CHAPITRE XXXI
ABANDONNÉE DANS LE NOIR
Les peurs d’un homme sont comme des grains de sable sur une plage. Bien souvent, la marée les emporte, mais c’est pour mieux les ramener plus tard.
Asgaroth
Rhianna fixait le dos des soldats qui s’éloignaient, leurs rangits bondissant gracieusement tels des lièvres en fuite.
Ne sachant pas quoi faire d’autre, elle revint vers Borenson et examina sa blessure. Il transpirait abondamment et semblait sur le point de s’évanouir ; c’était tout juste s’il avait la force de se tenir le ventre. Par chance, les fugitifs avaient emporté quelques affaires. Le canot contenait un peu d’eau potable et de nourriture, des vêtements de rechange et les forceps de Fallion.
Prenant un chiffon, Rhianna commença par nettoyer la plaie avec de l’eau, puis elle la désinfecta avec du vin. Elle prit une des robes de Serre, qui avait été rallongée pour elle, déchira le bas de la jupe et s’en servit pour confectionner un bandage.
Borenson la regarda faire tristement, le souffle court.
— Rampez sous le canot, lui ordonna Rhianna quand elle eut terminé. Je monterai la garde.
Il secoua la tête.
— Je reste ici avec toi.
Vous ne me serez pas utile à grand-chose, songea Rhianna. Mais elle se contenta de ramasser le sabre de Borenson et de s’asseoir sur le canot.
Je dois tenir jusqu’à demain matin, se dit-elle. Si j’y arrive, je marcherai vers le sud, et j’irai chercher de l’aide à la ville. Elle n’avait pourtant pas la moindre idée de la distance à laquelle se trouvait cette dernière : une lieue, ou dix ? Tant pis, je courrai, décida-t-elle. Dès que le soleil sera levé.
Des grondements et des grognements résonnaient dans la jungle. Une rafale apporta à Rhianna l’odeur âcre d’un strengi-saat. Allongé dans le sable, Borenson s’évanouissait et revenait à lui tour à tour, comme s’il se préparait à mourir.
Au bout d’une heure, le feu commença à baisser. Rhianna se courut chercher du bois mort. Une ombre la suivit sur la plage obscure. Elle pivota pour lui faire face, le sabre de Borenson luisant dans sa main, puis revint vers le feu.
Ainsi ramassa-t-elle de quoi alimenter le brasier. Chaque fois, elle était forcée de s’éloigner davantage des flammes, et chaque fois, les strengi-saats s’enhardissaient et s’approchaient un peu plus.
Tandis que la nuit avançait et que la température chutait, Rhianna se pelotonna près du feu pour se réchauffer autant que pour se protéger, économisant son combustible et attisant chaque malheureuse braise. Une fumée épaisse planait dans l’air et imprégnait de son odeur la peau de la jeune fille.
Le moment le plus dangereux survint au coucher de la lune, lorsque le grand orbe argenté s’abîma derrière les montagnes. Alors, les ténèbres semblèrent s’étendre sur Rhianna, et les strengi-saats dissimulés par les ombres de la nuit poussèrent des grondements avides.
La jeune fille n’osa pas tenter une nouvelle expédition de ramassage de bois. Il restait encore une heure environ avant l’aube. Les étoiles n’avaient pas commencé à s’estomper dans le ciel.
Rhianna entendit un grognement et baissa les yeux vers Borenson qui gisait allongé sur le sol, inconscient, le genou gauche replié, le dos tordu comme s’il y avait un rocher sous lui et qu’il cherchait à l’éviter. Son souffle était superficiel.
Il mourra probablement dans cette position, songea Rhianna.
Un des monstres siffla, et la jeune fille repéra une ombre sur sa gauche. Elle fit volte-face. Il n’y avait plus de bois, et elle n’osait pas s’éloigner du feu. Mais elle était prête à recevoir les strengi-saats. Saisissant une bûche dans les flammes, elle la glissa sous le plat-bord du canot et jeta ses vêtements de rechange dessus.
Bientôt, l’embarcation s’embrasa. Nous ne pourrons plus l’utiliser pour quitter l’île, chuchota une petite voix désespérée dans la tête de Rhianna. Peu importe, raisonna la jeune fille. Si je ne passe pas la nuit, rien n’importera plus. Alors, elle planta son sabre dans le sable et s’accroupit à côté, le dos au feu, les deux mains croisées sur la poignée de l’arme.
Ses paupières s’alourdirent comme elle luttait contre le sommeil. Elle décida de se reposer les yeux un moment, pour les soulager du picotement de la fumée. Juste un petit moment, se dit-elle.
Quand Rhianna revint à elle en sursaut, le soleil était une boule rose à l’horizon ; le canot gisait près d’elle telle la carcasse fumante de quelque créature aux côtes noircies et tombées en cendres.
Entendant quelqu’un tousser, Rhianna baissa les yeux. C’était Borenson, dont la toux venait de la réveiller. Il respirait toujours avec difficulté, mais dévisageait la jeune fille en plissant les yeux.
— Tu as réussi, chuchota-t-il. Maintenant, file. Ramène de l’aide si tu peux.
— Je le ferai, promit Rhianna.
Elle déposa le sabre près de Borenson au cas où celui-ci en aurait besoin. Elle ne voulait pas avoir à le charrier tout le long de la plage. Aussi ne prit-elle que son poignard. Descendant jusqu’au bord de l’eau, à l’endroit où le sable était mouillé et ferme, elle ôta ses chaussures et s’élança.
Une lieue ou dix ? se demanda-t-elle.
Ses pieds martelaient le sable, et son cœur tonnait dans sa poitrine. Ignorant un début de point de côté et la brûlure de ses jambes, Rhianna agrippa fermement son poignard. Cours, s’exhorta-t-elle. Rien d’autre ne compte.
Dans la chaleur d’une matinée déjà bien avancée, Myrrima, le capitaine Stalker, le Fumeur et une douzaine d’autres marins longeaient la plage. Midi était déjà passé depuis plusieurs heures quand ils découvrirent le poignard de Rhianna gisant au bord de l’eau, à moitié enfoui dans le sable.
Myrrima ramassa l’arme, l’essuya et appela nerveusement :
— Rhianna ? Borenson ? Il y a quelqu’un ?
Elle ne reçut pas d’autre réponse que le soupir du vent dans les dunes.
Le Fumeur tira profondément sur le long tuyau de sa pipe et scruta le rivage, les yeux plissés.
— Je pas sentir feu de leur cœur, chuchota-t-il. Eux morts ou loin d’ici.
Stalker et les autres cherchèrent des traces mais n’en trouvèrent aucune. Le vent avait effacé ce que la marée n’avait pas emporté.
— Rhianna n’aurait pas abandonné son arme, déclara Myrrima, l’air chagrin car elle craignait le pire.
Ainsi marchèrent-ils encore pendant une heure, appelant Rhianna et Borenson.
Le désespoir rongeait les entrailles de Myrrima lorsqu’enfin, ils aperçurent les côtes noires du canot abandonné dans le sable et trouvèrent Borenson allongé juste à côté. Pâle et en sueur, il semblait aux portes de la mort. Mais quand il vit le poignard de Rhianna et apprit la nouvelle, il se mit à pleurer.
— Rhianna est partie à l’aube, rapporta-t-il. Elle a attendu que le jour se lève pour ne pas que les strengi-saats l’attaquent, et elle a couru chercher de l’aide.
Le cœur lourd, le capitaine Stalker chuchota :
— Je crains qu’elle n’ait pas attendu assez longtemps.