CHAPITRE XLV
LA TRAQUE
Le vol d’un graak souvent annonce un bain de sang.
Proverbe d’Inkarra
Borenson pataugeait le long d’une piste boueuse près de la Crique du Chacal. Celle-ci ne méritait guère son nom. D’abord, il n’y avait pas de chacals à Landesfallen ; les premiers habitants humains de l’île lui avaient sans doute donné le nom d’un autre animal – le tigre du bush, par exemple. Ensuite, l’endroit était à sec la plus grande partie de l’année.
C’était le début de l’après-midi. Borenson était sorti chercher des rabouillers sauvages pour le dîner. Ces créatures pacifiques étaient assez faciles à attraper quand on en trouvait une à découvert. Mais il n’avait pas eu de chance.
Il venait de prendre la décision de monter dans les collines où le gibier était plus nombreux quand il aperçut un poisson couleur de boue qui se traînait le long de la route, à demi submergé dans une ornière laissée par un des chariots qui passaient ici durant l’hiver.
C’était un poisson-chat marcheur d’environ quatre pieds de long, de la même couleur brunâtre que l’eau et doté de quatre minuscules pieds vestigiaux. Sa large gueule était garnie de dents et encadrée de moustaches.
Borenson contourna l’animal, qui le regarda de ses yeux ternes et siffla en découvrant ses dents. Il n’aimait pas du tout le goût du poisson-chat marcheur ; chaque fois qu’il en mangeait, il avait l’impression d’avaler de la boue. Il se demandait s’il devait quand même tuer celui-là et le ramener à la maison quand une ombre s’abattit sur lui.
Levant les yeux, il découvrit un énorme graak blanc qui le survolait.
— Père, cria Draken en se penchant dangereusement vers la droite.
Sa monture poussa un grognement coléreux mais vira dans la direction indiquée. Quelques instants plus tard, elle se posa lourdement à moins de douze mètres de Borenson, en plein milieu de la route. Le poisson-chat marcheur siffla de nouveau et disparut dans d’épaisses fougères.
Draken sauta à terre.
— Père ! Sermombre nous a retrouvés !
Rapidement, il décrivit l’attaque de Port-Garion.
Borenson mit quelques instants à évaluer la situation. Sermombre avait amené des renforts – de quoi remplir un navire du monde. Combien d’hommes cela faisait-il exactement ? Borenson eût été bien en peine de le deviner. On racontait que les étranges embarcations construites jadis par Fallion l’Audacieux pouvaient transporter cinq mille soldats chacune.
Les enfants avaient apparemment trouvé refuge dans un endroit appelé l’Antre de la Reine Toth. Mais combien de temps y seraient-ils en sécurité ?
Borenson déglutit péniblement. Port-Garion se trouvait à quarante lieues à vol d’oiseau. Mais il se faisait vieux et gras, et il devrait parcourir une distance bien supérieure : la passe de montagne la plus proche se trouvait cinquante lieues au nord.
Sans compter qu’il ne pouvait pas charger aveuglément. Landesfallen abritait près de dix mille Gwardeens, mais ceux-ci étaient éparpillés à travers le désert. Il faudrait plusieurs semaines pour les avertir du danger, lever une armée et marcher sur Port-Garion.
— Je vais au fort d’Eaux-Calmes, décida Borenson. Avec un peu de chance, je l’atteindrai dans deux jours. Mais d’abord, je dois repasser par la maison pour prévenir ta mère. Quant à toi, je veux que tu te rendes au ranch du Maître des Bêtes Thorin pour dire à Jaz que Fallion est en danger. Il aura besoin de ton graak pour se rendre à la cachette. Donne-le-lui. Tu as compris ?
Draken acquiesça et bondit de nouveau en selle. Avec un glapissement, sa monture s’éleva dans les airs.

 

Sermombre suivit deux golaths le long d’un pont de bois, jusqu’à l’endroit où celui-ci s’interrompait brusquement à l’approche de la forteresse.
— C’est là que vous les avez perdus ? demanda-t-elle.
— Oui, répondit un des monstres d’une voix dénuée d’inflexion. Rapides ils étaient, et bons guerriers. Ils ont tiré des flèches et nous ont piqués avec leurs lances. Partis ils sont maintenant, je crois.
Sermombre regarda par-dessus le bord du pont. Un de ses guerriers les plus puissants gisait brisé en contrebas, sur des rochers tachés de son sang.
Devant elle se dressait la petite forteresse insulaire. Une douzaine de graaks nichaient encore parmi les arbres blancs. Dans la lumière du jour, c’était une vision éblouissante.
— Donc, vous avez vu des enfants s’envoler d’ici et se diriger vers l’intérieur des terres ?
— Oui. Nous les avons tous vus.
— De quel côté sont-ils partis ?
Le golath tendit un doigt vers l’est, où s’étendait une jungle quasi impénétrable.
Ce devait être Fallion, décida Sermombre. Ses hommes et elle avaient fouillé toute la ville ; en vain.
— Fouillez la forêt, ordonna-t-elle. Cherchez des traces d’eux : des empreintes, la fumée d’un feu… n’importe quoi.
Le golath baissa les yeux en signe d’acquiescement.
Alors, Sermombre recula le long du pont saboté. Soixante pieds de passerelle de corde pendaient dans le vide. Mais grâce à ses Dons de Métabolisme et de Force, Sermombre prit son élan et, lorsqu’elle eut atteint une vitesse de quarante-cinq lieues de l’heure, se propulsa très haut dans les airs. Elle parut presque glisser au-dessus du vide avant de retomber sur la plate-forme de l’autre côté.
Devant elle se dressait une porte de bois fermée et barrée de l’intérieur. Un coup de son poing ganté de maille suffit à briser l’obstacle, et Sermombre pénétra dans la forteresse.
Elle trouva le harnais et la bride qu’elle cherchait dans une réserve grossière et ressortit sans s’attarder.
Les graaks nichaient chacun dans une cuvette de brindilles et d’algues, sur des œufs couleur de sable tachetés de brun et de blanc. Les femelles ne s’éloigneraient pas, Sermombre le savait : c’était de trop bonnes mères. Les mâles, en revanche, pouvaient être tentés. Ils avaient l’habitude de chasser pour leur partenaire à cette époque de l’année, et ils s’ennuyaient vite s’ils restaient inactifs.
Sermombre trouva un nid qui abritait encore un couple, et elle brida le mâle. Puis elle ôta sa cotte de mailles, qu’elle abandonna sur place. Petite et menue, elle ne devait pas peser beaucoup plus lourd qu’un enfant. Elle arriverait à monter un graak si elle se contentait d’enchaîner les trajets courts de quelques lieues.
Sautant sur le dos du mâle, elle le talonna. Le grand reptile s’avança maladroitement, et les brindilles du nid craquèrent sous leur poids combiné. Enfin, il se percha sur le bord et plongea dans le vide.
Il piqua sur une douzaine de pieds ; puis l’air s’engouffra sous ses ailes déployées, et il remonta légèrement. Il était petit pour un mâle. Sermombre sentit combien il peinait pour battre de ses ailes à la texture de cuir et prendre de l’altitude.
Dès qu’il se fut stabilisé, elle le fit tourner en direction de l’est. Ils survolèrent la mer quelques instants, et à partir du moment où ils arrivèrent à l’aplomb de la jungle, Sermombre lâcha la bride de sa monture. Ce graak a vu par où sont partis les enfants, raisonnait-elle. Il connaît les voies du ciel. Voyons s’il me conduira à leur cachette.
Pour sa plus grande joie, le reptile ne tarda pas à plonger vers un trou dans la végétation, un endroit où les branches avaient été coupées pour former une sorte de tunnel entre les arbres. Il s’engouffra dans ce passage.
Sermombre était lancée sur la piste de Fallion.