CHAPITRE II
LA COUPURE QUI GUÉRIT
Toute douleur n’est pas mauvaise.
Parfois, nous devons traverser une douleur plus grande encore pour guérir.
Le magicien Binnesman
La nuit tombait. Entourée par ses guetteurs, les mains crispées sur les remparts de Château Coorm et la gorge nouée, la reine Iomé Sylvarresta regardait le seigneur Borenson dévaler les montagnes en soufflant à perdre haleine dans son cor de guerre.
Iomé possédait autant de Dons de Vue et d’Ouïe que n’importe quel guetteur. Chaque fois que ses enfants franchissaient une crête, elle voyait leurs visages effrayés, pâles et ronds dans la lumière déclinante. En revanche, elle ne distinguait pas l’ennemi à leurs trousses. Les larmes provoquées par la perte de son époux ne cessaient de remplir ses yeux ; chaque fois qu’elle les essuyait d’un revers de manche rageur, d’autres les remplaçaient aussitôt.
— Il y a quelque chose dans les bois au-dessus d’eux, quelque chose qu’ils ne parviennent pas à semer, rapporta un guetteur.
De fait, des pins entiers tremblaient et oscillaient au sommet des collines, et des ombres noires flottaient parmi les branches. Au loin, Iomé entendait des aboiements résonner comme des coups de gong. Mais elle avait beau plisser les yeux, elle ne parvenait pas à discerner l’ennemi.
— Les garçons semblent indemnes, ajouta le guetteur pour tenter de la rassurer.
Ses paroles n’eurent que peu d’effet. Iomé était assommée par le chagrin. Elle avait toujours su que ce jour viendrait, mais c’était encore pire qu’elle ne l’avait anticipé.
Ça ne devrait pas faire si mal, songea-t-elle. Je l’ai perdu il y a des années, quand il est devenu le Roi de la Terre et que ses devoirs l’ont arraché à moi. Ça ne devrait pas faire si mal.
Pourtant, une douleur sourde palpitait en elle, un vide béant dont elle savait que rien ne pourrait jamais le combler. Elle avait l’impression d’être sur le point de s’effondrer. Mentalement, elle tenta de repousser la douleur.
Le soleil se couchait, battant en retraite de l’autre côté du monde. Déjà, les ténèbres enveloppaient la vallée dans laquelle se nichait le château. Très bientôt, les dernières lueurs du jour s’estomperaient du sommet des collines, à l’est, et le monde plongerait dans la nuit la plus noire.
Iomé se mordit la lèvre. Une douzaine de chevaliers de force fonçaient au secours des enfants. J’ai fait tout ce que je pouvais, songea-t-elle amèrement. Et ça ne lui paraissait pas suffisant. L’inquiétude embrumait son esprit. Gaborn n’était pas mort depuis deux minutes lorsque leurs fils avaient été attaqués. Ça empestait le complot, les ennemis tapis en embuscade.
Par-dessus son épaule, Iomé scruta l’obscurité derrière elle, à l’endroit où sa Diéma observait la scène en silence. C’était une femme maigre comme un épouvantail, avec de longs cheveux coiffés en fines tresses, les yeux bruns d’une biche et les robes ternes d’une érudite.
S’il y avait un complot, elle le saurait probablement. À chaque souverain était assigné un Diem dont le seul dessein consistait à chroniquer ses faits et gestes. Et chaque Diem avait concédé un Don d’Intelligence à un de ses semblables, de sorte qu’ils partageaient un seul esprit et que, dans un monastère lointain, l’autre moitié de cette femme couchait par écrit le récit de la vie d’Iomé tandis que d’autres Diems faisaient de même avec la vie d’autres seigneurs. Si un roi ou une reine quelconque avait trempé dans la mort de son époux, la Diéma d’Iomé le saurait.
Mais elle ne le lui dirait pas – pas volontairement. Les Diems prêtaient un serment de non-ingérence absolue. Si la vie d’Iomé était menacée, sa Diéma ne la préviendrait pas. Si Iomé se mourait de fièvre, elle ne lui donnerait pas à boire.
Néanmoins, il était parfois possible de soutirer des informations aux Diems.
Iomé jeta un coup d’œil à son guetteur et, faisant mine de ne s’intéresser qu’à lui, lança :
— Gaborn venait juste de rendre son dernier souffle quand les garçons ont été attaqués. Pourrait-il s’agir d’un complot ?
Très vite, elle reporta son attention sur la Diéma pour voir sa réaction. La femme n’en manifesta aucune. Iomé grimaça en son for intérieur. Lorsque la Diéma était venue prendre son service auprès d’elle, elle était jeune et immature. Iomé pouvait la lire aussi facilement qu’une enfant. Mais ce n’était plus le cas aujourd’hui.
Iomé se sentait vieille et faible, percluse de douleur.
Soudain, les garçons émergèrent au sommet d’une colline à une lieue et demie environ. Là, ils rejoignirent les chevaliers qu’Iomé avait envoyés à leur aide.
Pour l’instant, ils sont en sécurité, songea Iomé. Maintenant, je dois prendre les mesures nécessaires pour qu’ils le restent.
Le temps d’atteindre Château Coorm, Rhianna était malade de chagrin et de douleur, certaine que quelque chose lui rongeait les entrailles. Quelques dizaines de manants s’étaient déjà rassemblés au pied du mur d’enceinte pour rendre hommage au Roi de la Terre défunt. Ils avaient allumé des torches dont la flamme se reflétait dans l’eau des douves et oscillait dans la brise nocturne, emplissant la vallée d’une odeur douceâtre de fumée de pin.
Comme leurs montures descendaient des collines pour gagner le château, Rhianna entendit des centaines de paysans chanter :
« Perdu est mon espoir.
Perdue est ma lumière,
Bien que mon cœur continue de battre.
Oh, souvenez-vous de moi
Lorsque nous nous retrouverons,
Mon roi sous la colline. »
Borenson cria aux gens de s’écarter de la route.
— Faites place au prince !
Il y eut des hoquets de stupéfaction comme les manants levaient les yeux vers le jeune garçon assis devant Rhianna. Alors seulement, celle-ci réalisa qu’elle chevauchait derrière Fallion Orden, prince héritier de Mystarria.
Chaque précieuse seconde passée derrière les chevaliers en armure qui protégeaient le chemin et les paysans qui observaient le prince, bouche bée, arrachait des larmes amères à la jeune fille. Fallion lui pressa la main – qui, comme elle l’étreignait toujours par-derrière, était posée sur sa poitrine – et chuchota :
— N’aie pas peur. Nous avons d’excellents guérisseurs au château. Ils prendront soin de toi.
Il avait l’air d’un gentil garçon, prompt à réconforter son prochain, et Rhianna se souvint qu’il avait été le premier à proposer de la prendre en croupe. Il est aussi prompt à aider, décida-t-elle.
Au bout de ce qui lui sembla une éternité de temps gaspillé, les chevaux traversèrent enfin le pont-levis et s’engouffrèrent dans le château.
— Place, place ! s’époumona Fallion, et la petite procession remonta en trottant les rues qui conduisaient au donjon.
Quelques minutes plus tard, Rhianna mit pied à terre et fut entraînée à l’intérieur, où la splendeur du Grand Hall lui fit écarquiller les yeux.
Les domestiques avaient commencé à préparer un banquet. Des servantes apportaient des compotiers pleins de fruits – des poires à bois locales et des pommes rouges brillantes, voisinant avec des produits plus exotiques apportés de la lointaine Indhopal –, ainsi que des caramboles et des mandarines à poser sur les tables. Des enfants répandaient sur le sol de pierre des fleurs de menthe pouliot qui exhalaient un parfum sucré. Des feux énormes brûlaient dans le foyer, où de jeunes garçons tournaient la poignée d’une broche pour rôtir des cochons de lait entiers dont le jus et la graisse tombaient en grésillant dans les flammes. Deux chiens de course très excités aboyaient sans relâche.
À peine les rescapés étaient-ils entrés qu’une nuée de servantes entoura Fallion et Jaz pour leur offrir leurs condoléances. Fallion tenta de rester stoïque tout en essuyant les larmes qui lui montaient aux yeux, mais Jaz, probablement plus sentimental, sanglota ouvertement.
Au fond du hall, Rhianna avisa la reine en personne, qui se dirigeait vers eux d’un pas vif. C’était une antiquité de femme aux yeux délavés et aux cheveux blancs comme neige, prématurément vieillie pour avoir pris trop de Dons de Métabolisme. Elle se tenait droite et fière comme un guerrier et se mouvait avec la grâce d’une danseuse, mais Rhianna pouvait voir que sa fin était proche. Même les plus puissants Seigneurs des Runes finissaient par mourir un jour.
Au milieu de l’agitation ambiante, le seigneur Borenson souleva Rhianna dans ses bras et la serra contre sa poitrine en criant :
— Que quelqu’un appelle le chirurgien, et vite !
Il avait l’intention de laisser les garçons sous la surveillance des cuisiniers, des servantes et de leur mère. Tous les domestiques du château avaient beaucoup d’affection pour Fallion et Jaz. Lorsqu’ils avaient deux ou trois ans, Iomé avait envoyé ses fils travailler aux cuisines comme s’ils étaient les enfants d’un simple marmiton. Elle tenait, avait-elle expliqué, à « leur enseigner l’humilité et le respect de l’autorité, et à leur faire comprendre que la moindre de leur requête était satisfaite au prix de la sueur d’autrui ». Aussi Fallion et Jaz avaient-ils effectué les tâches communément attribuées aux enfants : frotter les casseroles, touiller les ragoûts, plumer les oies, balayer le sol, cueillir des herbes aromatiques dans le jardin et servir à table. Et en travaillant de la sorte, ils avaient gagné l’amour et le respect des gens du peuple.
Ainsi les servantes s’empressèrent-elles autour des deux garçons et leur exprimèrent-elles toute leur sympathie pour la mort de leur père – une perte qui, d’après une matrone grassouillette, ne pouvait être adoucie que par une prompte ingestion de gâteaux.
— Je dois la conduire à un chirurgien et l’interroger, dit Borenson à Waggit en désignant Rhianna du menton. Son Altesse voudra savoir de quoi il retourne. Faites-lui un rapport le plus complet possible.
Puis il porta Rhianna à travers un dédale de couloirs et d’escaliers qui le laissa bientôt haletant et en sueur. Tout en marchant, il lui demanda :
— Où puis-je trouver tes parents ?
Rhianna était presque paralysée par la peur. Elle ignorait si elle pouvait faire confiance à cet homme, et elle n’osait pas lui dire la vérité. Son ventre lui faisait terriblement mal.
— Je n’ai pas de père.
Quant à sa mère… Ceux qui la connaissaient la tenaient pour une idiote et une folle. Dans le meilleur des cas, on pouvait la décrire comme une vagabonde qui voyageait de foire en foire pour vendre des colifichets, ne passant à chacune d’elles qu’une seule journée ou même quelques heures avant de disparaître dans la nuit.
— Et ma mère… Je crois qu’elle est morte.
Où qu’elle soit, et même si elle est vivante, elle préférera sûrement que les gens la croient morte, songea Rhianna.
— Tu as des frères ? Des sœurs ? Des grands-parents ? insista Borenson tandis qu’ils montaient un escalier, frôlant au passage une servante qui le descendait avec un ballot de draps sales dans les bras.
Rhianna se contenta de secouer la tête.
Borenson s’arrêta un instant et plongea son regard dans celui de la jeune fille comme s’il réfléchissait.
— Dans ce cas, quand tout ceci sera terminé, tu pourrais peut-être venir vivre chez nous.
Si je survis. Sous la robe de Borenson, Rhianna sentait sa cotte de mailles dure et froide. Le métal de ses épaulettes lui meurtrissait le menton. Elle se demanda s’il était aussi dur que son armure.
— Je crois que tu te plairais à la maison, poursuivit-il. Il y a largement la place. J’ai une fille un peu plus jeune que toi. Évidemment, tu devrais supporter des petits frères et sœurs.
Rhianna se mordit la lèvre et ne répondit pas. Borenson parut prendre son silence pour acceptation.
Ils atteignirent une chambre située dans une tour. La pièce était petite mais étonnamment chaude, car un de ses murs abritait le conduit d’une cheminée. Borenson déposa Rhianna sur un lit confortable, puis ressortit dans le couloir avec une bougie pour allumer cette dernière à la flamme d’une torche. L’instant d’après, il était de retour.
Rhianna vit que des bouquets de racines et de fleurs séchées pendaient du plafond bas. Son regard fut attiré par l’unique et minuscule fenêtre, munie de barreaux en fer pour maintenir la nuit à distance.
— Les créatures ont failli nous rattraper, n’est-ce pas ? demanda-t-elle.
Elle avait entendu les aboiements descendus de la montagne, avait vu les formes sombres plus grosses que des chevaux glisser entre les arbres.
— Elles nous ont suivis, acquiesça Borenson. Mais elles n’ont pas osé se montrer à découvert. Elles sont restées dans les bois.
— Ce sont les ombres qu’elles aiment, expliqua Rhianna. Je pense qu’elles étaient folles de rage que je m’en aille. Elles voulaient récupérer leurs bébés.
Elle tentait de prendre l’air coriace, mais son courage défaillait. Un fluide sombre avait commencé à goutter entre ses jambes. Ils sont en train de me dévorer, réalisa-t-elle. Elle leva les yeux vers le seigneur Borenson.
— Je crois que j’aurais aimé vivre avec vous.
Borenson se mit à arpenter la pièce en détaillant les herbes séchées, se demandant si certaines pourraient lui être utiles. Il se dirigea vers une commode et ouvrit un petit tiroir, dont il sortit un minuscule pot en or plein d’un onguent noir. Il préleva une pincée de substance pâteuse et la roula entre deux doigts pour en faire une boulette.
— Tu souffres ? s’enquit-il.
— Un peu, répondit Rhianna, tremblante.
Mais pour être honnête, elle ne connaissait pas la source de sa douleur. La peur autant que la faim lui tordait l’estomac. Elle n’avait rien mangé depuis deux jours. Elle se sentait affaiblie par le manque de nourriture et par une terreur constante. Elle n’avait presque pas dormi, et à présent, il lui semblait vivre un rêve. Elle n’osait espérer une fin heureuse.
— Prends ça, dit Borenson en lui tendant la boulette noire. C’est de l’opium, pour chasser la douleur.
Du tiroir, il sortit une petite pipe, un objet ravissant en forme de grenouille argentée posée sur une branche. Le fourneau se trouvait dans la bouche de l’animal, tandis que la branche faisait office de tuyau. Borenson l’alluma à l’aide de la bougie.
Rhianna prit la pipe dans sa bouche et aspira. La fumée était amère. Elle en inhala plusieurs bouffées, puis Borenson déboucha une bouteille de vin posée sur la table de nuit et lui en offrit un verre. Le vin était doux et puissant ; il chassa très vite l’amertume de l’opium.
Quelqu’un frappa doucement à la porte, et Fallion entra. Il semblait très effrayé, mais quand il vit que Rhianna était consciente, il eut un léger sourire.
— Je peux rester ? demanda-t-il, non à Borenson, mais à la jeune fille.
Rhianna acquiesça, et il vint s’asseoir près d’elle, à la place de son garde du corps.
Rhianna s’allongea tandis que l’enfant lui prenait la main. Il tentait de la réconforter mais ne cessait de jeter des coups d’œil vers la porte, et Rhianna devina qu’il craignait que le guérisseur n’arrive pas à temps.
Enfin, Borenson posa la question que la jeune fille attendait – la question qu’il se devait de poser.
— Les créatures dans les bois… Où étais-tu quand elles t’ont enlevée ?
Rhianna ne sut pas trop quoi répondre. Une fois de plus, il se montrait indiscret, et la jeune fille savait que, comme le disait le vieux proverbe, « la langue d’un homme le trahit plus souvent que celle de ses ennemis ».
— Nous campions aux abords de l’ancienne route du Roi, près de Hayworth. Ma mère était allée au Carrefour des Vaches pour vendre ses marchandises pendant Hostenfest. Nous venions de prendre le chemin du retour quand un homme nous a capturées, un homme puissant. Des soldats l’accompagnaient. Ils ont frappé ma mère à la tête. Ça a fait un bruit terrible, comme le manche d’une hache qui cogne sur une planche. Je l’ai vue tomber près du feu, pratiquement dans les flammes. Elle saignait, et elle ne bougeait plus. Puis l’homme s’est saisi de moi, et il m’a mis un sac sur la tête. Après ça, il s’est rendu en ville pour enlever d’autres filles et il nous a emmenées très loin, là-haut dans les collines…
Les mots se précipitaient hors de sa bouche. Borenson posa un doigt sur ses lèvres.
— Chuuuut. L’homme avec les soldats – tu connais son nom ?
Rhianna chercha comment répondre et secoua la tête.
— Les autres l’appelaient « Milord ».
— C’était probablement un Seigneur-Loup, un hors-la-loi, intervint Fallion. J’ai entendu dire que quelques-uns d’entre eux se cachent toujours dans les collines. Tu as réussi à bien le voir ?
Rhianna acquiesça.
— Il était grand et séduisant à la façon des puissants seigneurs qui ont pris trop de Dons de Charisme. Quand tu le regardais dans les yeux, tu avais envie de l’aimer. Même pendant qu’il t’étranglait, tu avais envie de l’aimer. Et alors qu’il me tuait, j’avais l’impression que c’était son droit. Ses yeux brillaient comme le clair de lune sur de la neige… et quand il a mis le sac sur ma tête, j’ai vu qu’il portait un anneau, le genre d’anneau qu’utilisent les nobles pour imprimer leur marque dans de la cire.
— Une chevalière ? À quoi ressemblait-elle ? interrogea Fallion.
À cet instant, la porte s’ouvrit, livrant passage à deux guérisseurs. Le premier était un grand homme à l’air hagard et aux yeux cernés. L’autre était une Inkarrane à la peau incroyablement blanche, aux yeux du même vert clair que les agates et aux cheveux couleur d’argent filé.
— Elle était en fer, répondit Rhianna. En fer noir, avec une tête de corbeau gravée dessus.
Borenson se leva et la fixa durement, comme s’il ne la croyait pas. Mais Fallion se contenta de lui presser la main très fort.
— Un anneau de roi ?
— Je ne pense pas que c’était un roi, objecta la jeune fille. Il semblait recevoir des ordres de quelqu’un nommé Sermombre. Il disait à ses soldats : « Sermombre exige que nous fassions notre part. »
— Tu as vu cet homme, ce Sermombre ?
— Non. Il n’était pas là. Les autres parlaient juste de lui. Ils disaient que Sermombre allait venir, et ils s’inquiétaient à la pensée que tout ne soit pas « en ordre » avant son arrivée.
Borenson fronça les sourcils.
— Sermombre ? Je n’avais jamais entendu ce nom. L’homme qui t’a capturée – où t’a-t-il emmenée ?
— Je ne sais pas. Quand on m’a enlevé ma capuche, il faisait de nouveau nuit. Il y avait une ville, un village incendié dans les bois. J’ai vu des cheminées se dresser au milieu des décombres tels les os des maisons brûlées. Le feu était si chaud que même les pierres avaient fondu. Et pendant que nous étions assis par terre dans le noir, des flammes fantômes dansaient autour de nous, des flammes fantômes vertes.
L’opium faisait rapidement effet. Rhianna ne sentait plus de contractions dans son ventre. En fait, elle avait l’impression que tout son corps flottait un peu, comme s’il s’apprêtait à se soulever de sa couche et osciller dans les airs ainsi qu’une feuille à la surface d’une mare.
— Des flammes fantômes ? répéta Borenson.
— Elles brûlaient alors qu’il ne restait plus rien à consumer, expliqua Rhianna. Elles flottaient juste au-dessus du sol, et elles étaient aussi froides que du brouillard. Les soldats nous ont déposées là, et ils ont invité les ténèbres. C’est alors que les ombres sont venues. Nous avons hurlé, mais les soldats s’en moquaient. Ils nous ont… données à elles pour qu’elles se nourrissent de nous.
La peur montait dans la gorge de la jeune fille, menaçant de l’étrangler.
— Twynhaven, dit Borenson. Vous étiez au village de Twynhaven. Je connais l’endroit. Les Tisseurs de Flammes de Raj Ahten l’ont incendié il y a des années. Que peux-tu me dire d’autre au sujet des créatures qui vous ont attaquées ?
Rhianna ferma les yeux et secoua la tête. Les ombres les avaient emportées tendrement dans leur gueule, comme si elles étaient des chatons.
— Elles m’ont léchée, répondit-elle. Mais je n’ai pas pu bien les voir. J’ai juste senti qu’elles me nettoyaient avec leur langue avant de… Et j’ai entendu parler le chef des soldats. Il les a appelées strengi-saats.
— « Graines fortes », traduisit Borenson depuis le vieil alnycien.
Rhianna leva les yeux vers lui, inquiète.
— Vous connaissez ces créatures ?
— Non, la détrompa Borenson. Je n’ai jamais entendu parler d’elles. Mais je vais m’efforcer de découvrir tout ce que je peux à leur sujet.
Les guérisseurs avaient entrepris d’examiner Rhianna. L’homme posa des herbes sur la table de nuit, ainsi qu’un linge contenant des outils de chirurgien : trois couteaux bien affûtés, un tranchoir à os, des aiguilles incurvées et du fil noir pour recoudre les plaies.
Fallion dut voir que Rhianna fixait les couteaux, car il chuchota :
— Ne t’inquiète pas. Nous avons les meilleurs guérisseurs du royaume.
L’homme se mit à interroger Rhianna. Il lui palpa le ventre en demandant si ça lui faisait mal, mais l’esprit de la jeune fille était si embrumé que c’était à peine si elle comprenait ses questions. Il lui sembla que plusieurs minutes s’écoulaient avant qu’elle parvienne à secouer la tête.
Fallion commença à lui parler du monstrueux festin qu’ils feraient au rez-de-chaussée dans quelques heures. Ils mangeraient des anguilles cuites dans le beurre, des cygnes rôtis avec de la sauce à l’orange, des tourtes à la saucisse, aux champignons et au fromage. Il proposa de la laisser s’asseoir à côté de lui, mais Rhianna savait qu’il faisait juste ça pour la distraire.
Le seigneur Borenson avait attiré la femme dans un coin et chuchotait fiévreusement. Bloquant la voix de Fallion, Rhianna tenta d’écouter ce qu’il disait. La femme secoua plusieurs fois la tête, mais Borenson insista :
— Il faut ouvrir et les sortir de là – maintenant ! C’est le seul moyen de la sauver ! Si vous refusez, je le ferai moi-même.
— Vous pas guérisseur, répliqua la femme avec un épais accent inkarran. Vous pas savoir comment. Même moi jamais faire chose comme ça.
— J’ai recousu plus que ma part de blessures, argua Borenson. On prétend qu’en Inkarra, vous ouvrez le ventre des femmes enceintes pour en sortir leur bébé.
— Parfois, oui, convint la femme. Mais seulement si mère morte et seul moyen de sauver enfant. Ça pouvoir tuer elle. Ou abîmer son ventre et empêcher elle d’avoir bébés.
Rhianna regardait Borenson. Pour une raison qu’elle ne s’expliquait pas, elle lui faisait confiance. La robustesse intérieure du garde lui rappelait sa mère.
Tendant la main vers la table de nuit, Rhianna saisit un des couteaux – pas le plus gros, mais un petit destiné à faire des entailles plus modestes. Fallion lui saisit le poignet comme s’il craignait qu’elle s’ouvre elle-même le ventre.
— Seigneur, appela Rhianna tandis que la drogue assombrissait sa vision. Coupez, s’il vous plaît.
Borenson se tourna vers elle et la dévisagea, bouche bée.
— Je ne suis pas un guérisseur, dit-il sur un ton d’excuse. Je ne suis pas un chirurgien.
— Vous savez couper pour tuer, répliqua Rhianna, les pensées de plus en plus brumeuses. Vous savez comment frapper un rein ou le cœur. Cette fois, coupez pour guérir.
Il s’approcha d’elle et lui prit le couteau des mains. Rhianna toucha la lame, y traçant du bout du doigt une simple rune d’innocuité.
L’Inkarrane les rejoignit et chuchota à Borenson :
— Je montrer vous où couper.
Alors, l’homme aux yeux cernés posa une grande main sur les yeux de Rhianna afin qu’elle ne voie pas ce qu’on allait lui faire.
La jeune fille s’abandonna.