CHAPITRE III
DES ANNEAUX ET DES TRÔNES
Tout homme aspire légitimement à être le seigneur de son propre domaine,
de la même façon que chaque moineau aspire à être le seigneur du ciel.
Émir Owatt du Tuulistan
La nuit descendait sur Château Coorm. Les nuages à l’aplomb de la forteresse étaient des haillons usés qui bloquaient la lumière. Dans les prairies environnantes, l’air se faisait lourd et humide, et dans les collines, des aboiements pareils à des coups de gong continuaient à résonner, surnaturels et inquiétants.
Les paysans qui étaient venus pleurer la mort du Roi de la Terre franchirent les portes tel un troupeau de moutons nerveux ; l’atmosphère de deuil et de chagrin vira à l’incertitude et à l’attente. Les occupants de Château Coorm se comportaient comme des assiégés.
Plus d’une heure s’était écoulée depuis le retour de Fallion. La mère du jeune garçon faisait les cent pas dans ses appartements. Souvent, elle sortait sous la véranda pour observer les collines où toutes les chaumières étaient aussi vides et dénuées de vie que de simples tas de pierres. Elle ignorait les dignitaires locaux qui affluaient en quête de détails sur la mort de Gaborn. Comment avait-il péri ? Où ? Elle n’avait aucune réponse à leur fournir, pour la bonne raison qu’elle n’en savait rien elle-même. Elle espérait que des messagers arriveraient, mais n’était pas certaine que quiconque lui apporterait la moindre explication. Peut-être ne connaîtrait-elle jamais la vérité.
Depuis quelques années, Gaborn avait pris l’habitude de vagabonder. Avec ses dizaines de Dons de Métabolisme, il était devenu un solitaire. Combien de gens dans des contrées lointaines avaient rencontré l’époux d’Iomé, un étranger en robe verte aux mouvements si rapides que l’œil humain ne pouvait les suivre et que l’esprit se demandait s’il venait vraiment de voir le Roi de la Terre ou s’il avait fait un rêve éveillé ? Souvent, Gaborn se contentait d’apparaître à un paysan qui marchait sur la route ou travaillait dans les champs ; il le fixait droit dans les yeux un instant, lui transperçait l’âme et chuchotait ces mots :
— Je te choisis. Je te choisis pour la Terre. Puisse la Terre te dissimuler. Puisse la Terre te guérir. Puisse la Terre te faire sien.
Puis il disparaissait sans faire plus de bruit qu’une feuille tombant dans la forêt.
Il vivait des dizaines de fois plus vite qu’un homme normal, et il avait vieilli en conséquence. Chaque nuit d’hiver lui était pareille à deux mois d’obscurité ininterrompue et impénétrable. Il ne bavardait plus avec personne ; il avait perdu la patience de faire la conversation des années auparavant. Le moindre mot qui sortait de sa bouche était un trésor à chérir.
Iomé ne l’avait pas vu depuis trois ans. Dix mois plus tôt, Diemorra l’avait rencontré sur une île, très loin au large de la côte sud-est d’Inkarra. En l’apprenant, Iomé avait conçu la certitude que son époux faisait le tour du monde. Pourquoi ? Elle soupçonnait que ça avait un rapport avec Fallion.
Tandis qu’Iomé s’impatientait, le seigneur Borenson entra. Il tenait une cuvette dans ses mains, et Fallion le suivait. Les domestiques refermèrent la porte derrière lui. Même la Diéma d’Iomé ne pourrait pénétrer le sanctuaire de ses appartements privés, ce qui permettrait à la reine et à Borenson de discuter en secret.
La cuvette contenait une demi-douzaine d’œufs noirs à la texture de cuir, qui flottaient dans un liquide sanglant. À travers leur membrane, Iomé pouvait voir des yeux, des dents et des griffes. Un des œufs avait éclos, et une créature minuscule s’ébattait dans le sang, donnant des coups de pattes désordonnés. Elle était noire comme le péché, avec des crocs vicieux. Alors qu’Iomé l’observait, une deuxième créature creva sa coquille dans une giclée de fluide noir.
— On dirait presque un écureuil, commenta-t-elle. Un écureuil volant.
— Ça n’a pas d’oreilles, objecta Fallion.
La créature ressemblait peut-être à un écureuil quand même, mais Iomé savait qu’elle n’avait rien de commun avec cet animal inoffensif. Tel un œuf de mouche, elle avait été implantée dans le ventre d’une victime pour se frayer un chemin hors d’elle en lui déchiquetant les entrailles et se repaître de son cadavre. Apparemment, elle n’avait pas besoin du flux sanguin d’une femme mature pour éclore : la chaleur, l’humidité et l’obscurité lui suffisaient peut-être.
Le seigneur Borenson se racla la gorge.
— Nous avons eu toutes ces maudites bestioles. Une seule avait éclos, depuis quelques instants à peine.
Iomé avait déjà entendu une partie de leur aventure. Fallion et Jaz lui en avaient fait un récit brouillon, que la terreur rendait presque incompréhensible. Diemorra et le Maître du Foyer Waggit s’étaient montrés plus cohérents.
Et tandis qu’on bombardait les rescapés de questions, Fallion s’en était allé pour réconforter la fille pendant qu’on lui ouvrait le ventre. Il avait vu Borenson lui arracher les œufs du ventre, et à présent, il semblait bien lucide et bien triste pour un enfant de neuf ans. Iomé se sentit fière de lui.
— Avez-vous la moindre idée de ce que sont ces créatures ? demanda-t-elle.
Borenson secoua la tête.
— Rhianna m’a dit qu’elles avaient été invoquées depuis les limbes. Le conjurateur les nommait « strengi-saats ». Mais je n’ai jamais entendu parler de telles horreurs.
Il se dirigea vers la cheminée pour jeter la cuvette et son contenu dans les flammes. Les créatures à peine écloses moururent en poussant des miaulements pitoyables, comme des chatons.
Rhianna, songea Iomé. Ainsi, cette fille a un nom. Tout comme les monstres qu’elle portait en elle.
— Je voudrais tant que Binnesman soit là, dit Fallion.
Le Gardien de la Terre avait étudié en détail la flore et la faune des collines et des montagnes du Rofehavan, des cavernes du Monde du Dessous, et même récolté des informations sur les limbes. Si quelqu’un savait quelque chose sur ces créatures, c’était forcément lui. Mais il était rentré en Heredon, retrouver ses jardins à la lisière du Bois de Dunn.
— La fille survivra-t-elle ? s’enquit Iomé.
— Je le crois, répondit Borenson. Nous avons facilement trouvé sa matrice, et j’en ai sorti tous les… œufs. (Jamais personne n’avait dû prononcer ce mot avec tant de dégoût, songea Iomé.) Les guérisseurs l’ont recousue très vite… mais elle a perdu beaucoup de sang. Et je redoute la gangrène.
— Je veillerai à ce qu’on s’occupe bien d’elle, promit Iomé.
— J’espérais que vous pourriez lui céder un forceps, avoua Borenson.
— Vous voulez qu’on lui fasse prendre un Don de Constitution ? Que savons-nous d’elle ? Est-elle de sang royal ?
Autrefois, Iomé aurait accordé ce forceps à la jeune fille par pure compassion. Mais à présent, les mines de sang-métal étaient épuisées. Sans le précieux minerai, son peuple ne pouvait plus fabriquer de forceps, et sans forceps, impossible de transférer des attributs. Aussi les forceps étaient-ils réservés aux guerriers qui pouvaient en faire bon usage.
— Elle n’a pas de famille, avoua Borenson. J’aimerais l’adopter.
Iomé eut un sourire triste.
— Vous avez toujours été du genre à recueillir les chiens errants.
— Elle a quelque chose de spécial, argua Borenson. Elle sait tracer certaines runes. Du moins, elle a été capable de bénir le couteau avant que je lui ouvre le ventre. Rares sont les enfants de son âge qui auraient su le faire. Et elle ne l’a pas fait avec espoir, mais avec confiance.
— De fait, acquiesça Iomé. Les chirurgiens possédant ce savoir sont déjà trop peu nombreux. Vous a-t-elle dit où elle l’avait appris ?
Borenson secoua la tête.
— Elle s’est endormie trop vite.
— Nous la ferons surveiller par les guérisseurs, trancha Iomé.
Borenson se mordit la lèvre comme s’il voulait protester, puis parut se raviser. Mais Fallion, lui, demanda :
— Mère, n’allez-vous pas lui accorder un forceps ?
Iomé se radoucit.
— Si son état empire, je le ferai. (Elle se tourna vers Borenson.) En attendant, peut-être devriez-vous demander à votre femme de la nettoyer. Myrrima a la guérison dans les mains.
Borenson acquiesça. Iomé changea de sujet.
— Diemorra m’a parlé des corps que vous avez trouvés dans les collines. Je l’ai renvoyée là-bas avec vingt hommes pour les brûler. Nous ne pouvons pas laisser ces monstres continuer à se reproduire.
— Je suis tout à fait d’accord, approuva le garde. Mais il y a autre chose. Rhianna n’a pas vu le visage du conjurateur. En revanche, elle a vu l’anneau qu’il portait : une chevalière en fer noir, avec un corbeau gravé dessus.
Iomé fixa durement le seigneur Borenson, ne sachant si elle devait le croire. Elle jeta un coup d’œil à Fallion, comme si elle hésitait à poursuivre cette conversation devant son fils.
Le jeune garçon dut sentir que quelque chose la perturbait, car il demanda :
— Une chevalière de fer noir avec un corbeau gravé dessus… pour le Crowthen ?
Iomé haussa les sourcils.
— Tu penses au roi Anders ? Revenu d’entre les morts ?
Fallion leva vers elle des yeux écarquillés.
— Impossible, protesta Borenson. J’ai vu son cadavre. Il était déjà froid quand on l’a emmené du champ de bataille, à Carris. Si puissant magicien qu’il ait été, je doute qu’il ait pu ressusciter.
Mais Iomé continua à le regarder durement.
— Comment un homme peut-il revenir d’entre les morts ? s’enquit Fallion.
— Anders était fou, expliqua Iomé. Possédé par le vent. Il s’était donné aux Puissances de l’Air. Ainsi, il pouvait laisser son souffle le quitter et feindre la mort.
Fallion reporta son attention sur Borenson.
— C’est vraiment possible ?
— J’ai déjà vu ça, admit le garde. De tels hommes sont extrêmement difficiles à tuer.
Iomé n’osa pas révéler davantage de ses soupçons au sujet d’Anders.
— Mais qui qu’il soit, ajouta Borenson, il n’agit pas seul. Il a mentionné un supérieur, quelqu’un du nom de Sermombre. Ça vous dit quelque chose ?
Iomé fit un signe de dénégation.
— Ça sonne… inkarran, non ? suggéra-t-elle. (En tout cas, ça ne ressemblait à aucun nom de sa connaissance.) Le retour d’Anders pourrait expliquer beaucoup de choses. (Elle se tourna vers Fallion.) Tu as été attaqué quelques instants seulement après la… disparition de ton père. Je doute que quiconque ait pu savoir qu’il allait mourir – à moins d’être partiellement responsable de son décès.
Fallion secoua la tête et objecta :
— Personne n’aurait pu le tuer ! Ses Pouvoirs de la Terre l’auraient prévenu !
C’était le genre de choses que les cuisiniers et les gardes avaient pu dire aux jeunes princes : que Gaborn était invincible. Iomé y avait à moitié cru elle-même. Mais elle savait également qu’Anders était puissant et maléfique au-delà de tout ce que son fils pouvait imaginer.
— Je suis d’accord avec le gamin, déclara Borenson. Il semble plus probable que ses ennemis aient tout simplement attendu son trépas. Ses Dons le vieillissaient prématurément. Il était déjà vieux, même pour un magicien.
Fallion s’interrogea. Son père devait savoir qu’il allait mourir. Ses Pouvoirs de la Terre avaient dû l’avertir des semaines, voire des mois à l’avance. S’il avait vu sa mort, pourquoi ne l’avait-il pas évitée ? Peut-être parce qu’il ne pouvait pas. Du moins aurait-il pu rentrer chez lui pour dire au revoir aux siens.
Mais il nous a dit au revoir à sa façon, songea Fallion. Pourtant, cela semblait bien peu.
Par ailleurs, pourquoi le dernier geste de Gaborn avait-il été d’envoyer son fils dans les montagnes, droit vers le danger ? Voulait-il que Fallion trouve Rhianna et qu’il aide à la sauver ?
Ça n’avait pas de sens. Rhianna n’était pas une des Élues du Roi de la Terre. Le père de Fallion ne pouvait pas savoir quel péril la menaçait. Ses pouvoirs n’étaient pas infinis. Il n’était pas omniscient.
Fallion était perplexe.
— Pourquoi quelqu’un voudrait-il me tuer ? s’interrogea-t-il à voix haute.
Il vit sa mère se raidir et échanger un coup d’œil avec Borenson.
Iomé s’agenouilla en se mordant la lèvre inférieure et parut chercher ses mots.
— Il existe beaucoup d’hommes qui souhaitent ta mort. Je ne voulais pas t’alarmer, mais aujourd’hui, tu as besoin de savoir. Ton père a traversé de nombreux royaumes ; il voyageait de par le monde entier en quête de gens bons. Il choisissait ceux qui lui plaisaient le plus. Sa bénédiction les protégeait et les aidait à prospérer.
Un instant, elle retint son souffle pour permettre à Fallion d’assimiler cette nouvelle.
— Aujourd’hui, ces gens vénèrent ton père. Ils l’aiment comme aucun souverain n’a jamais été aimé avant lui. Et tu es son héritier. Nombreux seront ceux qui aspireront à te servir plus qu’ils n’aspireront à servir leur propre roi. Qui voudrait servir un vieux seigneur de guerre d’Internook, par exemple, alors qu’il peut servir le fils du Roi de la Terre ?
— Personne, répondit Fallion.
— Exactement, acquiesça Iomé. C’est pourquoi, quand le précédent Roi de la Terre est mort voici deux millénaires, les autres seigneurs se sont alliés pour massacrer sa descendance afin de préserver leur trône.
— Mais je ne convoite le trône de personne, objecta Fallion.
— Pas pour le moment, intervint Borenson avec une note d’espoir dans la voix. Mais si l’envie te prenait de t’en emparer…
— La guerre ferait rage à travers le monde, acheva Iomé, et Fallion imagina des millions de gens se levant comme un seul homme pour renverser leurs suzerains.
— Mais je ne ferais jamais ça, insista-t-il.
Ne sachant pas quoi répondre, Iomé chercha du regard l’aide de Borenson, qui chuchota :
— Pas maintenant. Et peut-être ne le désireras-tu jamais. Néanmoins, il est possible qu’un jour…
Fallion dévisagea sa mère et la vit blêmir. Borenson venait de suggérer l’impensable.
Iomé devait détourner son fils de ce raisonnement.
— Quel est le devoir d’un Seigneur des Runes ? demanda-t-elle à Fallion.
Elle lui avait fait mémoriser la réponse quand il n’était encore qu’un tout petit enfant.
— Un Seigneur des Runes est le serviteur de tous. Il a pour devoir de rendre justice à ceux qui ont été lésés, d’encourager la prospérité chez ceux qui sont dans le besoin, et d’établir la paix chaque fois qu’un péril menace.
— Tel était le credo de ton père, approuva Iomé, et l’antique credo de la Maison Orden. Mais ce n’est pas celui de tous les souverains.
— Ce n’est certainement pas celui d’Anders, ajouta Borenson. Ou de ses fidèles. Il a peur de toi, peur du genre de roi que tu pourrais devenir.
— Mais je ne lui ai rien fait, protesta Fallion.
À genoux, Iomé plongea son regard dans celui de son fils.
— Le problème n’est pas ce que tu as fait, mais ce que tu pourrais faire. Quand tu es né, ton père a sondé ton cœur, et il a vu que tu possédais un esprit très ancien, que tu avais déjà vécu maintes fois. Il a dit que tu étais revenu sur Terre avec un dessein. Connais-tu ce dessein ?
Fallion chercha en lui. Il ne se sentait nullement spécial. Il était juste effrayé. Et il n’avait conscience d’aucun désir irrépressible, sinon celui de vider prochainement sa vessie pleine.
— Non, répondit-il.
Iomé scruta le visage de son fils, et un sourire adoucit son expression. Fallion vit que ses yeux noirs étaient humides.
— Ton père a dit : « Il vient finir à ma place ce que je n’ai pu achever. »
Fallion réfléchit. Son père avait été le souverain le plus vénéré en deux millénaires. Il avait mené une armée contre des hordes de maraudeurs et remporté la victoire. D’après le peuple, il n’était rien que Gaborn Val Orden ne puisse accomplir.
— Qu’est-ce que ça signifie ? demanda le jeune garçon. Que suis-je censé faire ?
Iomé secoua la tête.
— Je l’ignore. Mais le moment venu, cela t’apparaîtra clairement. Et ce jour-là, Anders se découvrira un adversaire digne de lui.
Fallion se demanda ce qu’il devait faire. Il ne pouvait pas se battre. Soudain, la réponse s’imposa à lui. Pivotant, il jeta un coup d’œil par la porte-fenêtre ouverte de la véranda à l’instant où une rafale subite gonflait les rideaux vers l’intérieur.
— Juste avant de mourir, papa m’a dit de fuir. Il a dit qu’ils viendraient me chercher, et que je devais continuer à fuir. Il a dit que les confins de la Terre n’étaient pas encore assez loin.
Iomé émit un bruit étranglé, et quand Fallion reporta son attention sur elle, il vit des larmes briller dans ses yeux noirs. Elle jeta un regard au seigneur Borenson comme pour qu’il lui confirme les propos de son fils, et le seigneur Borenson acquiesça.
— Tels sont aussi les mots qu’il m’a adressés. Il m’a dit d’emmener les garçons et de fuir, et que les confins de la Terre n’étaient pas encore assez loin.
Depuis l’extérieur leur parvint un grondement lointain, le grognement d’un des strengi-saats tapis dans les bois. Iomé s’approcha de la véranda et envisagea de fermer la porte-fenêtre.
Un instant, elle resta immobile à écouter. Par-delà les champs, les chaumières étaient toutes plongées dans le noir. Pas une seule lampe ne brûlait derrière une fenêtre. Et à présent, une brume spectrale montait depuis les eaux tièdes de la rivière Gyell, se propageant à travers les collines.
Un cri pareil à un glas résonna au nord du château, et Iomé trouva cela étrange. Les créatures avaient attaqué depuis le sud.
Elle attendit un moment. Une réponse s’éleva au sud, et deux à l’ouest. Elles encerclent le château, réalisa Iomé. Peut-être cherchent-elles d’autres femmes. Ou mon fils.
Elle n’osait pas ignorer l’avertissement de Gaborn, ni même hésiter avant d’agir.
— Je crois que vous avez raison, dit-elle. Mieux vaudrait partir discrètement et sans tarder. Fallion, va trouver Jaz. Allez dans votre chambre et préparez un paquetage. Mettez-y trois tenues de rechange, vos couteaux longs et peut-être quelques babioles, mais pas davantage que chacun de vous ne peut aisément porter. Puis couchez-vous immédiatement et tâchez de dormir.
— Oui, mère, dit Fallion.
Iomé le regarda sortir rapidement de la pièce, ses pieds frottant le sol de pierre. Un moment, elle resta immobile, réfléchissant. Puis elle poussa un gros soupir et se tourna vers Borenson.
— Vous avez une bonne opinion de Fallion. Vous n’avez pu dissimuler l’espoir dans votre voix quand vous avez émis la possibilité qu’il défie Anders un jour.
— J’ai vu grandir son père. C’était un bon garçon, et je savais qu’il ferait un grand roi, déclara Borenson. Mais Fallion le surpassera.
Iomé sourit. Nul ne pourrait faire davantage pour son peuple que Gaborn Val Orden.
— Tous les parents espèrent que leurs enfants feront mieux qu’eux. (Elle se mordit la lèvre.) Mais n’en parlez pas à Fallion. Il n’est encore qu’un enfant.
— Avec des ennemis bien plus impressionnants que des hommes adultes, fit remarquer Borenson.
— Nous partirons avant l’aube, décréta Iomé.
— Avez-vous l’intention de venir ? Ce sera un voyage éprouvant.
— Peu importe. Je viendrai. Savez-vous où aller ?
— J’en ai une petite idée, madame. En même temps que l’ordre de Gaborn, j’ai reçu… une impression.
— Ne parlez de notre destination à personne. Pas même à moi ou aux enfants. Moins nombreux seront les gens qui le sauront, moins nombreux seront les gens qui pourront le révéler.
— Je comprends.
— Nous devons choisir les gardes que nous emmènerons avec nous. Je crois que je voudrais Diemorra et Hadissa.
— Un groupe de grande taille et des personnes au physique exotique ne sont pas le meilleur moyen pour passer inaperçus, objecta Borenson.
— Vous avez raison. (Il y avait tant de choses à planifier que la tête d’Iomé lui tournait. Si ses fils n’avaient pas de gardes, peut-être devaient-ils être capables de se protéger seuls.) Pensez-vous que les garçons soient prêts à recevoir leurs premiers Dons ?
Borenson la fixa durement. Iomé et Gaborn répugnaient tous les deux à laisser leurs enfants goûter au premier baiser des forceps et éprouver l’extase de sentir les attributs d’autrui s’écouler en eux, de peur qu’ils conçoivent un désir irrésistible de répéter cette expérience et deviennent ainsi corrompus.
Pire encore, Iomé était bien placée pour connaître le prix payé par ceux qui concédaient un Don. Elle avait vu son propre père devenir un idiot bavant après avoir cédé son intelligence au Seigneur-Loup Raj Ahten. Elle-même avait cédé son charisme à Raj Ahten et vu sa beauté se muer en hideur.
— C’est une chose enivrante pour un enfant, répondit Borenson. Jaz n’est pas encore prêt. Il se comporte comme n’importe quel petit garçon de son âge. Mais Fallion est déjà très mûr. Il pourrait le supporter… si vous êtes prête à faire peser un tel fardeau sur lui.
Iomé se mordit la lèvre. Elle savait ce que voulait dire Borenson en employant le terme de « fardeau ». Elle avait transmis des attributs à son propre époux, lui avait conféré une force et une endurance infinies avec lesquelles combattre les maraudeurs. Et en conséquence, elle l’avait perdu.
De la même façon, si elle faisait prendre des Dons à ses fils maintenant, elle les sacrifierait. Leur enfance s’achèverait à l’instant où les forceps toucheraient leur peau. Elle pourrait leur donner des attributs supérieurs avec lesquels livrer leurs batailles, mais ce faisant, elle les accablerait d’une responsabilité qu’aucun enfant ne devrait avoir à porter. Les attributs même qui leur sauveraient la vie finiraient par corrompre celle-ci et par en aspirer toute joie.
C’était un affreux dilemme. Puis-je gâcher la vie de mes fils en essayant de la leur sauver ?
— Très bien, dit Iomé en poussant un soupir. Si mes enfants ne peuvent pas se protéger, nous devrons nous en charger nous-mêmes. (Elle jaugea Borenson du regard.) Seigneur Borenson, vous étiez jadis le plus grand guerrier de notre génération. Avec quelques attributs, vous pourriez le redevenir.
Borenson s’approcha de la fenêtre et détourna les yeux, ne sachant que répondre. Il réfléchit à l’offre d’Iomé comme il y avait déjà réfléchi maintes fois, et comme il l’avait déjà refusée maintes fois. Il avait pris des Dons quand il était jeune. Ce faisant, il avait changé des hommes robustes en grabataires et des sages en imbéciles – tout cela pour s’approprier leurs attributs.
Mais à quelle fin ?
Lorsqu’un seigneur recevait des Dons, ceux qui les lui concédaient – ses Dédiés – devenaient totalement dépendants de lui et avaient besoin d’une protection, une protection qui ne semblait jamais suffisante. Car dès que Borenson aurait pris des attributs, tout le monde, du plus grand seigneur au plus humble brigand, saurait que le meilleur moyen de le vaincre consisterait à tuer ses Dédiés afin de le priver des attributs qu’ils lui conféraient magiquement.
Ainsi, par le passé, ceux qui servaient le mieux Borenson l’avaient-ils payé de leur vie. Pire encore, Borenson lui-même avait été forcé de jouer les assassins et de massacrer les Dédiés de Raj Ahten. Il en avait tué plus de deux mille en l’espace d’une seule nuit. Beaucoup d’entre eux étaient des hommes et des femmes qu’il comptait parmi ses amis. D’autres n’étaient encore que des enfants.
Neuf ans plus tôt, Borenson avait déposé les armes et juré de devenir un homme de paix. À présent, il s’interrogeait : oserait-il accepter cette mission sans prendre de Dons pour la mener à bien ?
J’ai fait ce choix il y a bien longtemps, réalisa-t-il. Quand je suis devenu père.
— Ma fille Erin porte encore des couches. Si je prenais trois ou quatre Dons de Métabolisme, elle aurait dix ans quand je mourrais de vieillesse.
— Ainsi, vous ne voulez pas commettre la même erreur que moi ? grimaça Iomé.
Borenson ne voulait pas raviver de souvenirs douloureux, mais il devait lui faire comprendre sa position.
— Je veux vieillir avec mes enfants. Je veux les voir se marier et me donner des petits-enfants, et être là pour leur prodiguer des conseils quand ils en auront besoin. Je ne veux pas prendre de Dons de Métabolisme, et sans ceux-là, les autres ne serviraient à rien.
C’était la vérité. Un homme pouvait recevoir quantité de Dons d’Agilité, de Force et de Constitution, mais ça ne ferait pas de lui un grand guerrier – pas si, au cours d’une bataille, il se faisait charger par un adversaire possédant trois ou quatre Dons de Métabolisme. Borenson mourrait en un clin d’œil sous les coups d’un homme plus faible, parce qu’il n’aurait jamais l’opportunité de lui placer une seule attaque.
— Très bien, dit Iomé. Non seulement je respecte votre position, mais je regrette de n’avoir pas été aussi sage dans ma jeunesse. Mais si vous refusez de prendre les attributs nécessaires pour assurer la sécurité de mon fils, je serai forcée de m’en charger moi-même. Du moins vous accompagnerai-je aussi loin que je pourrai.
Borenson en resta sans voix. Il ne s’attendait pas à ce qu’Iomé abandonne son royaume. Tout au plus pensait-il qu’elle les escorterait jusqu’à la frontière. À son tour, il la jaugea du regard.
— Aussi loin que vous pourrez, madame ? (Avec tendresse, il demanda :) Et jusqu’où cela vous mènera-t-il ?
Iomé voyait très bien ce qu’il voulait dire. Elle dissimulait les signes du vieillissement aux autres, mais elle ne pouvait se les dissimuler à elle-même. Bien qu’elle ait passé moins de vingt-cinq ans sur Terre, ses Dons de Métabolisme portaient son âge réel à plus d’un siècle. Elle se mouvait toujours comme une panthère mais sentait venir sa fin. Ses pieds avaient commencé à gonfler ; elle perdait peu à peu toute sensation dans ses jambes. Il lui semblait être fragile, prête à se briser.
— Mon fils et vous avez reçu le même avertissement : « Fuis. » Mais les derniers mots que m’a adressés mon mari étaient : « Je pars chevaucher au sein de la Chasse. Je t’attends. » (Elle fit une pause.) Je soupçonne qu’il ne me reste que quelques semaines, dans le meilleur des cas. Et mon souhait le plus cher est de passer ce peu de temps en compagnie de mes fils.
Tout en parlant, Iomé fut parcourue par un frisson d’excitation. Jamais elle n’avait envisagé d’abdiquer. Son trône était un fardeau qu’elle avait porté toute sa vie. À présent que son choix était fait, elle avait hâte d’en être débarrassée, de le remettre entre les mains du duc Paldane. Plus de réunions avec les chanceliers. Plus d’intrigues de cour. Plus besoin de porter le poids du monde sur son dos.
— Je vois, dit doucement Borenson. Vous me manquerez, madame.
Iomé eut un petit sourire dur.
— Je ne suis pas encore morte.
Alors, Borenson fit quelque chose de très inattendu : il la prit dans ses grands bras musclés et l’étreignit avec force.
— Non, convint-il. Loin de là.
Elle le raccompagna à la porte, qu’elle lui ouvrit. Sa Diéma attendait dans le couloir devant ses appartements, avec toute la patience d’une chaise. Iomé lui sourit, étrangement chagrine à l’idée de perdre ce meuble si particulier.
— Votre présence n’est plus requise, l’informa-t-elle. À compter de ce jour, je renonce à mon trône en faveur du duc Paldane.
Les règles étaient très claires sur ce point. Dès lors qu’un souverain avait abdiqué et désigné son successeur, son Diem devait s’en aller.
La jeune femme acquiesça et parut réfléchir un moment tandis qu’elle écoutait les conseils de voix lointaines.
— Le prince Fallion aura-t-il besoin de mes services ?
Iomé sourit patiemment. Les Diems ne servaient pas : ils se contentaient d’observer le seigneur auquel ils étaient attachés, de l’étudier ainsi qu’un spécimen. Certains d’entre eux se laissaient parfois fléchir par de très nombreux Dons de Charisme et de Voix, mais Iomé n’avait jamais connu de seigneur capable de les influencer de la sorte. Aussi loin que remontaient ses souvenirs, l’ombre d’une Diéma s’était toujours attachée à ses pas. En fin de compte, elle ne serait pas mécontente d’être débarrassée de cette femme.
— Non, il n’aura pas besoin de vous.
La Diéma mit quelques instants à digérer la nouvelle. Elle devait savoir qu’Iomé emmenait ses fils se cacher. Une loi très ancienne interdisait aux Diems de suivre un seigneur en exil, car c’eût été alerter les gens mêmes à l’attention desquels le seigneur en question tentait de se soustraire.
— Dans ce cas, je vais me dépêcher de m’en aller, dit l’érudite.
Iomé s’interrogea sur son emploi du verbe « se dépêcher ». S’agissait-il d’un avertissement subtil ?
La Diéma pivota vers la porte de la tour, regarda par-dessus son épaule et ajouta :
— Ce fut un plaisir de vous connaître, madame. Votre existence a été richement vécue, et nos chroniques témoigneront de votre bonté et de votre courage. Je vous souhaite bonne chance sur les routes. Puissent les Gloires éclairer votre chemin et les Éclats protéger vos arrières.