CHAPITRE XLI
L’ENFANT BRISÉ
Les enfants possèdent des facultés de récupération légendaires. J’ai vu un chien manger le doigt d’un nouveau-né, et le doigt en question repousser.
Quelle que soit la gravité de la blessure, on peut toujours espérer qu’un enfant guérira.
Le magicien Binnesman
Le matin, Fallion se levait et montait sur le pont. Il escaladait le gréement pour se donner de l’exercice, et incitait les autres enfants à faire de même. Ses muscles gagnèrent en force mais pas en volume. Ils lui semblaient aussi durs et noueux que des câbles, comme s’il avait eu tellement faim pendant sa captivité que son corps continuait à se nourrir de sa propre chair, et il se demandait s’il retrouverait jamais sa masse initiale.
La journée, il s’entraînait encore plus férocement au maniement des armes. Il ne cessait de penser à Rhianna, de se demander comment elle était morte. Peut-être avait-elle été tuée sur la plage et dévorée par un strengi-saat, mais Fallion craignait davantage qu’elle ait été enlevée – emportée dans les arbres et de nouveau remplie de bébés monstres, comme quand il l’avait trouvée près de Château Coorm.
Il tentait de se comporter normalement, de sourire à ses camarades et de rire quand il entendait une plaisanterie. Mais son rire venait toujours trop tard et sonnait toujours creux, et même si le coin de ses lèvres se relevait, son sourire ne montait pas jusqu’à ses yeux.
Borenson et Myrrima s’inquiétaient pour lui, tout comme le capitaine Stalker. Mais la seule personne qui aurait pu le réconforter était le Fumeur, et il n’était plus là.
— Il finira bien par s’en remettre, prédit Borenson. Il a failli mourir de faim et de soif. C’est le genre d’épreuve dont on ne guérit pas facilement.
Il avait raison. Au lieu de se refermer, les plaies des poignets de Fallion s’infectèrent. Myrrima les nettoya, mais elles continuèrent à gonfler et à suppurer. Elles saignaient souvent, et quand l’infection finit par se dissiper, au bout de quatre semaines environ, Myrrima dut accepter qu’elles laisseraient des cicatrices profondes qui ne disparaîtraient jamais.
Mais même si les plaies de Fallion commençaient à guérir, les ténèbres appelaient toujours le jeune garçon. Et il avait soif d’oubli.

 

Une nuit, quelques semaines après leur départ de Syndyllian, Myrrima se réveilla en sursaut dans la cale du navire.
— Noooooon ! hurlait Borenson avec la voix déchirante d’un animal blessé. (Il s’agitait dans leur lit comme si des ennemis l’attaquaient et qu’il s’efforçait de les maintenir à distance.) Nooooon !
La petite Sauge se réveilla en gémissant, effrayée.
Myrrima secoua prudemment Borenson. Des cauchemars hantaient son époux depuis des années ; elle avait appris qu’il valait mieux le laisser dormir, se tordre et pleurer jusqu’à ce que ces mauvais rêves se dissipent. Mais elle ne voulait pas qu’il réveille les autres enfants et tous les passagers endormis dans la cale. Alors, elle le secoua et l’appela pour le tirer en douceur de son sommeil.
Quand Borenson finit par ouvrir les yeux, il s’assit au bord du lit, tremblant de tout son corps, le cœur battant si fort que Myrrima pouvait l’entendre.
— C’était encore ce cauchemar ? demanda-t-elle en se penchant pour l’embrasser sur le front, puis en traçant discrètement une rune à l’aide de sa salive.
— Oui, acquiesça Borenson, toujours sanglotant. (Mais tout à coup, il parut se ressaisir.) Sauf que cette fois, Valya et Fallion étaient là.
Il avait rêvé de Château Sylvarresta tel qu’il était longtemps auparavant – une éternité auparavant, lui semblait-il, même si son cauchemar était toujours aussi vivace.
Raj Ahten venait de s’emparer de la forteresse, puis de l’abandonner en laissant ses Dédiés derrière lui. Sur les ordres du roi Mendellas Orden, Borenson avait dû s’introduire dans la place pour massacrer les Dédiés en question – tous jusqu’au dernier, y compris Gaborn, le propre fils du roi, s’il se trouvait parmi eux.
Borenson savait qu’il devrait tuer des gens qui comptaient au nombre de ses amis, et c’était le cœur lourd qu’il s’était attelé à cette tâche macabre.
Mais après avoir éliminé les gardes et pénétré dans la cour intérieure, il avait commencé par se rendre aux cuisines et par barrer la porte. Là, il avait trouvé deux fillettes sourdes qui avaient fixé son épée sanglante d’un air terrifié – des Dédiées qui avaient donné leur ouïe à Raj Ahten.
Prendre les attributs d’un enfant était considéré comme un crime contre la nature. Un adulte possédant assez de Dons de Charisme et de Voix pouvait facilement ensorceler un enfant et le plier à sa volonté. C’était un acte monstrueux de la part de Raj Ahten.
Mais du point de vue du conquérant, c’était aussi un choix stratégique séduisant. Quel homme digne de ce nom serait capable de tuer un enfant ? Un assassin qui parviendrait à s’infiltrer dans le sanctuaire le plus secret de la forteresse, avec l’intention de massacrer les Dédiés logés là, aurait beaucoup de peine à massacrer des enfants. S’il possédait le moindre soupçon de décence, il les épargnerait, donnant ainsi à Raj Ahten une meilleure chance de riposter.
Ainsi, au-delà des murs de pierre et du barrage formé par les gardes, Borenson s’était-il heurté au dernier obstacle dressé sur son chemin d’assassin : sa propre décence. Il avait réussi à la neutraliser temporairement, mais ne l’avait jamais vaincue. Et il espérait bien ne jamais y parvenir.
— Le rêve était différent cette fois, haleta-t-il d’une voix rauque. Les filles se trouvaient là, comme dans la réalité, mais j’ai aussi vu Fallion, et Rhianna, et Serre, et Jaz…
Ses larmes recommencèrent à couler. Myrrima avait vu de quelle façon il s’était agité dans son sommeil tandis qu’il assassinait ses propres enfants.
— Je les ai tués, reprit Borenson. Je les ai tous tués. Comme dans la vraie vie – des milliers de Dédiés, dont certains étaient mes amis et m’avaient reçu à leur table. Le roi Sylvarresta se trouvait parmi eux, un sourire idiot aux lèvres, aussi innocent qu’un enfant. La cicatrice de son Don était encore fraîche… et je l’ai tué de nouveau. Combien de fois devrai-je le tuer avant qu’il me laisse en paix ?
Il craqua et se mit à sangloter éperdument, d’une voix forte et troublée. Pivotant, il enfouit son visage dans une couverture pour ne pas réveiller les autres passagers.
Une chandelle solitaire brûlait près du lit, éclairant toute la petite cabine. Sauge s’était déjà rendormie. Myrrima regarda les autres enfants pour voir s’ils dormaient tous. Elle vit une paire d’yeux brillants qui reflétaient la flamme de la bougie. Ceux de Fallion. Un feu intérieur semblait brûler dans ses prunelles.
Maintenant, songea Myrrima, il connaît la vérité. L’homme qui va l’élever et remplacer son père a exécuté son grand-père autrefois. L’homme que tous considèrent comme un héros est tourmenté par des cauchemars qui le font pleurer la nuit. Je me demande ce qu’il va penser
— Ne commets pas les mêmes erreurs que nous, chuchota-t-elle à l’enfant.
Puis elle se tourna et prit Borenson dans ses bras. Mais ce faisant, elle continua à s’inquiéter pour Fallion. Encore une cicatrice que le jeune garçon devrait porter jusqu’à la fin de ses jours…

 

Assis sur la galerie de poupe, entre les tonneaux derrière lesquels Rhianna et lui avaient l’habitude de se cacher, Fallion n’aspirait qu’à un peu de tranquillité. Valya était à son côté. Tous deux regardaient le soleil décliner vers la mer telle une boule rose en fusion, sous les nuages pareils à des cendres bleues tombées du ciel.
Ils n’avaient pas prononcé le moindre mot depuis une heure. Finalement, Valya passa un bras autour des épaules de son compagnon et, en silence, le serra contre elle durant de longues minutes.
— Ne cède pas, supplia-t-elle. Ne cède pas. C’est ce qu’espère ma mère.
— Quoi donc ? interrogea Fallion.
— Elle m’avait dit de ne rien te donner : ni eau, ni nourriture, ni réconfort, expliqua Valya. Elle ne voulait que ton désespoir.
Fallion avait souvent été assailli par le désespoir dans sa prison, de grandes vagues qui menaçaient de le submerger. Mais il s’était toujours raccroché au mince espoir que quelqu’un le délivrerait, d’une façon ou d’une autre. Maintenant, alors qu’il se trouvait à bord du Léviathan dans la lumière vivace du jour, il sentait son désespoir s’épaissir, et il ne voyait pas comment lui échapper.
Il se remémora la prophétie d’Asgaroth. Qu’avait dit le locus ? « Tes plus nobles espoirs deviendront le combustible qui alimentera le feu du désespoir au sein de l’humanité. » C’était presque comme s’il voulait que Fallion devienne l’un d’eux.
Mais pourquoi le désespoir ? s’interrogea le jeune garçon. Les locus se nourrissent-ils de ce sentiment ?
Il se souvint d’une chose que Borenson lui avait dite un jour : que le but de toute guerre était de susciter le désespoir. « Nous ne faisons pas la guerre par amour du combat, avait affirmé Borenson. Nous la faisons pour susciter le désespoir et forcer l’ennemi à se rendre, afin de pouvoir exercer notre volonté sur lui. »
Puis il avait expliqué que la plupart des conflits atteignaient rarement le stade où l’un des deux camps décidait d’attaquer l’autre. Lever une armée, la nourrir et l’envoyer dans une contrée étrangère – ou pire, défendre ses propres frontières – coûtait beaucoup trop cher.
Ainsi d’autres moyens de résolution des conflits avaient-ils été développés. La diplomatie intervenait en premier. Les nations qui se sentaient lésées exprimaient leurs griefs et réclamaient réparation. En l’absence de réponse satisfaisante, elles pouvaient recourir à des mesures de rétorsion économique : faire barrage aux caravanes et aux navires marchands qui entraient ou sortaient du territoire visé, voire convaincre les nations alentour de suspendre leurs échanges commerciaux avec le pays incriminé.
Ce n’était qu’en dernier recours, et après de nombreux avertissements, qu’elles se résolvaient à une invasion militaire.
Assis dans la lumière du soleil déclinant, encore hébété par les abus qu’il avait subis, Fallion réalisa que pour des raisons qui lui échappaient, Sermombre lui avait déclaré la guerre. Cette seule pensée suffit à faire jaillir en lui une étincelle de rage.
Je ne céderai pas, songea-t-il. Je ne me rendrai pas. C’est elle qui cédera devant moi.
— Que devrai-je faire pour provoquer le désespoir de ta mère ? demanda-t-il.
Valya éclata de rire.
— Il te suffit de continuer à faire ce que tu es en train de faire.
— C’est-à-dire ?
— Sourire.
Et Fallion prit brusquement conscience qu’il souriait. D’un sourire non pas heureux, mais cruel – le genre de sourire qu’arborait Borenson en partant au combat.
Il avait trouvé une raison de vivre : la vengeance.