CHAPITRE XXXVI
MOURIR PAR DEGRÉS
Un homme sage meurt par degrés. Il meurt à la cupidité. Il meurt à la peur. Il meurt à l’ensemble des désirs terrestres. Et une fois prêt, il meurt à tout le reste.
Aya’ten, seigneur de l’Indhopal antique
Dans sa cellule, Fallion oscillait entre conscience et inconscience, apprenant à ignorer les cris des strengi-saats – apprenant à être un prisonnier.
Chaque fois que le bourreau passait dans le couloir, le jeune garçon était alerté par le cliquetis de ses clés, suivi par le lourd martèlement de ses pieds bottés. Puis venait la lumière, la lumière bénie, et pendant de longues minutes après que l’homme se fut éloigné, Fallion savourait l’image rémanente de la torche – ses flammes qui grésillaient et se tordaient doucement, le délicieux arôme de fumée huileuse qui s’attardait dans son sillage.
Parfois, il levait les yeux pour voir si son frère était toujours vivant. Jaz ne revenait plus que très rarement à lui. Il avait cessé de secouer ses chaînes ; sa respiration était lente et ténue. De temps à autre, il luttait pour prendre l’inspiration haletante d’un homme qui a failli se noyer.
Ils vont le tuer, réalisa Fallion.
Jaz était deuxième dans l’ordre de succession. Ceux qui convoitaient suffisamment le trône de Mystarria pour tuer des enfants devaient lui accorder une grande valeur.
Mais le véritable trophée – l’héritier, celui dont les usurpateurs aspireraient le plus à se débarrasser –, c’était Fallion. Du coup, le peuple pourrait bien vouloir me récupérer, espéra le jeune garçon. Peut-être même assez pour payer ma rançon.
Pourtant, il avait du mal à l’imaginer. Il n’était pas un grand roi, doué pour la diplomatie et doté d’une sagesse incommensurable. Il n’était qu’un enfant, plus susceptible de causer des problèmes que d’en résoudre.
Je ne suis rien. Je ne vois pas pourquoi le peuple se soucierait de moi.
Mais le chancelier Westhaven paierait quand même, soupçonnait Fallion, ne serait-ce que pour apaiser sa conscience.
— Voyez, dirait-il, je n’ai pas laissé mourir mes deux princes. Je suis un homme bon.
Mystarria était une des nations les plus riches du monde. Westhaven paierait sûrement.
Du moins, s’il le pouvait.
Fallion se souvint de la fumée qu’il avait vu s’élever du palais. La Cour des Marées avait été le cadre d’une bataille féroce – le genre de bataille qui fait tomber des nations. Il se pouvait que Lowicker la Peste ait prévalu, ou que les seigneurs de guerre d’Internook aient envahi le royaume. À l’heure actuelle, Mystarria pouvait très bien n’être plus qu’un rêve de gloire évanoui.
Personne ne peut me sauver, conclut Fallion. Je dois donc me sauver moi-même. Mais comment ?
Ses menottes étaient trop serrées pour qu’il puisse les ôter en se tortillant. Depuis le début de sa captivité, les poignets de Fallion avaient gonflé, et maintenant, ils étaient aussi épais que ceux d’un homme. De quelque façon qu’il se positionne, l’enfant ne parvenait pas à soulager la pression. Parfois, quand il s’agitait trop, il se coupait sur les bords métalliques, et du sang à l’odeur cuivrée coulait le long de ses bras jusque sous ses aisselles.
Il n’avait qu’un seul atout : le Feu.
Mais il n’y avait rien à brûler dans sa cellule – pas de paillasses ou de matelas, pas de chaises ou de poutres en bois. Peut-être ses ravisseurs connaissaient-ils ses pouvoirs, et prenaient-ils soin de ne lui fournir aucun combustible.
Même si je pouvais allumer un feu, à quoi me servirait-il ? Pourrais-je le rendre assez chaud pour faire fondre mes chaînes ?
Peut-être. Mais afin de survivre à un tel brasier, Fallion devrait accepter le Feu pour maître, devenir comme les Tisseurs de Flammes des légendes – si puissants qu’ils ne se vêtaient de rien d’autre que de flammes vives. Ainsi enveloppés de Feu, ils s’abandonnaient à leur passion, à leur faim dévorante, et arpentaient le monde en s’efforçant de le changer en fournaise.
Ces Tisseurs de Flammes n’avaient plus rien d’humain. Le père de Fallion avait combattu de telles créatures.
Pourquoi voudrais-je devenir comme eux ? s’interrogea le jeune garçon. Pourquoi voudrais-je servir quelque chose qui ne me sert pas en retour ?
— Pour vivre, chuchota une voix en lui. Pour grandir. Seul le Feu peut te libérer.
Fallion errait dans un demi-songe aux portes de la mort lorsque Sermombre pénétra enfin dans sa cellule.
Il n’entendit pas le tintement des clés, ni le grincement de la porte pivotant sur des gonds qui ne servaient presque jamais. Il prit conscience d’elle petit à petit, quand il entendit Jaz boire à grandes gorgées avides et de l’eau éclabousser le sol comme son frère gémissait de soulagement.
Au début, il crut que ce n’était qu’un rêve, un cauchemar qui le tourmentait en lui faisant miroiter une subsistance fictive. Il ne réalisa que c’était réel que lorsqu’il entendit la voix enjôleuse de Sermombre :
— Là, mon enfant. Bois. Bois tout ton soûl. Je vais te sauver. Je serai ta mère désormais.
Fallion ouvrit brusquement les yeux. La pièce était éclairée par une chandelle grande et mince, dressée dans un bougeoir en argent près d’un bol du même métal. Son frère n’était plus enchaîné et suspendu au mur, mais allongé sur les genoux de la plus belle femme que Fallion ait jamais contemplée.
Jaz avait levé ses yeux voilés vers la visiteuse, qu’il dévisageait avec une adoration absolue. Sermombre venait de le sauver. Elle était d’une beauté indicible. Elle n’avait pas apporté de gobelet ; au lieu de ça, elle le faisait boire dans sa main en coupe. Le regard du petit garçon disait clairement que son âme lui appartenait, si elle en voulait.
De sa poche, Sermombre sortit un quignon qu’elle approcha de la bouche de Jaz. Le goût du pain fit pleurer l’enfant. Alors, Sermombre essuya les larmes sur ses joues, puis se pencha pour l’embrasser sur le front.
— Si chaud, chuchota-t-elle. Ta tête est brûlante.
Elle se releva en le tenant dans ses bras, jeta un coup d’œil à Fallion et lui sourit. Puis elle s’en fut, laissant la bougie derrière elle.
Fallion avait la langue gonflée et caoutchouteuse, l’estomac si contracté qu’il lui semblait s’être changé en pierre. Mais son corps lui paraissait presque aussi léger qu’une plume, et il ne sentait plus ni la morsure des menottes, ni la brûlure des muscles de ses bras.
Lui aussi était chaud, fiévreux, tourmenté par le désir ardent que Sermombre l’emporte avec son frère. Il avait si soif qu’il se mit à pleurer. Mais il n’y avait pas d’eau dans sa cellule : juste du feu.
Du feu !
Fermant les yeux, Fallion éprouva la chaleur de la bougie. Il était plus sensible à sa flamme que jamais. C’était une présence vivace et impétueuse comme la rage impuissante qui enflait en lui.
Je suis entouré de Feu, réalisa-t-il. Il y a des flammes en moi, qui attendent juste que je les libère. Et il y en a aussi dans le cœur des autres prisonniers. Je n’ai pas besoin de torches pour allumer un brasier. Il suffirait que je puise à la source de leur Feu.
Cela avait déjà été fait. Fallion avait entendu parler de Tisseurs de Flammes à la sensibilité si exacerbée qu’ils pouvaient tirer de la lumière du ciel ou aspirer la chaleur d’un corps humain.
Donc, cela pouvait être fait de nouveau.
Projetant sa conscience, Fallion la laissa envelopper la bougie et se vautrer dans sa chaleur. La flamme crachota et parut devenir vivante.
La rage de Fallion continua à enfler en lui. Son frère avait été désaltéré et emporté, sanglotant de gratitude. S’il était mort, Fallion l’aurait pleuré. Mais Jaz était tombé sous la coupe de Sermombre, et il n’existait pas de mot pour décrire le chagrin que Fallion ressentait à présent.
Jaz va devenir son esclave, réalisa-t-il. Peut-être sera-t-il bien traité comme les Éclats qui nous ont amenés ici. Mais il lui appartiendra, et il apprendra à la servir sans réfléchir ni éprouver la moindre compassion.
Alors, Valya sortit de l’ombre et s’agenouilla pour ramasser la chandelle. Fallion n’avait pas vu qu’elle était là.
L’adolescente l’avait entendu pleurer.
— Tu peux avoir à manger et à boire, toi aussi, lui dit-elle. Il te suffit de supplier.
Fallion secoua la tête. Il ne voulait pas vivre en tant que serviteur de Sermombre.
— Mère peut aussi accorder des faveurs, affirma Valya. Elle ne dispense pas que des punitions.
Cette révélation frappa Fallion tel un nouveau coup.
— « Mère » ? répéta-t-il. Sermombre est ta mère ?
— Oui, répondit Valya un peu trop fort, comme s’il n’y avait pas de quoi avoir honte, comme si elle était prête à se battre avec lui au cas où il oserait la condamner.
Il reste de la lumière en elle, songea Fallion. Elle voit le vrai visage de sa mère, et elle la déteste.
— Je peux te libérer, lui dit-il.
Valya sortit en trombe.
Peu de temps après – quelques heures sans doute, mais ça aurait aussi bien pu être quelques jours –, Fallion reprit connaissance.
Il venait de faire un rêve comme il n’en avait jamais eu auparavant. Désormais, tous ses songes tournaient autour de la prison et du bourreau qui passait devant sa cellule en faisant tinter ses clés. Parfois, l’homme se tournait vers Fallion et lui adressait une grimace cruelle. Parfois, il ouvrait la porte en brandissant des pinces rougeoyantes. Parfois, il lui apportait de l’eau, et à l’instant où Fallion buvait sa première gorgée, il lui plongeait un couteau long dans le ventre et le faisait tourner pour entortiller les entrailles du jeune garçon autour de la lame ; puis il commençait à tirer.
Mais ce rêve-là était différent des autres. Fallion y était habité par une rage sourde. Il avait projeté sa conscience à travers le donjon pour aspirer la chaleur des torches et du corps torturé des prisonniers. Pas toute la chaleur, juste de quoi se sustenter.
Puis les pas du bourreau résonnèrent dans l’obscurité, ponctués par un tintement de clés. Et même si la tête de Fallion pendait sur sa poitrine, même si ses paupières étaient tellement lourdes qu’il savait qu’il ne pourrait jamais les rouvrir, il vit l’homme – il le vit comme il n’avait jamais vu personne auparavant.
Le bourreau passa devant sa cellule, une torche crépitante à la main. Fallion s’apprêtait à en aspirer la chaleur quand il réalisa que l’homme n’avait pas une apparence humaine. Son corps était bien là, mais Fallion le voyait désormais comme une méduse flottant entre deux eaux, à la chair transparente et à peine substantielle. Et au cœur de son être brillait une lumière sourde d’un gris bleuté, dont les tentacules fusaient dans toutes les directions.
Comme les méduses phosphorescentes que j’ai vues dans l’océan, songea Fallion.
Le bourreau s’éloigna en faisant les bruits habituels et disparut dans le couloir.
Fallion resta seul dans le noir. Mais l’obscurité n’était plus absolue. Désormais, il y avait une lumière en lui – une lumière qui peinait à éclairer la pièce, mais qui n’en brûlait pas moins ardemment. Ce n’était pas une lumière grise ténue, une ombre à peine visible. C’était un brasier, une portion de soleil.
Je suis un Éclat, réalisa le jeune garçon. Je suis un Éclat.
Son père avait dit que Fallion possédait une vieille âme. Les légendes mystarriennes parlaient de mystiques et de magiciens qu’elles qualifiaient de « vieilles âmes » : des individus qui choisissaient de renaître encore et encore, accumulant une sagesse qui les accompagnait au fil de leurs vies successives. Certaines d’entre eux disaient même se souvenir de fragments de leurs vies antérieures.
— Le corps est une ombre, affirmaient-ils, et l’âme, une lumière capable de le transpercer.
Fallion ne croyait pas nécessairement les légendes. D’un côté, ça aurait expliqué pourquoi certains enfants naissaient dotés d’une sagesse qui dépassait de loin leur expérience. Mais le Maître du Foyer Waggit l’avait mis en garde contre de telles allégations.
— Ceux qui prétendent avoir une vieille âme sont généralement des fakirs, de pauvres gens assoiffés de louanges qui tentent de se donner de l’importance. Certains inventent ces histoires parce qu’ils ne supportent pas d’être perçus comme les minables qu’ils sont. Ils se disent que seuls les sages souffrent ; donc, puisqu’ils souffrent, cela doit signifier qu’ils sont sages. D’autres usent de leur prétendue sagesse pour gagner de l’argent. En Indhopal, ils accablent les malheureux avec des prophéties de catastrophe imminente, et offrent d’utiliser leurs « immenses pouvoirs spirituels » pour soigner des maux imaginaires.
— Donc, ce sont tous des charlatans ? avait demandé Fallion.
Waggit lui avait jeté un regard pénétrant, plein de respect.
— Non. Certains sont d’authentiques vieilles âmes, avait-il répondu doucement.
Sur le coup, Fallion avait pensé que Waggit se remémorait quelque rencontre marquante. Il n’était pas au courant de ce que son père avait dit à son sujet. À présent, il se rendait compte que c’était de lui que le Maître du Foyer avait voulu parler.
Il observa la lumière en lui, cette lumière qui irradiait depuis un point central situé sous son cœur.
C’est un talent de Tisseur de Flammes, réalisa-t-il. Je fais usage de pouvoirs que je ne savais même pas posséder. Mais à quoi cela me sert-il de voir ça ?
Pas à grand-chose. Pourtant, cela lui procurait un certain réconfort. Fallion s’attendait à mourir bientôt. Savoir que, le cas échéant, il reviendrait en ce monde atténuait quelque peu son désespoir.
Examinant la lumière de plus près, il distingua de minces appendices, des filaments qui jaillissaient d’un centre brûlant tels les piquants d’un oursin. Contrairement à la flamme d’une bougie, ces filaments ne clignotaient ni ne vacillaient, et ils ne semblaient pas devoir s’éteindre. Ils étaient juste là, comme les bois d’un cerf.
Fallion se tortilla au bout de ses chaînes, et les piquants de lumière remuèrent avec lui. Avec quel éclat peuvent-ils briller ? s’interrogea-t-il. Je suis un Tisseur de Flammes. Je peux embraser une branche par la seule force de ma volonté. Que puis-je faire du feu qui couve en moi ?
Il se concentra pour intensifier la lumière, et soudain, celle-ci flamboya si fort qu’il lui sembla qu’elle illuminait toute la pièce.
Fallion resta suspendu à ses chaînes, se sachant enveloppé de ténèbres et distinguant pourtant chaque détail de sa cellule : les menottes vides et ouvertes de son frère, la tache de sueur et d’urine qui assombrissait le mur, l’ombre minuscule que les cailloux projetaient sur le sol…
Un rat franchit l’angle d’une cellule voisine, la lumière grisâtre qu’il portait en lui remuant avec son corps. Il ne parut pas se rendre compte que Fallion l’observait d’un regard pénétrant.
Le jeune garçon s’émerveillait encore de cette vision lorsque Sermombre revint. Il ne l’entendit pas, et il ne vit pas non plus de bougie ou de torche. La visiteuse marchait enveloppée de ténèbres absolues, et seule sa voix annonça sa présence comme elle s’arrêtait devant la cellule de Fallion.
— Ainsi, lança-t-elle joyeusement, le dormeur s’est réveillé.
Scrutant l’obscurité du couloir, Fallion aperçut Sermombre de l’autre côté de la grille. Sa peau était aussi transparente que de la gelée, une simple suggestion de forme. Il restait de la lumière en elle, une petite lueur grisâtre pas plus vivace que celle du rat. Mais une noirceur monstrueuse la surplombait, une créature floue et sinueuse comme un énorme reptile qui s’accrochait à son esprit par le biais d’un petit orifice semblable à une bouche, de la même façon qu’une lamproie s’accroche à un requin.
Fallion rouvrit les yeux. En l’absence de flamme, il laissa la lumière en lui – la lumière de son esprit – se répandre à l’extérieur pour lui révéler Sermombre.
Sa visiteuse l’observait avec intérêt.
— Je suis réveillé, dit Fallion. Que voulez-vous de moi ?
Sermombre garda le silence, et pas parce qu’elle n’avait pas de réponse à sa question – Fallion le voyait dans ses yeux.
Elle ouvrit la porte de sa cellule, entra et se dirigea droit vers lui. Elle ne s’arrêta que lorsqu’elle fut tout contre lui, sa poitrine pressée sur celle du jeune garçon. Alors, elle plongea son regard dans le sien.
Elle était très belle, et Fallion se dandina, mal à l’aise. Il n’était encore qu’un enfant. Ses fantasmes se bornaient à tenir la main d’une fille ou à lui donner un chaste baiser. Mais une petite partie de lui comprenait ce que ça devait faire d’être un homme et de désirer cette femme plus que l’air ou la vie même.
— Tu devrais te voir, dit Sermombre. Tu suintes la lumière par tous les pores, comme autrefois.
Fallion ne savait pas du tout à quoi elle faisait allusion.
— Autrefois ?
Parlait-elle des Éclats d’antan, ou de lui dans une quelconque vie antérieure ?
— Pourquoi es-tu ici ? chuchota Sermombre.
— C’est vous qui m’y avez amené, lui rappela Fallion.
— Pas ici dans cette cage, le détrompa-t-elle. Pourquoi es-tu ici, dans ce monde, maintenant ?
Fallion secoua la tête, perplexe. Il n’aspirait qu’à boire. En échange d’un verre d’eau, il était prêt à lui dire tout ce qu’il savait et à inventer des mensonges pendant le reste de la journée.
— Tu connais la réponse, insista Sermombre. Elle est là, dans les flammes, en toi. Regarde bien, et tu te souviendras.
Mais Fallion se sentait trop fatigué, trop faible pour chercher une réponse en lui. S’abandonnant à sa lassitude, il se laissa pendre au bout de ses chaînes. Tant pis si les menottes lui entamaient les poignets. Il ne prit même pas garde au sang frais qui recommença à couler le long de ses coudes. La tête ballante, il s’évanouit.
Des heures plus tard, il reprit connaissance et tenta de se remémorer cette conversation.
Il avait pleinement conscience de la lumière en lui, tout comme il avait pleinement conscience de la créature ténébreuse tapie en Sermombre. Se nourrissait-elle réellement de son esprit ? Fallion n’en était pas certain, mais il se souvenait que sa mère avait traité les locus de parasites.
Celui-ci s’accrochait à Sermombre telle une tique boursouflée. Pourtant, s’il se nourrissait d’elle, le jeune garçon ne l’avait pas vu faire. Il n’avait pas vu de gorge, d’entrailles ou d’autre muscle aspirer une quelconque subsistance.
Et si le locus s’accrochait à un esprit de la façon dont une anémone s’accroche à la coque d’un bateau, simplement pour se faire transporter ?
Non, décida Fallion. Le locus n’est pas un vulgaire passager clandestin. Il est bien plus que ça. Il manipule ses hôtes. Il les contrôle. Il a un dessein.
Mais lequel ?
Fallion se repassa les paroles de Sermombre en quête d’un indice. Elle n’avait pas réclamé de rançon, comme tout seigneur pirate aurait dû le faire. Elle n’avait pas non plus cherché à lui soutirer l’emplacement et la répartition des Dédiés de Mystarria, comme une ennemie jurée du royaume n’aurait pas manqué de le faire.
En réalité, elle ne lui avait posé qu’une seule question : « Pourquoi es-tu ici, dans ce monde ? » La réponse semblait capitale pour elle.
Elle me connaît mieux que je ne me connais moi-même, songea Fallion. Elle me connaît depuis des millénaires. Mais elle ignore la raison de ma présence ici.
« Le dormeur s’est réveillé. » Bien sûr, ça aurait pu n’être qu’une allusion au fait qu’il était conscient. Mais Fallion observait les filaments de sa lumière intérieure quand Sermombre était arrivée. Il les avait laissés se déployer dans la pièce. Sermombre l’avait-elle senti ? Était-ce cela qui l’avait attirée dans sa cellule ?
Je suis le porteur de torche, se dit Fallion, se remémorant le surnom que le fumeur lui avait donné. J’apporte la lumière.
Alors, il eut une révélation : Sermombre voulait lui faire prendre conscience de ses pouvoirs.
Mais pourquoi ? se demanda-t-il. Sermombre était son ennemie ; il le sentait jusque dans la moelle de ses os. Ils s’opposaient l’un à l’autre depuis la nuit des temps. Qu’avait-elle à gagner en l’éveillant à ses pouvoirs ?
Fallion n’en avait pas la moindre idée.