CHAPITRE XL
LA VENGEANCE D’UNE MÈRE
Même une louve aime ses petits.
Proverbe d’Internook
Aux premières lueurs du jour, Sermombre s’enfonça d’un pas décidé dans le tunnel qui passait sous le mur d’enceinte de sa ville. Les murs de pierre étaient noircis et calcinés. Les corps de ceux qui se trouvaient trop près lorsque le Tisseur de Flammes s’était immolé gisaient sur le sol, vêtements incinérés, chair brûlée et visage impossible à reconnaître.
La fournaise avait tué vingt-sept personnes. Parmi celles-ci, des soldats et des prisonniers – mais à en juger leurs restes squelettiques, aucun enfant. Ce qui signifiait que Fallion et Jaz s’étaient échappés, emmenant Valya avec eux.
Sermombre fulminait. Elle possédait des centaines de Dons de Constitution, et ceux-ci avaient à peine suffi à la maintenir en vie. Les flammes lui avaient dévoré plusieurs doigts, une oreille, l’œil droit, une partie de la vision de son œil gauche et un gros morceau de son nez. Son visage n’était plus qu’une masse de cicatrices. Chaque pouce de son être hurlait de douleur. Elle survivrait, mais elle ne serait plus jamais belle.
Son fils Abravael marchait derrière elle, suivi par la guenon qui se déplaçait en appui sur ses phalanges.
— Le capitaine Stalker va mettre le cap sur Landesfallen, dit Sermombre. Nous l’y retrouverons.
— Comment peux-tu en être aussi sûre ? s’enquit Abravael.
— Il a une femme là-bas, et un fils. Il sait que je sais où ils vivent. Il sera forcé d’aller les chercher.
— Il jouira d’une bonne avance sur nous.
— Des navires vont arriver très vite. La cale de Stalker est pleine de marchandises qui le ralentiront. Il se trouve à six semaines du port. Nous voyagerons léger, et avec un peu de chance, nous le cueillerons quand il débarquera.
Rhianna écoutait avec les oreilles d’Oohtooroo, et son cœur saignait. Elle brûlait de prévenir ses amis. Mais le corps de la guenon de mer refusait de répondre fût-ce aux plus urgents de ses besoins. La jeune fille était prisonnière.
Sermombre se tourna vers Oohtooroo et sourit. Elle avait dû percevoir la détresse de Rhianna. Levant une main, elle gratta le crâne de la guenon.
— Brave fille, Oohtooroo. Brave guenon. Tu vas nous aider à attraper ces vilaines gens, pas vrai ? Et en récompense, tu recevras de la viande fraîche – la chair succulente d’un jeune garçon.
Aux mots « viande fraîche », Oohtooroo poussa des grognements d’excitation. Elle se mit à sauter sur place en frappant le sol de son poing.
Sermombre eut un sourire cruel. Elle regardait, non pas les yeux de la guenon, mais à travers eux, comme si elle pouvait voir dans l’esprit de Rhianna. Et à travers le visage ravagé de Sermombre, Rhianna pouvait voir la scène de torture qui se déroulait dans son esprit.
Sermombre donnerait Fallion à Oohtooroo, et Rhianna ne pourrait rien faire quand la guenon lui arracherait la chair et les muscles avec les dents tandis qu’il hurlerait de douleur.
Cette nuit-là, allongé contre Myrrima dans leur lit avec les enfants endormis par terre tout autour d’eux, Borenson tenta d’évaluer la situation.
Fallion avait mal réagi à l’annonce de la mort de Rhianna.
— J’avais juré de la protéger.
Borenson avait été garde du corps. Il savait combien cela faisait mal de perdre quelqu’un sur lequel on était censé veiller.
— Nous ne parvenons pas toujours à protéger ceux que nous aimons, avait-il argué. Parfois, même après avoir fait tout notre possible, nous les perdons.
— J’avais réussi à la sauver des strengi-saats une fois, avait objecté Fallion. Peut-être qu’elle est toujours quelque part sur l’île. Peut-être qu’elle a besoin de notre aide.
— Myrrima a cherché partout, avait répliqué Borenson. Rhianna a tout simplement… disparu.
Bien qu’affaibli par sa captivité, Fallion avait insisté pour s’entraîner avant de se coucher. Les muscles rongés par l’épuisement, la bouche gonflée par la soif, il avait tourbillonné sur le pont du navire dans la lumière des lanternes, les yeux brillant d’une lumière surnaturelle. Il s’était battu comme un animal enragé.
Après ça, il avait pleuré jusqu’à ce que le sommeil l’emporte.
Borenson s’inquiétait pour lui. L’un après l’autre, Fallion perdait tous ceux qu’il aimait. Que deviendrait-il quand il ne lui resterait plus personne ? Y aurait-il encore de la place dans son cœur pour autre chose que la haine ?
— Nous avons repris Fallion et Jaz, chuchota Borenson à l’oreille de Myrrima, qu’il tenait contre lui dans la position des cuillères. Mais si Sermombre a survécu… Tu es sûre qu’elle a survécu ?
— Je l’ai vue, et je l’ai entendue crier.
— Dans ce cas, qu’avons-nous gagné ?
Myrrima n’en était pas certaine.
— Nous avons Valya. Nous pourrions faire semblant de la retenir en otage si Sermombre s’en prend de nouveau à nous.
— Serais-tu capable de jouer ce jeu ? Ni toi ni moi ne parviendrions jamais à mettre les pieds de la fille dans les flammes, ou à lui couper une oreille pour faire pression sur sa mère, dit Borenson.
— Mais Sermombre l’ignore, fit remarquer Myrrima.
— Au moins, nous avons une belle avance.
Certains des navires de Sermombre avaient brûlé, mais d’autres patrouillaient encore sur l’océan. Le capitaine Stalker avait assuré à Borenson et Myrrima que Sermombre ne tarderait pas à se lancer à leur poursuite. Il avait ordonné à ses hommes de descendre dans la cale et de se débarrasser de leur cargaison – de jeter à la mer tout ce qu’ils ne pouvaient pas manger. Cela le ruinerait sur le plan financier, mais il ne s’inquiétait que de sauver sa peau. Il voulait gagner Landesfallen le plus vite possible pour y récupérer sa femme – le dernier membre survivant de sa famille – et mettre le cap au nord, vers quelque port sans nom.
— J’aurais bien voulu la vaincre, chuchota Myrrima pour elle-même autant que pour son époux. Mais elle avait trop de Dons.
— Si Sermombre a des Dons, c’est qu’elle a des Dédiés, gronda Borenson. As-tu vu où elle les gardait ?
— Non.
Myrrima jeta un regard entendu à Valya, qui dormait par terre avec les autres enfants. La jeune fille ignorait où se trouvaient les Dédiés de sa mère – Borenson lui avait déjà posé la question. Mais elle avait pu leur fournir un indice. Les Dédiés de sa mère avaient toujours été emmenés vers l’est, à bord d’un navire nommé La Miséricorde qui les déposait peut-être dans quelque port caché de Landesfallen ou d’une île voisine. Plus tard, d’autres détails reviendraient peut-être à Valya.
Borenson serra Myrrima contre lui plus étroitement. Sa femme sentait bien qu’il était inquiet. Il avait dû jouer les assassins une fois dans sa vie, et à présent, il semblait que le destin veuille de nouveau lui attribuer ce rôle. Myrrima savait qu’il ne le supporterait pas.
Elle ne pouvait pas demander à son époux de traquer les Dédiés de Sermombre. Et elle ne se croyait pas capable de le faire elle-même. Et puis, Gaborn ne leur avait pas demandé de se battre. Il devait mesurer bien mieux qu’eux les dangers qu’ils devraient affronter.
Il ne leur restait donc qu’un seul espoir.
— Crois-tu vraiment que nous serons en sécurité une fois à Landesfallen ? interrogea Myrrima.
Borenson hésita.
— Gaborn a dit : « Les Confins de la Terre ne sont pas encore assez loin. » Une fois que nous aurons débarqué à Landesfallen, nous devrons poursuivre notre route et nous enfoncer à l’intérieur des terres.
Seules les côtes de Landesfallen étaient vraiment peuplées. Ça et là, aux endroits où les racines des forêts de pierrebois plongeaient dans la mer, des cités avaient été bâties dans les arbres.
Sermombre aurait fort à faire pour fouiller ne serait-ce que les côtes. Mais le désert qui occupait le centre de l’île ? Il était bien assez vaste pour qu’un homme puisse s’y perdre et qu’on ne le retrouve jamais.
— Nous serons en sécurité, affirma Borenson, plein d’espoir. Nous serons en sécurité.