CHAPITRE XXXVII

NE PLUS FAIRE QU’UN

Tant d’hommes ne recherchent qu’une union de la chair, sans jamais soupçonner la joie que procure une union des esprits.

Jas Laren Sylvarresta

Où finissait la guenon et où commençait Rhianna ? La jeune fille n’en était pas sûre.

Elle n’avait plus de volonté propre. Elle n’était plus Rhianna mais un singe de mer, une femelle prénommée Oohtooroo.

Oohtooroo allait où elle voulait et mangeait ce qu’elle désirait. Elle s’accroupissait pour faire ses besoins dans l’herbe, et les gens qui la voyaient ne lui disaient rien.

Par moments, Rhianna pouvait observer le monde alentour, avec une conscience ténue comme si elle dormait à moitié. Mais même dans ses instants les plus lucides, elle ne pouvait rien faire de son propre chef. Elle ne pouvait pas remuer un seul des doigts épais d’Oohtooroo, ni lui faire cligner des paupières. Elle n’était qu’une spectatrice qui regardait par les yeux d’une guenon, une guenon qui aimait Abravael plus fidèlement qu’aucun humain n’en aurait été capable.

Oohtooroo avait soif de la présence du jeune homme. C’était lui qui lui donnait des bananes plantains et du porc juteux, lui qui l’épouillait comme la mère d’Oohtooroo le faisait autrefois. S’il l’avait voulu, elle se serait accouplée avec lui.

Abravael ne pouvait pas faire un pas sans qu’Oohtooroo le regarde. Où qu’il aille, elle le suivait des yeux. Même dans son sommeil, elle humait l’air en quête de son odeur. Ses mains la démangeaient de le toucher. Elle voulait qu’il soit protégé et en bonne santé.

Jusqu’à ce qu’on lui confère un attribut, Oohtooroo ne savait pas comment s’y prendre. Abravael émettait des sons, et elle faisait de son mieux pour les interpréter. Mais un seul Don d’Intelligence lui avait ouvert les yeux et éclairci les idées.

— Oohtooroo, viens ici, disait son amour, et Oohtooroo accourait.

« Viens » était l’un des sept mots qu’elle connaissait auparavant, mais sans comprendre la façon dont Abravael l’employait. Quand le jeune homme réclamait : « Viens ici une minute », Oohtooroo s’approchait de lui. Mais quand il s’écriait : « File, et ne reviens pas ! », elle s’approchait aussi, et il la giflait comme si elle l’avait offensé.

À présent, Oohtooroo distinguait toutes sortes de nuances. « Viens vite » signifiait qu’elle devait se dépêcher ; « Viens dehors », qu’elle devait suivre Abravael dans les jardins du palais. Souvent, elle versait des larmes d’émerveillement en discernant soudain le sens d’un nouveau mot.

Dans ses moments de lucidité, donc, Rhianna devait se contenter d’observer ce qui se passait autour d’elle. Elle regardait Abravael tandis qu’il étudiait ou s’entraînait au maniement de l’épée et de la hache. La nuit, quand il dormait, Oohtooroo s’allongeait près de lui pour le veiller tendrement, le cœur si plein d’amour et de dévouement que Rhianna avait l’impression qu’il allait se briser.

Aucun beagle n’avait jamais aimé son maître aussi parfaitement qu’Oohtooroo.

Un jour, Abravael lui caressa le cou en lui murmurant des choses affectueuses.

— Brave guenon. Gentille fille.

Oohtooroo renifla de gratitude, et ses yeux s’emplirent de larmes. Elle n’avait reçu son Don d’Intelligence que depuis trois jours, et déjà, elle comprenait tout ce que le jeune homme lui disait, réalisa Rhianna. Elle apprenait vite, peut-être parce que Rhianna savait parler et qu’Oohtooroo n’avait qu’à emprunter les voies déjà tracées dans son esprit. C’était un sujet d’émerveillement en soi.

— Aime, dit la guenon, ses lèvres s’étirant d’une façon presque impossible pour dupliquer des mots humains. T’aime.

Abravael lui sourit.

— Mais c’est que tu deviens une superbe oratrice, la félicita-t-il.

— T’aime, répéta Oohtooroo en prenant sa main pour la serrer contre elle.

— Comme c’est gentil. M’aimes-tu assez pour tuer quelqu’un si je te le demandais ?

— Oui.

— Brave fille.

Abravael étreignit Oohtooroo, passant un bras autour d’elle et pressant son visage entre les petits seins de la guenon.

Des vagues de gratitude et d’adoration submergèrent Oohtooroo. Insidieusement, les sentiments de la guenon pour Abravael se mêlèrent à ceux de Rhianna, et leurs deux esprits se fondirent pour ne plus faire qu’un.