CHAPITRE XLVIII
L’ATOLL
Chaque homme aime à se considérer comme un îlot de vertu au milieu d’un océan de pécheurs.
Jas Laren Sylvarresta
Durant cette interminable nuit, le graak de Fallion finit par fatiguer. C’était un long voyage, et même porté par les vents marins, Vankriss ne pouvait pas voler indéfiniment. Le pauvre reptile se mit à tousser, et sa gorge tremblota comme la soif commençait à l’affaiblir. Fallion envisagea de l’abandonner. Il ne voulait pas le tuer, mais ils étaient déjà trop loin en mer pour faire demi-tour.
Par quelque coup de chance, le jeune homme aperçut un îlot minuscule qui jaillissait de l’océan. Il y fit halte pour permettre à Vankriss de se reposer. Le rocher n’était pas assez grand pour lui permettre de s’asseoir à côté de sa monture – quinze pieds de large, tout au plus. Aussi Fallion demeura-t-il sur le dos de son graak pour regarder le jour se lever tandis que l’eau noire clapotait autour d’eux.
Plus tard dans la matinée, quand la boule rose du soleil eut déjà bien entamé son ascension, ils atteignirent enfin Wolfram. Fallion la reconnut de haut pour avoir étudié son tracé sur des cartes maritimes. Des vaguelettes venaient lécher ses plages de sable blanc.
Fallion survola lentement la côte, scrutant chaque détail de celle-ci. De la Miséricorde, il ne vit pas le moindre signe. Les villages de pêcheurs semblaient déserts, abandonnés. Il n’y avait pas de feux pour réchauffer des Dédiés, pas de tour ou de propriété murée pour les abriter.
Ils ne sont pas là, réalisa Fallion. Mais le jeune homme connaissait l’existence de deux autres îles à proximité de Wolfram. Il décida de laisser Vankriss se reposer jusqu’en milieu de journée avant de poursuivre son exploration.
Le graak atterrit sur une plage, où il dévora aussitôt une jeune otarie. Pendant qu’il s’allongeait dans le sable pour digérer, Fallion se roula en boule derrière un tas de bois flotté qui le protégerait contre le vent.
À l’heure où Fallion s’endormait, le seigneur Borenson se dirigeait vers Eaux-Calmes sur le dos du rangit familial, dont les bonds sur la route avaient fini par lui déclencher une vilaine migraine.
Chaque fois qu’il traversait un village, il criait pour prévenir les habitants de l’invasion qui venait de commencer. Ainsi alertait-il peu à peu toute la campagne environnante. C’était un labeur d’autant plus long et pénible que Borenson se déplaçait sur des routes grossières, au plus fort de la chaleur.
Le voyage jusqu’aux Eaux-Calmes prenait normalement deux jours. Il avait l’intention de le faire en un seul.
Ses pensées revenaient fréquemment vers Myrrima et les enfants, qu’il avait laissés à la ferme. Deux ans plus tôt, son épouse avait perdu les Dons qui lui restaient, à l’exception de ceux de Charisme. De la guerrière d’autrefois, il ne restait rien. Désormais, Myrrima était une guérisseuse, une magicienne de l’Eau qui vivait en bordure du désert. Mais avant tout, elle était une mère, et elle aimait ça.
Elle rêvait d’une nouvelle maison au bord d’un ruisseau ou d’un lac – mais avait renoncé à l’idée d’en avoir une un jour. « Les gens qui nous cherchent penseront forcément nous trouver près de l’eau », raisonnait-elle. C’est pourquoi elle avait insisté pour qu’ils s’installent dans l’endroit le plus chaud, le plus rocailleux et le plus inhospitalier qu’ils pourraient trouver.
— Un jour, lui promettait souvent Borenson, nous aurons de nouveau une vraie maison.
Il craignait que sa femme et ses enfants soient capturés, ou pire, et avait les plus grandes difficultés à penser à autre chose. Ça ne sert à rien de s’inquiéter, tenta-t-il de se raisonner. Arrivera ce qui arrivera. Je ne peux rien y changer. J’ai pris ma décision, et rebrousser chemin à ce stade serait pire que continuer.
Comme il filait entre des collines verdoyantes où des rangits sauvages broutaient paisiblement, il s’arrêta au sommet de l’une d’elles et baissa les yeux vers le ruban argenté d’une rivière. L’herbe qui poussait ici ne ressemblait pas à celle du Rofehavan. Les fermiers l’appelaient « herbe à rangits » ; elle avait un parfum et une texture à nuls autres pareils. Son odeur exotique, à la fois épicée et sucrée, faisait penser à un mélange de danthonie et de santal, et quand Borenson s’y assit, il la trouva presque soyeuse au toucher.
Tandis que sa monture s’accroupissait, soufflant et pantelant après une montée ardue – car après tout, Borenson avait toujours été robuste et grossissait un peu plus chaque année –, il s’émerveilla du charme des collines et des combes qui s’étendaient sous ses yeux.
Il ne se souvenait pas avoir jamais contemplé semblable paysage au Rofehavan, ni rien qui soit moitié aussi enchanteur. Si le voyage jusqu’à Landesfallen n’avait pas été si long et les légendes si effrayantes, les gens se seraient précipités ici pour s’approprier quelques hectares de ces terres fertiles dont la beauté faisait tourner la tête de Borenson.
Je reviendrai ici quand la guerre sera terminée, se promit-il. J’achèterai un bout de terrain dans une de ces vallées, et je n’en repartirai plus jamais.
Une heure avant le crépuscule, Fallion survola un atoll sans nom et sut, à l’odeur, qu’il avait découvert les Dédiés cachés de Sermombre.
L’île était petite, un simple cône volcanique jaillissant de l’océan. Presque toute sa surface se composait de basalte, et un peu de fumée s’échappait de son sommet. Autrefois, des phoques et des oiseaux marins avaient dû fréquenter ses rivages ; fertilisés par leur guano, les arbres et les plantes avaient poussé à profusion, de sorte que le bas des pentes disparaissait sous une abondante végétation.
Il n’y avait pas de port, et aucune trace d’un accès facile. La Miséricorde était venue et repartie. Fallion l’avait vue voguer vers le nord en direction de Port-Garion, et il avait fait un large détour pour l’éviter. Mais en approchant de l’île volcanique, il eut la certitude qu’il était arrivé à destination.
Un linceul de fumée planait dans l’air immobile sur une distance de plusieurs lieues. Ce fut son goût qui informa les perceptions affûtées de Fallion – des perceptions de Tisseur de Flammes – qu’un grand nombre d’humains se trouvaient dans les parages. Si cette fumée était d’origine volcanique, elle aurait senti le soufre et les cendres expulsées par le cœur du monde. Au lieu de ça, elle sentait le bois et la viande, une odeur de feux de cuisine.
Fallion fit reprendre de l’altitude à Vankriss. Le vieux reptile était à bout de forces. Mais il l’emporta jusqu’au bord du cratère, et Fallion put regarder à l’intérieur.
Il ne vit pas la forteresse tout de suite. Le cône était rempli de pierres, et un lac en occupait le fond. La fumée ne s’élevait que d’un côté. Puis Fallion aperçut des ombres sur les parois abruptes ; des ombres qui, même dans la maigre lumière du couchant, ressemblaient fortement à l’entrée de cavernes.
Il laissa Vankriss effectuer une passe en planant au-dessus du cratère. L’odeur de bois et de nourriture s’intensifia. Une piste dans l’herbe piétinée conduisait à une ouverture, celle d’un tunnel solitaire.
La forteresse semblait dormir. Du moins, aucun cor de guerre ne meugla à l’approche du jeune homme, et celui-ci n’aperçut pas de sentinelles.
Mais une sentinelle l’aperçut. Allongée dans l’ombre d’une arche, ses yeux vert vif scrutant l’extérieur avec méfiance, la guenon de mer Oohtooroo repéra l’ombre noire d’un graak qui planait dans le ciel crépusculaire.
Elle poussa un grognement indigné et, saisissant une lourde massue cloutée, se dirigea vers le lit qui occupait un coin de la pièce pour réveiller son maître bien-aimé.
Abravael se redressa en se frottant les yeux. Il détestait cet endroit. La roche volcanique semblait geler chaque nuit et cuire dans la chaleur de l’après-midi. Et il détestait sa mère de l’avoir envoyé là. Mais Sermombre avait insisté. Elle partait à la guerre, et elle avait besoin de quelqu’un de confiance pour surveiller ses Dédiés. Personne n’était plus indiqué pour cette mission que son propre fils.
Abravael mit quelques secondes à réaliser qu’Oohtooroo avait peur. Elle regardait de nouveau dehors, les narines frémissantes.
— Oiseau, gronda-t-elle Gros oiseau.
— Tout va bien, la tranquillisa Abravael. Les oiseaux ne te feront rien.
— Méchant oiseau. Monté par étranger, grommela Oohtooroo.
Abravael sursauta. Un cavalier du ciel ? Il se hâta d’enfiler son pantalon, ne sachant pas s’il devait d’abord s’habiller ou empoigner son marteau de guerre. L’esprit embrumé par sa sieste, il chercha ses bottes du regard.
Puis Oohtooroo gronda de nouveau, et Abravael entendit des pas faire crisser le gravier dehors.
— Tue l’étranger, siffla-t-il.
Avec un grognement pareil à celui d’un sanglier, Oohtooroo chargea hors du Donjon des Dédiés.
En début de soirée, Jaz montait la garde devant l’Antre de la Reine Toth. Les montagnes lui bouchaient la vue à l’ouest, mais il sentait les feux qui brûlaient dans la jungle du côté de Port-Garion, et il voyait la fumée qui avait fait virer le ciel au jaune brumeux.
Loin en contrebas, quelque chose s’éleva depuis la forêt – un graak qui filait en direction de la cache des Gwardeens. Jusque-là, il avait rasé la cime des arbres, et dans la lumière oblique du couchant, l’ombre des pics voisins l’avait dissimulé. À présent, il volait assez haut pour que le soleil effleure la pointe de ses ailes et révèle tout à coup sa silhouette d’une blancheur éblouissante.
Son cavalier minuscule avait jeté des sacs gonflés en travers du dos de l’animal. Ce devait être Nix, qui rapportait à manger. Jaz sentit son estomac gargouiller d’impatience.
Pendant une longue minute, la fillette et sa monture se rapprochèrent. Puis Jaz repéra un deuxième graak qui volait plus bas, quelques lieues en arrière. Son cavalier était trop grand pour un Gwardeen, et un mauvais pressentiment noua les entrailles de Jaz.
Il aurait juré que c’était Sermombre. Pas parce qu’il pouvait voir son visage ou identifier sa silhouette à une distance pareille, mais parce que son instinct le lui hurlait. Un frisson parcourut son échine et lui arracha une exclamation étranglée.
— Sermombre arrive ! cria-t-il pour prévenir les autres.
Fallion se dirigeait furtivement vers la caverne lorsque deux ombres se détachèrent de la paroi rocheuse à son aplomb et se laissèrent glisser en direction de sa monture. Des strengi-saats ! réalisa-t-il en tirant son couteau long.
Les monstres flottèrent vers lui sans se presser, pensant avoir affaire à un adolescent ordinaire. Peut-être en avaient-ils déjà tué d’autres que la terreur avait cloués sur place ou qui avaient tenté de s’enfuir maladroitement à travers les fourrés.
Mais Fallion était prêt. Il resta planté là, bouche bée, comme pétrifié par la peur. En réalité, il laissait la haine que lui inspiraient ces monstres renforcer sa détermination. Il sentit une rage aveugle et brûlante monter en lui, tandis que son feu intérieur le suppliait de le libérer.
Mon maître, chuchota-t-il en son for intérieur, je vous dédie le sang de ces créatures. Qu’elles soient mes premières victimes en ce jour.
Comme le plus gros des deux strengi-saats approchait, Fallion plongea en avant et roula sur lui-même. Il frappa la gorge du monstre au passage ; du sang jaillit, et le strengi-saat poussa un rugissement. Fallion passa sous lui. Le monstre tenta vainement de l’atteindre avec ses griffes, puis s’éloigna en battant des ailes et en grognant de douleur.
L’autre strengi-saat avait vu ce qui s’était passé. Il tenta de virer, mais Fallion se releva et se précipita vers lui. Il eut l’impression d’être une force de la nature tandis qu’il bondissait dans les airs, se tordait pour esquiver les mâchoires avides du monstre et lui plantait son couteau dans le tympan.
Le strengi-saat hurla, mais son cri s’interrompit net comme la lame de Fallion lui transperçait le cerveau. Tous deux retombèrent lourdement sur le sol, et Fallion sentit sa cheville se tordre sous lui à l’impact.
Un instant, il toisa le monstre qui haletait et grognait, une partie de son cerveau luttant toujours pour respirer tandis que ses pattes griffaient machinalement le vide. Puis il testa prudemment sa cheville tordue en se traitant d’imbécile. À quoi pensait-il donc ? Une réception manquée comme celle-là pouvait entraîner une fracture qui mettrait des semaines à guérir !
Le premier strengi-saat s’était enfui dans les bois en rugissant à tue-tête. Je ne l’ai pas achevé, se reprocha Fallion. Maintenant, il sera encore plus dangereux.
Mais les rugissements se changèrent en cris aigus, et le jeune homme comprit que le monstre allait se vider de son sang. Tout de même, il faudra que je fasse plus attention désormais, résolut-il en boitillant vers la forteresse cachée.
Tête baissée, Fallion regardait où il mettait les pieds quand la guenon de mer lui plongea dessus depuis l’ombre d’un arbre. Instinctivement, il bondit sur le côté, à l’écart de la piste. L’animal le dépassa, les dents découvertes par une grimace féroce et les phalanges creusant des sillons dans la terre.
Seules ses années d’entraînement avaient sauvé Fallion.
La guenon fit volte-face et le dévisagea, surprise. Elle se dressa sur ses pattes postérieures et brandit au-dessus de sa tête une énorme massue hérissée de pointes blanches triangulaires. Des dents de requin, réalisa Fallion, les yeux plissés.
La guenon abattit son arme sur la tête de Fallion. Mais celui-ci roula sur le côté, et la massue se brisa en heurtant le sol. La guenon l’examina, stupéfaite.
Fallion n’avait aucune envie de blesser l’animal. Il ne savait pas grand-chose sur les singes de mer, mais il devinait que cette femelle n’agissait pas de son propre chef. Elle servait son maître sans réfléchir.
— Va-t’en, articula-t-il soigneusement, et je vous laisserai en paix, toi et ton maître.
À sa grande surprise, la guenon écarquilla les yeux comme si elle comprenait, et elle le dévisagea intensément.
Rhianna regardait Fallion comme à travers un rêve flou. La soif de sang faisait battre le cœur d’Oohtooroo très fort. Elle savait que Fallion n’était pas de la nourriture, qu’elle ne pouvait pas consommer sa chair. Mais il représentait une menace. Il était venu tuer Abravael. Elle ne pouvait pas le laisser faire.
Rhianna se sentait déchirée et impuissante.
Pendant ce temps, Oohtooroo cherchait une brèche dans la défense de Fallion. Elle gronda et se frappa la poitrine du poing gauche par trois fois.
— Va-t’en ! cria-t-elle. Va-t’en ou meurs !
Fallion en resta bouche bée. Ne sachant que dire ni comment réagir, il hésita.
Oohtooroo ne le quitta pas des yeux tandis qu’Abravael sortait de l’ombre et s’approchait furtivement derrière l’intrus. De son côté, Fallion se contenta d’étudier la guenon de mer, son couteau à la main.
— Il n’est pas nécessaire d’en arriver là, dit-il doucement. Je ne te veux pas de mal.
Puis il entendit le frottement d’un pied et fit volte-face.
Un homme plongea sur lui en brandissant un cimeterre. Il était rapide, et alors même que Fallion faisait un pas sur le côté pour esquiver son attaque, l’inconnu modifia la position de sa lame, manquant pénétrer la garde de son adversaire.
Il a des Dons de Métabolisme, réalisa Fallion.
Ses années d’entraînement prirent le dessus. Il frappa instinctivement avec son couteau long, levant très vite celui-ci et retournant son tranchant pour frapper le poignet de l’homme.
L’entaille fut profonde. Du sang jaillit aussitôt : les ganglions étaient atteints. Sous l’impact, l’homme lâcha son arme. Fallion enchaîna en lui lançant son poing dans la figure, puis en lui posant le tranchant de son couteau sur la gorge.
— Rends-toi ! s’exclama-t-il.
L’énorme guenon de mer rugit et chargea en bondissant.
Fallion n’avait pas le choix.
Il poussa son prisonnier en avant, et la guenon tenta maladroitement de faire un écart pour ne pas piétiner son maître. Fallion en profita pour se porter à sa rencontre et pour la frapper au ventre.
Une traînée écarlate apparut sur la fourrure blanche, et la guenon poussa un rugissement de douleur. Pourtant, elle pivota afin de s’interposer entre Fallion et le jeune homme blessé.
Fallion détailla celui-ci. Il était plutôt séduisant, avec ses cheveux noirs et ses traits si semblables à ceux de sa mère. Il serrait son poignet entaillé contre sa poitrine en foudroyant l’intrus du regard.
— Arrête ! cria-t-il. Je me rends !
La respiration de l’énorme guenon était devenue sifflante, et Fallion frémit en voyant les dommages qu’il lui avait infligés. Entre les bords de la plaie, il apercevait la masse violacée des intestins et la pointe rose d’un poumon.
Haletante et choquée, la guenon demeurait néanmoins entre Fallion et son maître. Celui-ci se tenait le poignet comme si Fallion lui avait tranché la main. Il s’inquiétait pour une blessure mineure alors que sa fidèle servante était en train de mourir.
— Va-t’en, chuchota Fallion. Fiche le camp d’ici.
Il s’écarta pour laisser passer l’énorme guenon. Celle-ci se contenta de le dévisager, le souffle court, sans savoir quoi faire.
— Viens, ma jolie, chuchota Abravael. Nous ne sommes pas de taille. Mère sera fort mécontente.
Au ton sur lequel il l’avait dit, Fallion aurait presque pu croire qu’il voulait que les Dédiés de Sermombre meurent.
Non, il le veut vraiment, réalisa-t-il. Ce n’est pas un tour de mon imagination. Comme il doit la détester…
Prenant la main de la guenon de mer, Abravael l’entraîna sur le chemin. Désorientée et agonisante, la créature jeta un coup d’œil à Fallion par-dessus son épaule, mais elle ne tenta pas de l’attaquer.
Fallion eut l’impression distincte que la bataille n’était pas finie, qu’Abravael lui gardait un piège en réserve. Mais le fils de Sermombre se contenta de gagner l’ombre d’un rocher et de s’asseoir là avec sa fidèle servante. Levant les yeux vers Fallion, il lui sourit et hocha la tête comme pour le mettre au défi d’entrer dans le Donjon des Dédiés.
Il y a d’autres gardes à l’intérieur, devina Fallion, et il fut saisi par une brusque inquiétude. Peut-être même de puissants Seigneurs des Runes.
Il s’humecta les lèvres. Soudain, ses jambes lui paraissaient trop faibles pour le porter plus loin.
Mon corps est un instrument, se dit-il, se répétant un vieux mantra de la Gwarde. Il doit m’obéir.
D’un pas décidé, il pénétra dans le donjon.
— Fuyez ! cria Jaz aux enfants tapis dans la caverne. Sermombre arrive !
Ce fut la débandade. Certains des Gwardeens empoignèrent leurs armes ou leur manteau, mais la plupart s’élancèrent directement vers la graakerie, les plus grands bousculant les plus petits et les faisant tomber au passage.
Jaz n’avait pas le temps de les aider. Saisissant le sac qui contenait les forceps de Fallion, il courut vers la plate-forme et jeta son dévolu sur un gros mâle. Celui-ci était attaché à l’aide d’une corde, et Jaz s’énerva en tentant vainement de défaire les nœuds. En proie à une panique grandissante, il finit par tirer son couteau pour couper la corde.
Puis, réalisant qu’il avait le temps de prêter secours à certains des plus jeunes enfants, il se précipita vers un second reptile pour le libérer – et un troisième, et un quatrième.
Les Gwardeens les plus âgés préparaient déjà leur monture, jetant une lourde selle en travers de son dos, bouclant ses sangles et ajustant sa bride.
Jaz fonça vers le coin dans lequel gisait sa propre sellerie, dont il s’empressa d’équiper le graak le plus proche. Cela fait, il aida une petite fille à grimper sur le dos de l’animal et donna une bonne claque sur le postérieur de ce dernier. Le graak se dandina vers le bord de la plate-forme et bondit dans les airs.
Jaz se sentait malade de peur et étourdi par la faim. Il avait l’impression qu’il allait s’écrouler d’un instant à l’autre. Haletant, il baissa les yeux vers la vallée. La monture de Sermombre gagnait du terrain sur celle de Nix, et la fillette n’avait même pas conscience du danger.
Soudain, Sermombre projeta une dague. La lame d’acier étincelant fila vers sa cible. Atteinte entre les omoplates, Nix dégringola de son graak. Surpris, celui-ci rugit de peur, puis vira et piqua vers la forêt. Mais Sermombre, elle, continua à voler en direction de la cachette des Gwardeens.
Deux minutes, calcula Jaz. Elle ne doit pas être à plus de deux minutes. L’espace d’une demi-seconde, il s’interrogea. Se pouvait-il que Fallion ait déjà découvert les Dédiés de Sermombre ? Le cas échéant, avait-il pu les tuer ? Et si oui, qu’est-ce que ça signifiait ?
Il se pouvait que Sermombre soit redevenue une simple manante. Jaz n’était pas moitié aussi bon que Fallion une lame à la main, mais il s’entraînait lui aussi depuis des années. Oserai-je l’affronter ? se demanda-t-il. Si elle ne possède plus de Dons, il est possible qu’elle me sous-estime et que j’arrive à lui porter un coup fatal.
Mais Jaz n’était pas un guerrier. Il ne l’avait jamais été, et il le savait.
Près de lui, un jeune garçon luttait pour harnacher un énorme reptile. Comme il tentait de soulever sa selle, ses jambes cédèrent sous lui, et il s’écroula. Il ne va pas s’en tirer, réalisa Jaz, horrifié. Jamais il ne sera assez fort pour seller son graak.
Choqué, il regarda les autres enfants qui s’affairaient, leur visage de sang-mêlé inkarrans encore plus livide que d’habitude, et l’horreur de ce qui était sur le point de se produire le frappa de plein fouet. Les Gwardeens tentaient de s’échapper, mais équiper leurs montures était beaucoup trop long.
Les forceps, se dit Jaz. Je dois les sauver. Ils sont plus importants que ces gamins.
Valya venait d’aider un enfant à seller sa monture et à grimper sur le dos de celle-ci. Elle donna une claque sur le postérieur du graak, qui décolla aussitôt. Alors, elle pivota pour prêter main-forte à un autre enfant, son beau visage éclairé par un large sourire.
Jaz n’était même pas certain de réussir à se sauver lui-même. Monter un graak n’était pas chose facile. Comment réussirait-il à porter les forceps tout en se tenant pour ne pas tomber ? Mais il n’avait pas le temps de se poser de questions.
Une autre fillette avait réussi à saisir une bride, qu’elle tentait de passer par-dessus la tête d’un graak. Mais elle était trop petite. Jaz s’en chargea à sa place tandis qu’elle se hissait sur le cou de sa monture non sellée et s’y accrochait de toutes ses forces, tremblante de peur.
— Va vers l’intérieur des terres, lui ordonna Jaz. Cherche la forteresse d’Eaux-Calmes.
La fillette acquiesça, et il gifla le postérieur de son graak en criant :
— Vole ! Vole !
Son cœur manqua un battement comme le grand reptile se traînait vers le bord de la plate-forme. Si la fillette devait tomber de son dos, ce serait à l’instant où il plongerait dans le vide.
Le graak fit une chute d’une douzaine de pieds tandis qu’il dépliait gracieusement ses ailes. Puis il parvint à capter un courant aérien et s’éloigna. Sa minuscule cavalière poussa un cri de frayeur mais tint bon.
Jaz se pencha pour regarder vers le bas du canyon. Sermombre était toute proche. Une minute à peine la séparait de la cachette. Jaz n’avait pas le temps d’harnacher d’autres graaks.
Les cavaliers du ciel les mieux entraînés étaient capables de monter à cru, et sans bride pour diriger leur monture. Mais Jaz ne possédait pas leurs années d’expérience. Glacé jusqu’à la moelle, il escalada le flanc du graak le plus proche, réussissant à se hisser du genou de l’animal jusqu’à sa hanche, son dos et enfin son cou par la seule force de sa volonté.
Sermombre ne se trouvait plus qu’à quatre cents mètres.
Peut-être qu’elle ne me fera pas de mal, songea Jaz. Après tout, elle s’était montrée douce avec lui quand elle l’avait tiré de sa prison. Sur le coup, elle lui était apparue comme une vision de miséricorde, une sauveuse qui méritait son adoration.
Mais c’était elle qui m’avait enchaîné en premier lieu, se remémora-t-il au prix d’un certain effort. La bonté dont Sermombre pouvait faire preuve ne venait pas du cœur. Elle n’était que calcul.
Jaz n’aurait pas de seconde chance. Mais il partait avec une monture fraîche et dispose, alors que celle de Sermombre devait être fatiguée. Il avait bon espoir de réussir à la semer.
Il jeta un coup d’œil sur le côté. Valya bridait un graak pour permettre à un autre enfant de s’enfuir. Elle n’aurait pas le temps de se sauver.
— Valya ! cria Jaz. Viens avec moi !
Il savait que ce serait dangereux de monter le même graak à deux, mais c’était leur seule chance.
La jeune fille se précipita vers lui comme si elle allait profiter de son offre. Mais au lieu de se hisser derrière Jaz, elle donna une claque sur le postérieur de son graak en hurlant :
— Vole !
Le reptile fit quelques pas en avant, étendit le cou et s’envola avec un léger glapissement. L’air tiède de cette soirée printanière gifla le visage de Jaz et siffla à travers ses cheveux comme son graak prenait de l’altitude.
Valya reste en arrière, comprit l’adolescent. Elle se sacrifie pour moi.
Sermombre se trouvait vingt mètres plus haut, et elle piquait sur lui. Malgré ses cicatrices de brûlure, son visage irradiait une beauté éthérée. Elle montait son graak avec la grâce et l’aisance que quelqu’un qui possède des centaines de Dons d’Agilité.
J’ai été idiot de penser que je pourrais la combattre, réalisa Jaz. Elle reste un puissant Seigneur des Runes. Je n’aurais aucune chance face à elle.
Un instant, il craignit que la monture de Sermombre percute la sienne et le désarçonne, lui faisant faire une chute mortelle. Mais Valya cria :
— Mère, je suis ici !
Alors, Sermombre tourna la tête vers la caverne et fit virer son graak, renonçant à attaquer Jaz.
Tandis que sa monture filait à tire-d’aile vers le salut, l’adolescent se recroquevilla misérablement sur son dos.
Il restait encore plusieurs enfants sur la plate-forme. Avec des cris terrifiés, ils abandonnèrent leurs graaks et s’enfoncèrent dans les profondeurs de l’Antre de la Reine Toth pour tenter d’échapper à Sermombre.
Jaz savait qu’il venait d’acheter sa vie avec la leur.