CHAPITRE XXXIX
LA FUREUR
Notre rage peut nous conférer de la puissance alors même qu’elle nous diminue.
Erden Geboren
Fallion filait dans la nuit, en proie à une fureur brûlante. Un brouillard épais dissimulait aussi bien la route devant lui que la fournaise derrière, mais le jeune garçon sentait les flammes lécher le ciel nocturne dans son dos. Il ne lui fallut que très peu d’efforts pour déployer ses pouvoirs, conjurer de la chaleur et utiliser cette énergie pour renouveler ses propres forces enfuies.
Engourdi par la douleur et l’épuisement, Fallion ne savait même pas comment il était arrivé là, sur le dos d’un rangit avec les bras de Valya qui le serraient étroitement. Mais chaque fois que leur monture retombait sur le sol, le choc menaçait de déboîter ses pauvres os. Ses yeux le brûlaient et sa tête lui faisait mal. Il n’aspirait à rien tant qu’à s’évanouir de nouveau.
Puis il vit des silhouettes jaillir du brouillard devant lui. Pas des hommes, mais des créatures humanoïdes – des golaths dont la peau grise, verruqueuse et flasque, pendait sur leur poitrine et leur ventre.
— Écartez-vous ! claironna Myrrima. Libérez le chemin ! Les prisonniers se sont échappés !
Craignant sans doute que quelque cavalier de force les piétine au passage, les golaths obtempérèrent précipitamment. Après le passage des fugitifs, ils restèrent debout sur le bas-côté et les regardèrent s’éloigner d’un air ahuri.
Qu’ils essaient donc de nous arrêter, songea Fallion en conjurant la chaleur de la fournaise du Fumeur. Qu’ils essaient donc.
— Cesse immédiatement, ordonna Myrrima depuis le rangit de derrière.
— Quoi ?
— Ne cède pas. Ne t’abandonne pas à ta rage.
Fallion tenta de s’accrocher à la selle du rangit bondissant et sentit la tête lui tourner. Il avait demandé à Sermombre ce qu’elle voulait, et elle n’avait pas répondu. Mais à présent, il savait.
Elle voulait que le dormeur se réveille. Elle voulait que Fallion conjure le Feu et qu’il se perde.
Mais pourquoi ? Qu’est-ce que les locus pouvaient avoir à y gagner ? Désiraient-ils que Fallion devienne un des leurs ? Ou attendaient-ils autre chose de lui ?
Dans le lointain, la fournaise continuait à tout dévaster en rugissant. Les flammes faisaient éclater les os de ses ennemis et projetaient de gros nuages de fumée bouillonnante vers le ciel.
Le Fumeur s’était donné aux flammes pour que Fallion n’ait pas à le faire.
Je suis un idiot, songea le jeune garçon, atterré. Alors, il tenta de renoncer à sa rage, de lâcher prise sur elle. S’affaissant dans sa selle, il lutta pour rester un enfant.
Lorsque les cavaliers atteignirent la passe de montagne, ils émergèrent enfin du brouillard et se retrouvèrent sur une route dégagée, faiblement éclairée par la lueur des étoiles.
Dans la vallée qu’ils venaient de quitter, le palais flambait. L’élémental du Fumeur attaquait méthodiquement le campement, qu’il incendiait une rangée de tentes après l’autre. Il projetait des doigts de flammes qui semblaient doués d’une intelligence propre, d’une malveillance à l’état pur et d’un unique dessein : la destruction. Toute la vallée bourdonnait et s’agitait tel un nid de guêpes.
Myrrima avait du mal à croire qu’un seul magicien puisse causer tant de dégâts.
Arrivée à la lisière des bois, elle descendit de sa monture et traça une rune dans la poussière, afin de sceller la vallée en contrebas dans le brouillard pour une semaine entière. Puis elle alluma une torche, et les fugitifs se remirent en route. Myrrima craignait de rencontrer des patrouilles dans les bois, même si le Fumeur et elle avaient pris toutes leurs précautions pour l’éviter.
Ainsi filèrent-ils dans la nuit pendant des heures. Ils croisèrent des strengi-saats qui grondèrent sur leur passage et se mirent à les suivre telles des ombres gigantesques, bondissant d’arbre en arbre. Myrrima frissonna et resserra son étreinte sur Jaz.
Au bout d’un moment, le petit garçon parut réaliser qui elle était et comprendre qu’elle l’emmenait en sûreté. Il s’accrocha à elle en pleurant.
— Je suis désolé, répéta-t-il en boucle.
— Il n’y a pas de quoi, dit Myrrima.
— Le Fumeur est mort à cause de moi, se lamenta Jaz. Sermombre était si belle ! Je voulais rester avec elle.
— Ne culpabilise pas, lui conseilla gentiment Valya. J’ai vu des hommes adultes se donner à elle ainsi, et la remercier alors même qu’elle leur plongeait une lame dans le cœur. La beauté n’était qu’une autre de ses armes.
Entendant cela, Myrrima s’inquiéta des horreurs dont la jeune fille avait pu être témoin.
Au bout de deux heures, une demi-lune se leva, parant la nuit d’un léger éclat argenté. Les rangits avaient pu prendre de la vitesse sur la route désormais dégagée ; plus vite ils bondissaient, moins les secousses étaient dures à encaisser pour leurs cavaliers.
Les fugitifs atteignirent la ville une heure avant l’aube.
Fallion parut dormir pendant la plus grande partie du trajet, jusqu’à ce qu’ils débouchent sur les quais où le capitaine Stalker et quelques-uns de ses hommes les attendaient avec un des canots du Léviathan. Ils firent monter les enfants à bord, et Stalker jeta un coup d’œil vers la route.
— Le Fumeur arrive ? demanda-t-il, inquiet.
— Je crains que non, le détrompa Myrrima. Son élémental a incendié le palais et mis le feu à la moitié du campement.
— Ah. C’était un bon, soupira Stalker. Je ne sais vraiment pas comment je le remplacerai.
Jamais Myrrima n’aurait cru qu’un Tisseur de Flammes puise être qualifié de « bon ». Mais elle réalisa avec tristesse qu’elle partageait l’opinion de Stalker. Je n’en rencontrerai pas d’autre comme lui.
Ils ramèrent jusqu’au Léviathan et portèrent les enfants à bord. Myrrima resta sur le pont supérieur avec Fallion pendant qu’un des matelots courait chercher à boire. L’enfant avait le front brûlant.
Une partie des marins entreprirent de lever l’ancre pendant que les autres se hâtaient de hisser les voiles pour prendre le large. Stalker jeta un regard noir aux bateaux amarrés dans le port : quatre bâtiments, qui tous appartenaient à Sermombre. Il n’osait pas les laisser intacts de peur qu’ils lui donnent la chasse.
— À mon commandement, feu, lança-t-il d’une voix forte.
Ses hommes se dirigèrent vers les catapultes, approchèrent des torches de boulets métalliques enduits de poix et projetèrent ceux-ci dans la nuit. Les deux navires les plus proches en reçurent un chacun ; bientôt, Myrrima vit des silhouettes courir en tous sens sur le pont pour tenter d’éteindre les départs de feu. Il n’y avait que très peu de marins à bord : pas plus de deux ou trois par bâtiment.
— Ça devrait les occuper un moment, grimaça Stalker.
Le matelot rapporta à Fallion une louche pleine d’eau douce, et l’enfant leva la tête pour boire. Un instant, il fixa les bateaux et les petites flammes qui se reflétaient à la surface des flots couleur de vin.
Myrrima sentit la chaleur en lui, une fièvre qui devint brusquement explosive et jaillit de sa poitrine. Une boule invisible fusa au-dessus de l’eau.
À bord des navires de Sermombre, les flammes filèrent le long du pont et se lancèrent soudain à l’assaut des mâts. Un orbe de feu bondit d’un bâtiment à l’autre ; en l’espace de quelques secondes, les quatre bateaux se changèrent en fournaise. Les marins hurlèrent et sautèrent à l’eau.
Stalker observait la scène, bouche bée de stupeur.
Fallion sourit. Il entendait le crépitement des flammes, la voix jubilante de son maître qui le remerciait.
Il avait usé de ses pouvoirs pour la gloire du Feu.
Il ne s’autorisa à boire que lorsqu’il fut certain que les flammes accompliraient leur œuvre.