CHAPITRE XXXVIII
LE SAUVETAGE
Tous les hommes sont libres d’arpenter le royaume de la pensée. Je ne puis qu’espérer le jour où nous serons également libres de réaliser nos désirs les plus chers.
Fallion Sylvarresta Orden
Le grand mât et le mât de misaine du Léviathan étaient désormais fermement arrimés au pont supérieur, et le gréement avait été réparé dans sa totalité. De nouvelles voiles étaient venues remplacer celles qui avaient été perdues durant la tempête.
Le navire était prêt à lever l’ancre. Il ne restait qu’un problème à régler…

 

Un homme du nom de Felandar montait la garde à l’extérieur du mur d’enceinte de Château Sermombre. Un épais brouillard s’était levé au crépuscule, et même les plus flamboyantes des torches ne lui permettaient pas de voir à douze pieds.
Mais peu importait. Par les nuits comme celle-là, Syndyllian était complètement morte. Même les golaths se cachaient. Les strengi-saats étaient censés rester dans la jungle, mais lorsque planait une brume assez dense, ils s’aventuraient souvent jusqu’aux abords du camp. Une vingtaine de golaths pouvaient alors disparaître, traînés hors de leur lit tandis qu’ils hurlaient et se débattaient en vain.
Aussi, en cette heure la plus noire de la nuit, Felandar se détendit-il. Dans son dos se dressaient deux flambeaux destinés à tenir les monstres à distance.
Il faillit ne pas voir la femme. Il venait de jeter un coup d’œil vers sa gauche, le long du mur de la forteresse, quand il aperçut un mouvement du coin de l’œil.
Soudain, elle s’avança vers lui comme si la brume venait de lui donner naissance. Elle était très belle avec ses cheveux noirs soyeux, ses yeux pareils à deux lacs sombres et sa silhouette voluptueuse. Ses hanches se balançaient de sorte qu’elle semblait flotter dans les airs plutôt que marcher sur le sol.
Instinctivement, Felandar lui sourit : il avait hâte de faire sa connaissance. L’inconnue lui rendit un sourire d’excuse, et son bras se détendit à une vitesse aveuglante.
Felandar crut d’abord qu’elle lui avait giflé le cou. Puis il réalisa qu’une lame de métal froid s’était logée dans sa gorge.
La femme lui imprima une rotation, et Felandar entendit du cartilage craquer le long de ses vertèbres. Hoquetant, il saisit le poignet de l’inconnue pour tenter de l’arrêter.
Myrrima fit tourner son couteau dans la plaie une seconde fois, et Felandar cessa d’être.
Fendant une nappe de brume de plus en plus épaisse, elle pénétra dans l’enceinte de Château Sermombre. Le Fumeur la suivit, quelques braises rougeoyant dans le fourneau de sa pipe. Les autochtones ne verraient rien à travers cette purée de pois ; en revanche, le regard de Myrrima la transperçait aisément.
La magicienne fut surprise par ce qu’elle découvrit. Il était plus de minuit ; pourtant, rien ne bougeait à l’intérieur de la forteresse. Aucun garde ne patrouillait. Un strengi-saat solitaire était accroupi au sommet de la tour ouest, immobile. Apparemment, Sermombre pensait que ses monstres constituaient une protection suffisante. Et de fait, Myrrima ne se serait pas sentie en sécurité si elle avait dû se promener seule dans les parages, la nuit.
La forteresse abritait trois bâtiments principaux. Droit devant Myrrima se dressait le palais où elle avait rencontré la maîtresse des lieux lors de sa visite précédente. Elle doutait fort que le donjon se trouve là. Sur sa gauche s’étendait ce qui ressemblait à des baraquements pour les soldats, même si elle ne pouvait pas en être sûre. Sur sa droite, une structure monolithique découpait sa masse trapue et dépourvue de fenêtres. Il devait faire sombre et humide à l’intérieur. Plusieurs gardes se pelotonnaient à quelques pas de la porte d’entrée, autour d’un petit feu.
Myrrima s’élança. En approchant, elle vit que deux des hommes dormaient, et que les autres jouaient aux dés. C’était des Éclats qu’elle attaquait, des combattants d’une force et d’une maîtrise légendaires. Mais jamais ils n’avaient affronté de Seigneur des Runes possédant quatre Dons de Métabolisme. Myrrima avait l’avantage de sa vitesse surhumaine.
Elle élimina le premier avant même qu’il ait conscience de sa présence, en lui plongeant son couteau dans la nuque. L’autre poussa un grognement et tenta de se lever en saisissant son épée. Sa rapidité surprit Myrrima, qui dut admettre que lui aussi possédait des Dons.
Une lame étincelante jaillit du fourreau qu’il portait dans le dos. Elle flamboyait tel un brasier, et à sa vue, Myrrima sentit la peur lui nouer le ventre.
Belle arme, songea-t-elle.
L’homme porta un coup vicieux. Elle se baissa pour esquiver, et la lame passa dangereusement près de son crâne.
Mais l’instant d’après, Myrrima planta son couteau dans l’entrejambe de son adversaire. Celui-ci bondit en arrière, du sang coulant de la plaie à gros bouillons, et voulut appeler à l’aide. Myrrima se jeta sur lui et donna un coup remontant qui passa sous ses côtes pour atteindre son cœur.
J’aime aussi beaucoup ton armure. Mais elle ne t’a guère servi au final, pas vrai ?
Un des gardes endormis se réveilla en sursaut comme son camarade mourant s’écroulait sur lui. Myrrima l’égorgea avant qu’il ait le temps de pousser le moindre cri. Le dernier homme mourut dans son sommeil, miséricordieusement inconscient de ce qui se passait.
Myrrima rengaina l’épée flamboyante pour dissimuler son éclat. Elle tenta d’ouvrir la porte d’entrée, mais celle-ci était verrouillée. Se penchant sur les gardes morts, elle entreprit de les fouiller.
Ce fut le Fumeur qui trouva les clés et ouvrit. Myrrima entra prudemment, tous les sens en alerte. Mais à l’intérieur, il n’y avait personne, pas le moindre garde.
Un frisson de surprise parcourut la magicienne. Elle s’attendait à rencontrer davantage de résistance. D’un autre côté, ils se trouvaient sur une petite île au milieu de nulle part, entourés par une armée. Le donjon n’avait pas besoin d’autre protection.
Du moins, en théorie.
Myrrima s’engagea dans le couloir obscur d’un pas vif. Une odeur de charogne et de déjections humaines empuantissait l’air. Les braises de la pipe du Fumeur flamboyèrent soudain, fournissant à la magicienne la seule lumière dont elle avait besoin : elle possédait encore des Dons de Vue, et sa vision était aussi perçante que celle d’un chat.
Elle dépassa deux cellules vides. Mais dans la troisième, elle trouva un vieil homme. Elle dut l’étudier un long moment avant de réaliser qu’il n’était pas vieux du tout – qu’il s’agissait, en réalité, d’un jeune homme momifié et pourrissant.
Du coup, ce fut à peine si elle osa jeter un coup d’œil dans les autres cellules jusqu’à ce qu’elle trouve celle de Fallion. Ce qu’elle y découvrit l’horrifia. Le jeune garçon était suspendu au mur, du sang coulant le long de ses bras. Inconscient – peut-être mort.
Myrrima et le Fumeur déverrouillèrent la porte, et la magicienne souleva Fallion pour ne pas que ses poignets gonflés soutiennent tout le poids de son corps. Tandis que Le Fumeur cherchait la clé de ses menottes, Myrrima examina l’enfant pour voir s’il respirait toujours.
Il était vivant, mais tout juste. Il puait l’urine, les excréments, le sang et la sueur rancie. Sa joue posée sur l’épaule de Myrrima brûlait de fièvre.
Le Fumeur parvint à le libérer de ses chaînes, et Myrrima était sur le point de ressortir en le tenant dans ses bras quand Fallion gémit :
— … Peut pas partir. Pas encore… Faut libérer Jaz. Dans le palais.
Myrrima s’était attendue à trouver Jaz dans une autre cellule.
— Il est dans le palais ? répéta-t-elle, consternée.
Fallion acquiesça faiblement.
— Sermombre l’a emmené.
Myrrima se mit à trembler. Elle n’était pas assez puissante pour affronter Sermombre. Mais elle ne pouvait pas non plus abandonner Jaz.
— D’accord, chuchota-t-elle. Je vais le chercher. Je veux que tu t’en ailles avec le Fumeur. Des rangits nous attendent à l’extérieur de la forteresse, attachés à un arbre. Fuyez le plus vite et le plus loin possible.
Fallion entrouvrit les yeux et la dévisagea. Ses lèvres étaient boursouflées, couvertes de sang séché.
— Et les autres ?
— Quels autres ? demanda Myrrima.
Du menton, Fallion désigna le couloir.
Il voulait qu’elle délivre le reste des prisonniers.
Pourquoi faire ? s’interrogea Myrrima. La nuit était noire ; ils devraient traverser le campement d’une armée, puis des bois grouillants de strengi-saats. Quelle chance avaient-ils de s’en sortir ?
Une chance infime. Mais c’est toujours mieux que rien, réalisa Myrrima.
Le Fumeur se précipita dans le couloir pour vérifier quelles cellules étaient occupées. Myrrima entendit un cliquetis de clés, des grincements de serrures et de gonds, des gens qui gémissaient et pleuraient de soulagement.
Elle posa Fallion par terre. Le jeune garçon était si faible qu’il resta allongé, inerte.
Le cœur de Myrrima battait la chamade. Sermombre était un puissant Seigneur des Runes, qui possédait des Dons d’Ouïe, de Vue et d’Odorat. Il serait presque impossible de pénétrer chez elle au milieu de la nuit sans qu’elle s’en aperçoive.
Et elle serait très certainement réveillée. Grâce à ses Dons de Force et de Constitution, elle n’avait probablement plus besoin de dormir.
Puis-je prendre ce risque, même pour Jaz ? se demanda Myrrima. Il n’était pas l’héritier en titre ; par ailleurs, il ne possédait ni la maturité, ni la clairvoyance, ni même la solidité de Fallion. Pour résumer, Myrrima ne s’attendait pas à ce qu’il fasse grand-chose de sa vie. Et si elle avait dû sacrifier un des deux garçons, elle aurait très certainement choisi de sacrifier Jaz.
Mais elle ne pouvait pas l’abandonner.
Myrrima possédait toujours des Dons, elle aussi. De tous les attributs qu’elle avait pris des années auparavant, il lui restait ceux d’ouïe et de vue, plus quatre Dons de Métabolisme et la force de deux hommes robustes. Comparée à un manant, elle était une guerrière redoutable.
Mais Sermombre restait bien plus dangereuse.
Conjurant sa détermination, Myrrima essuya sa lame, sortit dans la nuit et se dirigea vers le palais.
Elle trouva la porte d’entrée barrée de l’intérieur. Elle contourna le bâtiment par le côté est et, à l’arrière, découvrit un escalier qui montait vers des appartements trop vastes pour être occupés par de vulgaires serviteurs. L’un d’eux avait une façade majestueuse, encadrée par des colonnes qui formaient un portique. Ce devait être là que logeait Sermombre. Mais de l’autre côté, Myrrima distinguait des appartements plus modestes – probablement des chambres d’enfant. Elle savait que Sermombre avait un fils et une fille. Sans doute dormaient-ils là. Jaz serait-il avec eux ?
Myrrima gravit les marches sur la pointe des pieds, même si elle savait qu’un Seigneur des Runes aussi puissant que Sermombre entendrait le moindre bruissement de tissu, le plus infime raclement de semelle. Prudemment, elle saisit la poignée de la porte. Comme la précédente, celle-ci était barrée de l’intérieur.
Myrrima redescendit l’escalier. Le quartier des domestiques. C’était sa seule chance.
Continuant à longer le mur extérieur du palais, elle atteignit une pièce minuscule qui flanquait les cuisines. Une fenêtre était restée ouverte, comme si une servante avait voulu créer un courant d’air. C’était celle d’un appartement situé au-dessus de la boulangerie, un endroit dans lequel il devait faire très chaud sous ce climat tropical. Sermombre aurait été furieuse de voir la sécurité de son palais ainsi compromise.
Quatorze pieds séparaient la fenêtre du sol. Myrrima ne pouvait pas sauter si haut. Ôtant ses bottes, elle se mit à escalader la façade, ses doigts et ses orteils cherchant des prises dans les fissures entre les blocs de basalte. Elle contrôlait sa respiration pour ne pas haleter et serrait les dents retenir ses grognements. Même quand elle glissa un peu vers le bas et se cassa plusieurs ongles, elle ne laissa pas échapper le moindre son.
Quelques instants plus tard, elle atteignit l’appui de la fenêtre et se hissa à l’intérieur.
Un boulanger malodorant gisait sur un matelas crasseux en compagnie de sa femme et de leurs trois enfants. Il ronflait si fort qu’il n’aurait pas entendu Myrrima si elle s’était mise à danser.
La magicienne traversa la pièce, enjambant les petits avec autant de prudence que s’ils eussent été les siens. Elle pensa aux gardes qu’elle avait tués. Ils avaient peut-être une famille, eux aussi. Dorénavant, je ferai plus attention.
Mais elle connaissait son devoir.
Quand elle ouvrit la porte de la chambre et découvrit un autre garde dans le couloir – encore un homme fort et bien trop séduisant –, elle n’hésita pas à bondir pour lui planter son couteau dans la gorge.
L’homme mourut en se débattant férocement. Il saisit son épée et décocha une ruade à Myrrima. Celle-ci lutta pour l’immobiliser et le frappa de nouveau à la gorge. Cette fois, elle lui brisa le cou et l’allongea doucement sur le sol.
Elle attendit un long moment, de crainte que les bruits de combat aient alerté Sermombre. Comme personne ne se manifestait, elle suivit le couloir et monta jusqu’aux appartements royaux, aussi furtive qu’une apparition.
Arrivée à l’étage, Myrrima entendit approcher un autre garde. Elle se tapit dans une alcôve tandis qu’il descendait au rez-de-chaussée en regardant autour de lui. S’il tournait à droite, il buterait sur le corps de son camarade. Le cœur battant à tout rompre, Myrrima pria pour qu’il prenne à gauche.
Elle étudia la disposition des lieux. Il n’y avait que trois portes : celle des appartements de la reine, sur sa gauche, et celles des chambres d’enfants. Myrrima se dirigea vers la plus proche de ces dernières et saisit la poignée.
Le battant pivota avec un léger craquement. Myrrima se figea, craignant que Sermombre ait entendu et qu’elle se précipite hors de sa propre chambre. Puis, comme rien ne se produisait, elle entra.
L’appartement comptait plusieurs pièces, dont des latrines privées. Au bout d’un petit couloir, Myrrima trouva un lit à baldaquin. Les tentures en brocart doré scintillaient dans la lumière blafarde de la lune, qui filtrait par une petite fenêtre. Sous les draps était allongée la fille de Sermombre, l’adolescente aux cheveux noirs que Myrrima avait rencontrée deux jours auparavant quand elle était venue proposer une rançon en échange des princes.
Une troisième pièce s’ouvrait à la perpendiculaire de cette chambre. Myrrima franchit l’angle en faisant craquer une latte sous ses pieds et jeta un coup d’œil à l’intérieur. Ce n’était qu’une garde-robe remplie de vêtements et de miroirs.
Puis Myrrima entendit un hoquet étranglé et un bruissement de tissu. Faisant volte-face, elle vit la fille qui la dévisageait, assise dans son lit et blême de terreur. Elle se jeta sur elle le couteau à la main – prête à la tuer. Plaquant une main sur sa bouche, elle la prit à la gorge de l’autre et envisagea de lui rompre le cou.
Curieusement, l’adolescente ne se débattit pas. Elle se contenta de lever un doigt, comme pour intimer le silence à Myrrima. Intriguée, celle-ci retira prudemment sa main. Elle distinguait des traînées de larmes sur les joues de la fille.
— Vous êtes venue chercher Fallion et Jaz ? murmura l’adolescente d’une voix à peine audible.
Myrrima acquiesça.
— Vous m’emmenez avec vous ? demanda la fille encore plus bas.
Myrrima la regarda sans comprendre. La fille hésita.
— Fallion a dit qu’il pouvait me sauver. Me sauverez-vous ?
La sauver de quoi ? se demanda Myrrima. Son instinct lui souffla la réponse : De Sermombre. Même un enfant est capable de se rendre compte que sa mère est maléfique, le cas échéant.
De nouveau, Myrrima acquiesça.
— Suivez-moi, chuchota la fille.
Elle se leva en silence. Elle ne portait qu’une chemise de nuit ; pourtant, elle ne s’arrêta pas pour prendre une cape ou des chaussures. Se dirigeant droit vers la porte, elle l’ouvrit, jeta un coup d’œil dans le couloir et entraîna Myrrima vers l’escalier qui redescendait au rez-de-chaussée.
Au bas des marches brûlait une unique bougie.
Valya hésita un instant, regardant autour d’elle comme si elle se demandait où était passé le garde. Puis elle s’engagea dans un couloir.
Alors qu’elles approchaient de l’office, Myrrima entendit un gros homme renifler et fouiller dans les placards – apparemment, il faisait une descente sur les restes du dîner. C’était le garde manquant.
Myrrima et la fille passèrent devant l’office sans faire de bruit. Deux portes plus loin, l’adolescente pénétra dans une pièce chichement éclairée. C’était la cuisine. Là, devant la cheminée qui n’abritait que quelques braises mourantes, Jaz dormait roulé en boule dans un grand panier. Comme un chien, songea Myrrima, atterrée.
Elle se précipita vers lui et l’examina. À en juger par l’odeur, on ne l’avait tiré de sa prison que depuis peu de temps. L’enfant ne s’était même pas lavé. Il empestait encore la sueur, l’urine et les excréments. Mais apparemment, on l’avait nourri et on avait appliqué de l’onguent sur les plaies de ses poignets, aux endroits où les menottes avaient entamé sa chair. Il dormait profondément.
— Par ici, chuchota la fille en se dirigeant vers une porte de service.
Avec mille précautions, elle souleva la barre métallique qui la maintenait fermée.
Myrrima prit Jaz dans ses bras et le porta dehors, où le clair de lune révélait un petit jardin d’herbes aromatiques. La fille la guida vers un chemin pavé et lui fit franchir une arche. Elles débouchèrent du côté ouest de la bâtisse.
Myrrima avait réussi à sortir du palais vivante !
De l’autre côté de la pelouse, elle vit le Fumeur entraîner deux douzaines de pauvres hères hors de la prison. Beaucoup d’entre eux étaient mutilés. Myrrima aperçut une malheureuse qui n’avait plus que des bandages ensanglantés à la place des mains, un vieil homme couvert de cicatrices de brûlures, un golath qui se traînait sur un seul pied. Toutes les femmes avaient le ventre gonflé comme si elles étaient enceintes ; beaucoup d’entre elles étaient blêmes et semblaient saigner de l’entrejambe. Avec une horreur grandissante, Myrrima réalisa qu’elles portaient des bébés strengi-saats en elles.
Tenant Fallion dans ses bras, le Fumeur entraînait sa bande d’éclopés vers la porte du mur d’enceinte.
— Par ici, chuchota de nouveau la fille dans le dos de Myrrima.
Elle s’élança vers la porte, et Myrrima la suivit. Le Fumeur et les prisonniers libérés fermèrent la marche.
Comme ils sortaient de l’enceinte du palais, certains ne purent retenir des sanglots de soulagement ou des larmes de joie. Myrrima dut se tourner vers eux et les supplier de se taire.
Mais une cinquantaine de pieds frottant sur des pavés ne sauraient être discrets. Un homme blessé et affaibli s’étala de tout son long ; quelqu’un poussa un petit glapissement. De plus en plus inquiète, Myrrima jeta un coup d’œil à la ronde. Aucune alarme ne résonnait pour le moment, mais cela ne pouvait pas durer.
Ils se traînèrent tant bien que mal jusqu’aux portes de la ville. Le mur d’enceinte avait été érigé au sommet d’une butte de terre ; un tunnel passait à travers cette dernière, sous le mur. C’était là que se dressait un grand portail métallique à double battant.
Jaz s’agita dans les bras de Myrrima, poussa un petit gémissement et frotta sa joue contre l’épaule de la magicienne.
— Chut, mon chéri, souffla Myrrima. Nous y sommes presque.
Dans le brouillard et la lueur blafarde de la lune, l’enfant se réveilla soudain. Il leva les yeux vers Myrrima, et tout son corps se raidit comme s’il venait d’émerger d’un doux rêve pour plonger en plein cauchemar. Par-dessus l’épaule de la magicienne, il aperçut les prisonniers mutilés et infirmes.
— Tout va bien, chuchota Myrrima pour calmer son agitation. Nous serons bientôt libres.
Mais Jaz la dévisageait comme si elle venait de le gifler.
— À l’aide ! s’époumona-t-il. Sermombre, à l’aide !
Myrrima lui plaqua une main sur la bouche, mais trop tard. Le cri avait résonné dans la nuit. Choquée, elle réalisa que Jaz voulait rester avec Sermombre.
Quelque part à l’intérieur du palais s’éleva un cri qui fut aussitôt repris en écho :
— Au meurtre ! Au meurtre !
Myrrima entendit le martèlement sourd de bottes ferrées, le fracas métallique de cottes de maille, le grincement de portes ouvertes à la volée.
Avec des cris étranglés, les prisonniers voulurent s’élancer. Le golath au pied amputé était en première ligne ; il se mit à sautiller péniblement sur sa jambe valide. Quelqu’un le poussa par-derrière, et une demi-douzaine de malheureux s’écroulèrent.
Myrrima fit signe à la fille de Sermombre de se presser.
— Il faut filer d’ici ! Des rangits nous attendent un peu plus loin sur la route.
Mais un cor de guerre meugla du côté du palais, un son grave et brutal comme le grognement d’une énorme bête. Il allait réveiller tout le campement – des centaines de milliers d’hommes qui seraient sur pied dans quelques instants. Et désormais, les fugitifs étaient cinq. La fille de Sermombre allait les ralentir. Myrrima n’avait pas volé assez de rangits.
— Dépêchez-vous ! supplia-t-elle tandis que Jaz se débattait pour échapper à son étreinte et regagner le palais.
Les portes de celui-ci s’ouvrirent brusquement, et Sermombre apparut sur le porche, découpée par la lumière des flambeaux allumés derrière elle. Elle scruta le brouillard. Dans sa main, elle tenait une épée à la lame ondulée – une arme cruelle.
Deux gardes se précipitèrent dehors en passant de chaque côté d’elle.
Le Fumeur se tourna vers Myrrima, les yeux rougeoyants comme si deux braises s’étaient logées dans ses orbites, et dit doucement :
— Vous y allez. Je protège vos arrières.
Il avait vu le danger. Il savait que les prisonniers ne s’en sortiraient pas s’il ne gagnait pas un peu de temps pour leur permettre de s’éloigner.
— Vous êtes sûr ? demanda Myrrima en reculant.
Elle avait déjà vu des Tisseurs de Flammes se battre, et elle ne voulait pas trop s’approcher de lui.
Le Fumeur acquiesça. Remettant Fallion à l’un des prisonniers, il se planta à l’entrée du tunnel, sa pipe à la main. Il la leva au-dessus de sa tête, et le contenu du fourneau s’embrasa. Tandis que les prisonniers le dépassaient en se bousculant, il fit tourner sa pipe pour créer une traînée rémanente – un cercle de lumière.
Entendant piétiner les fuyards, Sermombre se précipita vers eux. Elle courait peut-être six fois plus vite qu’un homme ordinaire, et des gardes la suivaient de près.
Myrrima s’engouffra dans le tunnel en serrant contre sa poitrine le petit Jaz qui continuait à se débattre. Arrivée à l’autre bout, elle se retourna.
Le Fumeur était toujours planté à l’entrée du passage. Voyant charger Sermombre, il brandit une dague et fit un pas en avant pour se porter à sa rencontre.

 

Sermombre fonçait vers le tunnel. Un vieil homme à la peau blanche comme un linge lui barrait le chemin. Il tenait une pipe à long tuyau, qu’il balançait lentement pour décrire un grand arc tout en scrutant le brouillard. De son autre main, il brandissait un couteau long. Sa posture disait clairement que ce n’était pas un guerrier.
Sermombre jaillit de l’obscurité six fois plus vite qu’un humain ordinaire, levant son épée d’un geste si rapide que la lame devint floue. Elle sentit l’arme transpercer le ventre du vieil homme et buter contre sa colonne vertébrale, mais grâce à sa force démultipliée par de nombreux attributs, elle n’eut qu’à pousser très légèrement pour enfoncer l’obstacle.
L’espace d’une demi-seconde, elle ralentit afin de savourer la terreur du vieil homme quand il réaliserait qu’il allait mourir.
Au lieu de ça, il lâcha son couteau et agrippa la cape de Sermombre. Sur son visage s’inscrivit, non pas de la surprise ou de l’horreur, mais une expression triomphante.
Sermombre s’attendait à être éclaboussée par son sang… et ce fut un torrent de flammes qui se déversa de la plaie, l’ébouillantant en un clin d’œil, ravageant ses yeux et son visage et répandant une écœurante odeur de chair brûlée.
Sermombre hurla et leva les mains pour se protéger tandis que le feu la submergeait. Elle fit volte-face et voulut s’enfuir, mais le vieil homme s’accrocha à elle comme pour lui donner l’étreinte de la mort.
Étourdie par la douleur, elle parvint à se dégager à l’instant ou un élémental de flammes s’élevait depuis le cadavre du vieillard. Des doigts de feu vifs comme des serpents ondulèrent dans les airs, et l’un d’eux frappa Sermombre dans le dos.
Ses robes s’embrasèrent.
Identifiant le danger, les gardes qui se précipitaient vers elle s’arrêtèrent net. Ils voulurent faire demi-tour et détaler, mais des mains de flammes se saisirent d’eux et leur calcinèrent instantanément les entrailles.
Avec un grognement d’agonie, Sermombre se mit à courir en zigzag pour esquiver les attaques de l’élémental. Des lances de feu filèrent au-dessus de son épaule.
Elle atteignit les portes du palais et se rua à l’intérieur, hurlant à pleins poumons. Traversant sa salle du trône, elle ressortit par-derrière afin de placer l’édifice de basalte entre elle et son agresseur.
Son œil droit était aveugle, son œil gauche déjà voilé. Elle n’y voyait presque plus. Courant jusqu’à son jardin privé, elle se jeta dans le bassin d’agrément en son centre.

 

Myrrima avait déjà vu des élémentaux de feu jaillir de Tisseurs de Flammes comme le Fumeur. Elle savait qu’elle devait mettre le plus de distance possible entre lui et elle.
Un monstrueux souffle d’air chaud s’engouffra dans le tunnel. Pris dans le torrent de flammes, quelques-uns des prisonniers les plus lents périrent en hurlant de peur et de douleur. La chaleur était si intense qu’elle fit fondre les parois, changeant la pierre en verre. Malgré toute sa rapidité, Myrrima eut les cheveux roussis et l’arrière des jambes brûlé.
Derrière elle, la magicienne entendit Sermombre rugir sa douleur ; sa voix puissante, amplifiée par les nombreux Dons qu’elle avait pris, se réverbérait dans la nuit.
La fille de Sermombre se retourna vers le brasier, les yeux écarquillés de terreur. Myrrima vit l’élémental se refléter dans les prunelles de l’adolescente. Il dressait ses quarante pieds de haut de l’autre côté du mur. L’espace d’une demi-seconde, il conserva la forme du Fumeur ; puis il se changea en une entité hideuse et brutale qui marcha sur le palais, massacrant gardes et serviteurs à chacun de ses pas.
Personne n’était à l’abri, Myrrima le savait. Sans l’intellect du Fumeur pour le guider, l’élémental n’existait plus que pour consumer et détruire.

 

En proie à une douleur atroce, Sermombre se jeta dans le bassin d’agrément et se roula dans l’eau pour éteindre les flammes. Jamais elle n’avait imaginé un tel tourment.
Elle leva sa main droite pour examiner les dégâts. L’annulaire et l’auriculaire avaient complètement brûlé. Sa paume était presque entièrement noircie. Sermombre espéra qu’elle guérirait, mais sous ses yeux, un morceau de chair calcinée se détacha, exposant ses os en dessous.
Sa poitrine la lançait à l’endroit où le torrent de flammes l’avait frappée. Elle voulut se palper le sein droit mais ne sentit rien. Le feu l’avait dévoré.
De l’autre côté du palais, l’élémental poursuivait son œuvre de dévastation. Il illuminait le ciel nocturne, si bien qu’à quatre pattes dans le bassin d’agrément, Sermombre put contempler son reflet à la surface de l’eau.
Son œil droit n’était plus qu’un orbe blanc laiteux, logé dans une orbite sanguinolente et boursouflée. Son œil gauche était voilé en son centre. Son oreille droite avait disparu, comme la plupart de ses cheveux.
Ses deux mains étaient brûlées jusqu’à l’os.
Rien de tout cela n’importait. Pour l’instant, Sermombre était folle de douleur. Elle en avait oublié toute idée de se venger, de s’échapper ou de récupérer sa fille. Elle ne souhaitait que la libération offerte par la mort. Mais avec ses centaines de Dons de Constitution, elle savait que celle-ci lui serait refusée.

 

Myrrima se précipita vers les rangits. Un des prisonniers délivré par le Fumeur, un homme dont le dos avait été déchiqueté par les lanières d’un fouet, avait trouvé les montures et s’efforçait d’en détacher une.
— Monsieur, intervint Myrrima, ces rangits sont pour les enfants.
Entendant sa voix, le prisonnier sursauta. Il était terrifié, et un instant, Myrrima crut qu’elle allait devoir se battre contre lui pour l’écarter. Mais l’homme la dévisagea, jeta un regard aux enfants et hocha la tête d’un air hébété avant de se mettre à courir en direction des bois.
Myrrima s’aperçut que Fallion était trop faible pour se tenir en selle ; aussi le fit-elle monter avec la fille de Sermombre. Étant donné que Jaz se débattait toujours et continuait à appeler Sermombre, elle n’osa pas le laisser monter seul. Elle l’installa devant elle sur le dos d’un second rangit et lui ceintura la taille en espérant qu’il finirait par reprendre ses esprits.
Restaient donc deux rangits sans cavalier. Une adolescente d’une quinzaine d’années, au ventre gonflé, enfourcha l’un des deux. Myrrima décida de garder l’autre comme monture de rechange, pour que les animaux puissent se reposer à tour de rôle.
Ainsi les fugitifs s’éloignèrent-ils, les rangits bondissant le long de la route poussiéreuse.
Derrière eux, Sermombre poussait encore des hurlements d’agonie, et le ciel était en feu. L’élémental du Fumeur semblait bien décidé à embraser le monde.