CHAPITRE XXXV
LA RANÇON
Il est impossible de conclure un juste accord avec un homme maléfique.
Ou il tentera d’abuser l’autre partie dès le commencement, ou il reviendra sur sa parole au dernier moment et changera les règles du jeu.
Proverbe d’Indhopal
À bord du Léviathan, Borenson garda le lit pendant que l’équipage se procurait deux troncs correctement traités, puis les taillait à la hachette avant de les dresser à la place des mâts abattus par la tempête – une tâche difficile même dans des circonstances idéales, qui leur prendrait trois jours supplémentaires.
Borenson ne savait pas trop ce qui l’avait sauvé : sa propre endurance, la chance ou la magie. Stalker et ses marins l’avaient découvert en fin d’après-midi ; ils l’avaient ramené jusqu’au bateau en le portant sur près de dix lieues le long de la plage. Ils étaient arrivés alors que le jour déclinait et que les strengi-saats entamaient leur patrouille nocturne.
Depuis, Borenson oscillait entre la vie et la mort. Une vilaine infection couvait dans son ventre. Stalker pensait qu’il avait eu de la chance. La lance d’un cavalier est conçue pour perforer des armures. Sa pointe en acier est assez effilée pour transpercer une cotte de mailles, mais elle ne fait de dégâts qu’après s’être ménagé une ouverture et avoir trouvé de la chair.
Celle qui avait frappé Borenson s’était enfoncée sur six pouces et avait éraflé sa colonne vertébrale, mais elle n’avait touché aucun organe vital. Si son foie ou son pancréas avait été atteint, Borenson serait mort en quelques secondes. L’odeur âcre que dégageait la plaie et la rapidité à laquelle elle s’était infectée prouvaient que la lance lui avait crevé les boyaux, rien de plus.
La chance, donc. Il devait sa survie à la chance, et peut-être en partie à son obstination. Il avait décidé que même si son heure était venue, il ne mourrait pas pendant la nuit. Il était décidé à ne pas abandonner Rhianna, à tenir au moins jusqu’au lever du soleil. Après le départ de la jeune fille, il s’était accroché à la vie un petit moment encore, espérant qu’on viendrait le sauver.
En d’autres circonstances, sa blessure l’aurait tué. Et au final, il fallut plus que de la chance et de l’obstination pour le sauver : il fallut de la magie. Le Fumeur posa sa main gauche sur la plaie, à l’endroit où la chair était la plus boursouflée et purulente ; et fixant une bougie, il « brûla » l’infection. Borenson n’éprouva aucune douleur, juste une chaleur semblable à celle d’une fièvre.
Quand le Fumeur eut terminé, Myrrima nettoya la plaie et traça des runes de guérison sur la chair mouillée de son époux. À eux deux, ils parvinrent à lui sauver la vie.
Mais Borenson resta assez affaibli pour ne pas être bon à grand-chose. Malgré son agitation, il dut garder le lit tandis que Myrrima reconnaissait l’île et cherchait Rhianna et les garçons.
Presque folle d’inquiétude, elle faisait les cent pas une bonne partie de la nuit au lieu de dormir. Elle avait perdu trois de ses protégés en l’espace d’un seul jour. Elle eut beau fouiller la plage en quête de Rhianna pendant deux jours de plus avant de tourner ses recherches vers les garçons, son anxiété continua à grandir en même temps que sa fatigue. Elle allait finir par s’épuiser.
— Tu es une mère, lui rappela Borenson. Tu as un bébé qui réclame ton sein et trois autres enfants qui ont besoin de toi. Laisse quelqu’un d’autre y aller. Stalker peut les chercher avec une partie de ses marins.
— Je ne peux pas déléguer cette tâche, contra Myrrima. Ils étaient sous ma responsabilité. Et puis, je suis toujours une guerrière de l’Eau et un Seigneur des Runes. Personne à bord ne m’arrive à la cheville en matière de combat.
— Le capitaine Stalker enverra ses hommes, lui assura Borenson. Reste avec tes enfants.
Mais Myrrima chercha en elle et n’y trouva pas d’apaisement.
— Ce n’est pas seulement le fait d’avoir perdu trois enfants, se justifia-t-elle. C’est le fait d’avoir perdu ceux-là. Gaborn nous a dit que Fallion pourrait être un plus grand roi que lui, qu’il pourrait faire davantage de bien mais aussi davantage de mal. Asgaroth savait qui il était avant même sa naissance. À l’époque, il le voulait déjà. Et maintenant, Fallion est entre leurs mains…
Borenson était trop faible pour s’occuper de ses propres enfants. Erin avait besoin de téter sa mère ; quand celle-ci s’absentait pour la journée, le bébé pleurait et gémissait. Serre la faisait sauter sur son genou pour la calmer jusqu’à la tombée de la nuit. Draken, qui n’avait que cinq ans, dérangeait tout dans la petite chambre tant il s’ennuyait, et Sauge répétait sans cesse :
— Quand maman va-t-elle rentrer ?
Le temps passé sans Myrrima était une torture, mais c’était une torture que Borenson devrait endurer.
— Alors, va les chercher, capitula-t-il. Et dépêche-toi de les trouver.
Il soupira et songea, pour la millième fois au moins, combien il était difficile d’élever un futur roi.
Le quatrième jour de reconnaissance, Myrrima découvrit la forteresse où Fallion et Jaz étaient retenus prisonniers, et le désespoir la submergea.
Du regard, elle balaya la vallée grouillant de tentes noires où étaient stationnés au moins deux cent cinquante mille soldats. Juchée au sommet d’une colline voisine, l’énorme forteresse les surplombait telle une araignée monstrueuse dont les dépendances s’étiraient le long de la pente ainsi que des appendices.
— Que pouvons-nous faire ? demanda Myrrima.
Le Fumeur se tenait derrière elle, une petite pipe à la bouche. Il avait les yeux baissés et le regard flou.
— Nous délivrer garçons.
Incrédule, Myrrima scruta son visage blême, dénué d’expression.
— Nous serons découverts, objecta-t-elle.
Le Fumeur ferma les yeux en signe d’assentiment.
— Je découvert. Mais vous avoir Dons. Ressembler à Éclat.
Il avait raison. L’armée ennemie se composait principalement de ces créatures grises que les gens du coin appelaient golaths. Mais les Éclats semblaient leur commander. Un manant ne parviendrait jamais à franchir la garde ; en revanche, grâce à ses Dons de Charisme, Myrrima y parviendrait peut-être.
Oserai-je prendre ce risque ? s’interrogea-t-elle. Si je suis capturée, je laisserai mes propres enfants orphelins.
Il n’y avait pas de bon choix. Myrrima était déchirée. Mais si elle abandonnait les garçons, jamais elle ne se le pardonnerait. Mieux vaut mourir rapidement que vivre comme une simple coquille vide, une chose creuse, songea-t-elle.
— Alors, faisons-le, décida-t-elle.
Ils ne pouvaient pas y aller tout de suite, elle le savait. Le Léviathan n’était pas prêt à repartir. Sauver les garçons ne servirait à rien s’ils ne pouvaient pas quitter l’île.
Néanmoins, il restait une chance. Myrrima devait aller reconnaître les lieux, voir sur place comment les choses se présentaient.
— Restez ici, ordonna-t-elle au Fumeur.
Elle descendit la colline d’un pas décidé et, suivant la route boueuse, traversa l’immense campement en étudiant le terrain alentour.
À sa grande surprise, personne ne lui barra le chemin. Les gens de Sermombre n’avaient pas eu à s’inquiéter de leur sécurité depuis bien longtemps.
Myrrima ne fut donc pas arrêtée avant d’atteindre le palais. Plusieurs Éclats surveillaient la porte, des hommes séduisants au visage et au corps parfaits, tous vêtus d’élégantes cottes de maille noires avec une cape assortie.
— Halte ! lança l’un d’eux. Veuillez décliner votre nom et la raison de votre visite.
— Myrrima Borenson. Je sollicite une audience avec Sermombre.
— À quel sujet ?
— Je viens offrir une rançon en échange des deux princes.
Les Éclats s’entre-regardèrent. Puis l’un d’eux se détourna et fila à l’intérieur du palais même, un haut bâtiment noir en basalte.
En attendant son retour, Myrrima dut s’écarter pour laisser passer les golaths qui apportaient de la nourriture ou de l’équipement telle une colonne de fourmis industrieuses. Elle en profita pour étudier les Éclats, et notamment leurs cottes de maille. Il s’agissait en réalité de demi-armures composées pour partie de maille légère et solide à la fois, fixée à des plates métalliques qui protégeaient les zones vitales. Les plates étaient émaillées, si bien qu’elles étincelaient.
Les spalières s’incurvaient élégamment au niveau de l’épaule et s’épaississaient en formant un petit rebord à hauteur du cou. Jamais Myrrima n’en avait vu de semblables, mais elle saisit immédiatement l’intérêt de cette forme particulière : cela devait permettre de réduire grandement les dommages causés par un coup descendant porté à l’aide d’une épée ou d’une hache, et dévier la lame adverse des parties vulnérables du bras. Elle décida sur-le-champ qu’il lui en fallait de semblables, même si elle devait les prélever sur le cadavre de ces hommes.
Les plastrons des Éclats étaient, eux aussi, de conception tout à fait innovante et visiblement forgés par des mains expertes. En outre, des runes de protection étaient gravées dans leur métal. Myrrima en reconnut certaines ; d’autres lui étaient parfaitement étrangères.
L’homme qu’elle détaillait lui sourit. Peut-être s’imaginait-il qu’elle le trouvait à son goût. Myrrima lui rendit son sourire.
— Belle armure, le complimenta-t-elle.
Mais elle ne l’étudiait pas pour l’admirer : elle l’étudiait pour en découvrir les faiblesses.
Il faudrait un coup à l’aisselle pour la pénétrer, réalisa-t-elle. Il reste une zone non-protégée sous le bras. Et une autre derrière les genoux. La gorge aussi est exposée, à la base du cou. Bref, beaucoup des endroits habituels.
Des flèches ne conviendraient pas face à un adversaire équipé de la sorte. Même un sabre aurait du mal à lui infliger des dégâts. Le mieux, décida Myrrima, ce serait un poignard, quelque chose de court et de pointu.
Le messager revint et demanda à la visiteuse de se défaire de ses armes. Myrrima remit son arc et son couteau à un autre garde. Puis le premier homme l’escorta jusqu’au sommet d’une petite colline, vers les marches du palais proprement dit. La façade de basalte noir de celui-ci était très laide, mais les pierres massives semblaient impénétrables.
En revanche, l’intérieur était grandiose. Le plafond soutenu par des arches culminait à trois étages de hauteur. De nombreuses grandes fenêtres donnaient l’impression que la pièce était ouverte sur l’extérieur, et de fait, des bouvreuils et autres oiseaux chanteurs voletaient parmi les poutres. Il n’y avait pas d’antichambres ou de bureaux pour les fonctionnaires : juste un immense hall qui occupait tout l’espace. Des tapisseries blanches suspendues aux murs couverts de chêne blanc et d’argent poli accentuaient la luminosité du lieu.
Sermombre se prélassait sur une méridienne de soie blanche. Ce jour-là, elle portait une armure émaillée noire et une cape écarlate. À ses pieds se trouvait une méridienne plus petite sur laquelle étaient alanguis deux adolescents, un garçon d’environ dix-sept ans et une fille de onze. Ses enfants.
Myrrima se dirigea vers la reine, qui la regarda approcher avec les yeux brillants d’un serpent. Elle s’agenouilla au pied de l’estrade.
— Votre Altesse, commença-t-elle. Je suis venue vous offrir une rançon en échange des princes.
C’était la seule histoire plausible qu’elle avait pu inventer.
Sermombre sourit. Jamais Myrrima n’avait vu si beau visage entaché par une expression si cruelle.
— Que me proposes-tu ? s’enquit-elle.
Myrrima ne disposait que d’une seule chose de valeur : les forceps de Fallion. Peut-être suffiraient-ils à acheter la liberté des deux garçons. Mais l’héritier de Gaborn n’en viendrait-il pas à regretter ce prix ? se demandait Myrrima. Ces forceps étaient son héritage. Il aurait du mal à s’en procurer d’autres.
Est-ce ce que son père aurait voulu ?
— Trois cents forceps, répondit Myrrima, qui n’en avait pas davantage. Pour les deux princes.
— En possèdes-tu vraiment une telle quantité ? susurra Sermombre.
Elle avait le regard intense et féroce d’un prédateur. Si elle découvrait que les forceps se trouvaient à bord du Léviathan, elle les volerait. Étourdie par la cruauté qui émanait d’elle, Myrrima craignit tout à coup de ne pas ressortir du palais vivante.
— Je ne les ai pas ici, dit-elle en s’efforçant de se montrer convaincante. Il faudrait que je retourne les chercher à Mystarria.
— Dans ce cas, pourquoi ne pas m’en proposer trois mille ? suggéra Sermombre. Et un millier de livres d’or, pour la bonne mesure ?
Myrrima s’humecta les lèvres et dit le premier mensonge qui lui vint à l’esprit.
— Pardonnez-moi, Votre Altesse. Je ne suis que la fille d’un pauvre marchand. On m’a appris à ne jamais faire ma meilleure offre d’entrée de jeu.
Sermombre parut offensée.
— Tu voudrais que je marchande comme une paysanne qui chipote sur le prix des navets ?
— Pardonnez-moi, répéta Myrrima. Ça me paraissait plus sage.
Sermombre sourit et la dévisagea comme si elle avait percé son secret.
— Si je t’accordais le temps de rapporter cette rançon, le ferais-tu vraiment ? Ou reviendrais-tu avec une flottille de guerre pour reprendre les deux garçons par la force ?
— Ce serait mal avisé de ma part, répliqua Myrrima. Les princes seraient toujours à votre merci.
— Mais si le chancelier Westhaven tentait de les sauver et qu’ils mouraient dans la bataille, qui pourrait le blâmer ? Ainsi, il serait libre de monter sur le trône, insinua Sermombre.
— Westhaven n’est pas ce genre d’homme, protesta Myrrima, surprise que son interlocutrice puisse penser une telle chose.
Sermombre se contenta de sourire.
— Tous les hommes sont ce genre d’homme.
Avait-elle raison ? Dans quelques années, Fallion atteindrait sa majorité et serait prêt à assumer son rôle de roi. Westhaven refuserait-il d’abandonner sa régence ? Myrrima avait une plus haute opinion de lui.
— Bien. Trois mille forceps et un millier de livres d’or, récapitula-t-elle. Ça vous convient ?
Sermombre secoua la tête.
— J’ignore si je pourrai monter plus haut, dit Myrrima. Le sang-métal se fait rare, et je doute que Mystarria dispose actuellement de plus de trois mille forceps. La Peste de Beldinook nous a envahis récemment ; en conséquence, il se peut que beaucoup des forceps en notre possession aient déjà été utilisés. Un prix plus élevé risquerait de nous conduire à la banqueroute.
— Malheureusement, rien de tout cela n’a la moindre importance, grimaça Sermombre. Je ne peux pas te remettre les garçons : ils sont déjà morts.
Choquée, Myrrima la fixa sans réagir.
— Ils n’étaient pas destinés à être sauvés, poursuivit Sermombre. Si je les avais laissés en vie, je suis certaine qu’ils me l’auraient fait regretter. Un jour ou l’autre, ils auraient fini par s’en prendre à moi.
Myrrima sentit ses yeux s’embuer et son cœur se serrer. Succombant à son chagrin, elle se mit à pleurer agenouillée devant la reine.
— Puis-je récupérer leurs corps ? demanda-t-elle, l’esprit dans le brouillard. Ils devraient être ensevelis dans le tombeau de leurs ancêtres.
Sermombre secoua la tête.
— Il ne reste rien d’eux. Je les ai jetés en pâture à mes familiers.
D’un geste, elle désigna les strengi-saats enchaînés au pied du trône.
Elle m’a vaincue, songea Myrrima. Elle le sait, et elle se délecte de ma peine.
Myrrima se sentait glisser dans un abîme émotionnel. Mais elle parvint à se retenir à un minuscule détail. Pas de corps ? Malgré son hébétude, cela lui paraissait étrange.
Elle détailla les enfants allongés sur la seconde méridienne, guettant une réaction. Sermombre avait-elle dit la vérité ? Mais le garçon comme la fille soutinrent son regard sans broncher. Leur visage était un parfait masque d’imperturbabilité.
— Très bien, articula Myrrima avec difficulté. Je vous remercie pour cette audience.
Le cœur lourd et les épaules voûtées, elle se détourna et ressortit du palais.
Mais une fois dehors, elle sentit son courage et ses forces lui revenir un peu plus à chaque pas.
Pas un seul instant elle n’avait cru pouvoir échanger Fallion et Jaz contre une rançon. C’était trop espérer. Sermombre était en train de lever une armée, ici, au bout du monde. Une armée pas considérable selon les critères du Rofehavan ou d’Indhopal, mais énorme pour un si petit royaume. De toute évidence, elle avait des ambitions. Et si elle les relâchait, les princes de Mystarria risquaient de contrecarrer lesdites ambitions.
Non, Sermombre ne les aurait jamais vendus à moins d’avoir un besoin crucial d’or ou de sang-métal. Et il était tout aussi peu probable qu’elle les tue : un jour, elle aurait peut-être besoin d’eux comme otages.
Les garçons sont vivants, réalisa Myrrima. S’ils étaient morts, Sermombre aurait pris plaisir à jeter leur corps brisé à mes pieds.
Les garçons sont vivants, et je vais les lui reprendre.