périlleux et retomba souplement sur ses pieds. Stalker n’aurait pas juré qu’avant d’atterrir, elle n’avait pas ajouté un balayage dans les jambes de son adversaire.
Myrrima vola en arrière et poussa un grognement en s’écrasant sur le sol. L’autre créature se saisit d’elle fermement. Du sang coulait du visage de la magicienne – de son nez, de sa lèvre fendue et d’une coupure à l’arcade sourcilière. Stalker se demanda pourquoi elle ne cherchait pas à se dégager. Puis ses yeux s’écarquillèrent d’horreur en découvrant que Sermombre tenait le bébé des Borenson, qu’elle avait pris sur le comptoir.
Myrrima se débattit faiblement. Avec un grognement ravi, la créature simiesque resserra son étreinte en pressant son visage contre celui de la magicienne.
Erin hurla de terreur comme Sermombre la brandissait à bout de bras, la tête en bas, et lui appuyait une dague sur la gorge.
— Tu as le choix, chuchota Sermombre. Tu peux mourir pendant que tes enfants regarderont, ou je peux tuer tes enfants pendant que tu regarderas – en commençant par ce bébé.
Au bout du comptoir, le Fumeur exhala une bouffée de fumée, et ses yeux s’embrasèrent. Il était prêt à virer incendiaire.
— Non ! cria Stalker en renversant la table sur le côté.
Mais il n’osa pas attaquer. Sermombre et tous ses Dons ne pouvaient être battus par un homme ordinaire comme lui. Et il savait qu’elle égorgerait Erin plus vite que n’importe quel homme pourrait égorger un lapin.
— Ils sont sous ma protection, glapit Stalker. Droit de passage ! C’est ça que je paie : un droit de passage pour moi et les miens ! Ces gens sont des marchandises ! Ils m’appartiennent !
Un sourire passa sur le visage de Sermombre. Stalker sut qu’elle envisageait de les tuer tous. Après tout, personne ne pouvait rien pour l’en empêcher. Rien, sinon faire appel aux vestiges d’humanité qui subsistaient peut-être en elle.
Enfin, Sermombre lança le bébé à Myrrima.
— Très bien. Vous pouvez garder ceux-là. Mais pas les princes. Les princes sont à moi.
Myrrima rattrapa Erin au vol et la redressa maladroitement. La petite Sauge hurlait et voulait rejoindre sa mère, mais un des marins la retenait pour ne pas qu’il lui arrive malheur. Draken et Serre pleuraient à chaudes larmes, mais avaient le bon sens de garder leurs distances.
Le monstre indemne se précipita dehors, impatient de satisfaire son maître.
Un étrange grondement, qui rappelait celui du tonnerre, résonna à l’extérieur. Myrrima écarquilla des yeux terrifiés.
— Détends-toi, lui chuchota Sermombre. Maintenant, je suis sûre que les garçons doivent être impatients qu’on les capture.
Avec un sourire mystérieux, elle sortit de l’auberge. Ce fut comme si la lumière du soleil s’en allait avec elle, comme si sa gloire s’évanouissait, laissant la pièce terne et crasseuse. Sans elle, La Bamboche n’était qu’une grotte pleine d’ombres et de toiles d’araignée. Stalker fut presque surpris quand le Fumeur se dirigea vers la porte pour regarder Sermombre s’éloigner. Comparés à elle, ils n’étaient que des morts-vivants.