CHAPITRE L
DU FEU DANS LE CIEL
Son pouvoir terrassa les malfaisants, et sa rage embrasa le ciel.
Extrait d’« Ode à Fallion des Flammes »
Fallion entraîna Rhianna hors du Donjon des Dédiés, dans les couloirs extérieurs et jusqu’à la salle de garde. Il poussa la porte ; elle n’était pas verrouillée.
À l’intérieur de la pièce obscure, des golaths toussaient et frémissaient, tentant de chasser la fumée de leurs poumons. Certains gémissaient d’une voix étrangement musicale.
Ils avaient battu en retraite ici depuis les profondeurs de la forteresse, devina Fallion. Levant sa torche à bout de bras, le jeune homme put voir les flammes se refléter dans leurs yeux.
— Prenez bien soin des enfants, leur ordonna-t-il, ou quand je reviendrai, vos cris de douleur deviendront une symphonie à mes oreilles.
Sur ces mots, il ferma la porte et sortit dans la lumière déclinante qui soulignait le bord du cône volcanique.
Cent mètres plus loin, près d’un rocher, la guenon de mer gisait sur le sol, une de ses énormes pattes toujours serrée autour de la gorge d’Abravael. Tous deux étaient morts. Fallion n’avait pas besoin de s’approcher pour le savoir. Le visage d’Abravael était blême, et ses doigts semblaient griffer le ciel alors qu’il était parfaitement immobile.
Rhianna tituba jusqu’à eux et se pencha pour tapoter l’épaule de la guenon.
— Je suis désolée, chuchota-t-elle. Jamais il n’aurait pu t’aimer moitié autant que tu le méritais.
Fallion et elle dépassèrent le strengi-saat mort, à la vue duquel Rhianna frissonna de terreur, et atteignirent le graak du jeune homme.
Vankriss décolla et, tant bien que mal, les emporta tous deux jusqu’à l’île de Wolfram distante seulement d’une lieue et demie. Il ne pouvait pas voler plus loin avec une aussi lourde charge.
Fallion et Rhianna se posèrent près des quais d’un village désert, où ils trouvèrent un bateau à voile qui prenait quelque peu l’eau. Ils réussirent également à dénicher de maigres provisions : un étrange pain des limbes sucré et très nourrissant, ainsi qu’une poignée de vieilles figues séchées.
Grâce à un vent fort et constant, une seule voile leur permit d’atteindre Port-Garion le lendemain en fin de matinée.
Fallion n’avait pas de Dons avec lesquels se battre. Au lieu de ça, alors que leur bateau entrait dans la baie, il leva sa main gauche et attira à lui l’énergie du soleil. Des filaments de feu blanc descendirent du ciel en se tortillant et coururent le long de son bras, le remplissant de lumière. Le ciel s’assombrit rapidement, et les filaments de feu flamboyèrent tels des éclairs à travers cette fausse nuit.
Le temps de franchir les Confins de la Terre, Fallion était fin prêt à affronter Sermombre.
Dans le port, il aperçut les restes des bâtiments ennemis. Mais les armées de Sermombre avaient disparu. Un immense navire du monde gisait échoué une demi-lieue au nord de la ville. Malgré la distance qui l’en séparait, Fallion pouvait voir qu’il était vide.
Rhianna et lui escaladèrent une échelle de corde pour se hisser dans les pierrebois qui bordaient le port. Là, ils croisèrent quantité de rescapés qui regagnaient leur maison.
— Les soldats ont détalé, leur annonça l’aubergiste de la Perche de Mer. Hier soir, ils sont tous partis vers l’intérieur des terres en sonnant la retraite avec leurs cors de guerre et en courant comme des fous. Ils en ont même abandonné ceux d’entre nous qu’ils avaient capturés.
Fallion acquiesça pensivement et dit :
— Il y a une île au sud de Wolfram, une petite île volcanique. À l’intérieur du cratère, vous trouverez deux centaines d’enfants : les Dédiés de Sermombre.
L’aubergiste parut indigné.
— Il va falloir les tuer, déclara-t-il. Nous n’avons pas d’autre choix.
Fallion secoua la tête.
— Le temps que vous arriviez là-bas, Sermombre sera déjà morte, promit-il.
Puis il tourna son regard vers l’intérieur des terres, se demandant à quelle distance les armées ennemies pouvaient être. Et grâce au feu et à la lumière qui le remplissaient, la vérité lui apparut clairement : il ne les rattraperait sans doute jamais. Les hordes de golaths, de strengi-saats et d’Éclats pervertis s’enfuyaient bien au-delà des frontières de ce monde. Sermombre avait compris que Fallion se lancerait à sa poursuite, et elle avait pris peur.
Le jeune homme retourna au Bois des Gwardeens, où il trouva deux graaks mâles. Rhianna et lui volèrent vers l’intérieur des terres en suivant le cours du fleuve. Quelques lieues plus loin, ils atteignirent la lisière de la jungle et découvrirent une énorme rune sur le sol : une traînée de feu vert inscrite dans un cercle de cendres. Les flammes traçaient ce qui ressemblait vaguement à un serpent.
Des centaines de golaths chargeaient hors de la jungle, bondissaient à l’intérieur du cercle et ne retombaient jamais – disparaissant purement et simplement. La rune était un portail vers les limbes.
Fallion ne vit pas le moindre signe de Sermombre, ni d’un seul des Éclats qui composaient sa garde rapprochée. Les chefs de l’armée avaient fui les premiers, supposa-t-il.
Il eût été facile pour lui de refermer le portail, de dissiper les flammes vertes et de détruire la porte entre les mondes. Mais les habitants de Landesfallen auraient alors dû affronter un ennemi redoutable : les golaths brutaux et cruels restés coincés là.
Et puis, Fallion avait encore une mission à accomplir.
Tournant la tête vers Rhianna, il désigna le fleuve du menton.
— Dans les collines à environ quinze lieues en amont, le fleuve se sépare en deux. Remonte la fourche de droite, et sept ou lieues plus loin, tu trouveras une forteresse de la Gwarde.
— Et toi ? protesta Rhianna.
Mais déjà, Fallion plongeait.
Tandis que son graak piquait, les ailes déployées, le jeune homme leva la main une dernière fois pour aspirer la lumière résiduelle des cieux, qui virèrent brusquement au noir. Puis son graak arriva au niveau du sol, et les flammes l’engloutirent.
Dans un tonnerre de battements d’ailes, le monde se brouilla et changea. Soudain, la monture de Fallion jaillit des cendres vers un ciel piqueté d’un million d’étoiles.
Le jeune homme se trouvait dans une vallée rocailleuse cernée de pins noirs immenses qui bloquaient presque toute lumière. Une vaste armée s’était rassemblée là : des dizaines de milliers de golaths et d’Éclats qui campaient à l’ombre des arbres géants.
Comme Fallion les survolait, il entendit des cris effrayés et vit les créatures simiesques tendre un doigt vers lui.
Au milieu de sa horde, Sermombre était assise près d’un feu de camp. L’œil vif de Fallion ne tarda pas à la repérer, joyau diaphane à la posture majestueuse qui scintillait doucement dans la nuit.
Il fit plonger son graak, ne redressant que trois douzaines de pieds au-dessus de la tête des golaths. Alors, Sermombre l’aperçut et se leva de sa chaise, bouche bée de rage.
Sacrifie-la-moi, chuchota le Feu. Brûle-la.
Fallion ne lui laissa pas le temps de hurler. Il libéra toute la chaleur emmagasinée en lui, flamboyant plus fort que le soleil.
Il lui sembla que sa peau s’embrasait, et partout autour de lui, les soldats infestés par des locus poussèrent des cris de douleur et d’atterrement.
Incapables d’organiser une défense, les Éclats frémirent et levèrent les mains pour se protéger le visage. Voyant leurs maîtres à ce point apeurés, les golaths tournèrent les talons pour s’enfuir.
Fallion scruta leur âme et vit des centaines de locus blessés s’arracher à leur hôte pour filer se mettre à l’abri. Mais ce fut sur Sermombre qu’il concentra l’essentiel de sa volonté.
Son ennemie poussa un hurlement horrifié comme l’ombre qui la parasitait jaillissait d’elle ainsi qu’une comète. Elle demeura plantée face à Fallion en une posture de rage et de défi mêlés. Arrachant un grand arc des mains d’un golath tremblant, elle le banda au maximum et tira une flèche – si vite que les contours de celle-ci se brouillèrent aux yeux de Fallion.
Le jeune homme projeta une boule de feu. Plus rapide qu’un cheval lancé au galop, l’orbe incendiaire cueillit la flèche en plein vol et la réduisit instantanément en cendres. Il poursuivit sa trajectoire en rugissant.
Sermombre s’empara d’une autre flèche et tira de nouveau. Son second trait connut le même sort que le premier.
Elle eut à peine le temps de jurer avant que la boule de feu la percute de plein fouet. Un torrent de flammes l’engloutit, et elle hurla de douleur.
La boule de feu changea tous ceux qui l’entouraient en torches vivantes. Mais à cause de ses Dons de Constitution, Sermombre elle-même refusa de mourir.
Vomissant des imprécations, elle brandit les deux poings et alors que les flammes se déchaînaient autour d’elle, noircissant sa chair, couvrant sa peau de cloques et faisant fondre sa graisse. Ses Dons de Voix décuplaient la puissance de ses cris, qui semblaient ébranler le ciel même.
Elle se baissa pour ramasser un énorme rocher, et tout à coup, la chair carbonisée de ses articulations céda. Les os de ses mains se détachèrent, emportés par le poids de la pierre. Debout au milieu de la fournaise rugissante, elle continua à s’époumoner comme si elle ne devait jamais se taire.
Petit à petit, pourtant, elle commença à s’écrouler. Une de ses jambes calcinées céda sous elle et elle tomba maladroitement, comme forcée de s’agenouiller devant son jeune maître. Mais alors même que sa langue cuisait dans sa bouche, elle continua à hurler des obscénités.
À ce stade, ses cheveux avaient disparu, et son visage n’était plus qu’une ruine noircie.
Enfin, elle baissa la tête comme si elle s’avouait vaincue et s’affaissa dans les flammes, à jamais muette.
Maintenant, les enfants sont libres, songea Fallion.
Ravalant ses larmes, il fit redresser son graak et jaillit en direction du portail entre les mondes. Quelques instants plus tard, il avait disparu.

 

Dans le Donjon des Dédiés de Sermombre, des enfants aveugles depuis des années ouvrirent soudain leurs yeux sur la lumière. Les sourds entendirent les autres rire et pousser des exclamations ravies. Ceux qui étaient trop faibles pour tenir debout se mirent à bondir comme des grenouilles. Les faibles recouvrèrent leurs forces ; les idiots se souvinrent brusquement de leur nom, tandis que la peau de ceux qui avaient donné leur beauté redevenait lisse et souple.
Le Donjon des Dédiés n’était pas assez grand pour contenir la joie ainsi libérée. Alors, les enfants se précipitèrent hors de leur dortoir obscur et allèrent se rouler dans l’herbe verte baignée par le soleil.

 

L’Antre de la Reine Toth se trouvait tout près de là. Fallion ne voulait pas y retourner, mais il devait voir si certains des Gwardeens avaient survécu.
Lorsqu’il émergea des limbes par le portail de Sermombre, il fut surpris de voir que Rhianna l’avait attendu. Très haut dans les airs, son graak volait en cercle à l’aplomb de la rune.
Un feu constant brûlait désormais en Fallion, un compagnon qui ne l’abandonnerait jamais.
Flanqué de Rhianna, il se dirigea droit vers la forteresse souterraine. Sur la plate-forme, il trouva une brindille et conjura une flamme au bout de celle-ci, la tenant ainsi qu’une bougie.
Pour la première fois, il observa ses mains et vit qu’elles paraissaient plus lisses qu’avant, comme s’il en avait rasé le duvet. Les poils de ses avant-bras avaient brûlé. Fallion se tâta le crâne et découvrit qu’il était chauve. Il était passé dangereusement près de s’immoler.
À l’entrée du tunnel, il hésita et tenta de se préparer au pire. Nix pourrait se trouver à l’intérieur, morte – ou Denorra, Carralee et une douzaine d’autres enfants qu’il avait lui-même formés. Il les aimait comme des frères et sœurs. Il ne savait pas s’il pourrait contempler leur cadavre et ne pas devenir fou de chagrin.
Rhianna avait posé son propre graak. Elle se tenait derrière Fallion.
— Reste ici, lui ordonna le jeune homme.
Prenant une grande inspiration, il franchit l’arche de pierre et s’enfonça dans l’obscurité.
À l’intérieur du tunnel, il découvrit ce qu’il redoutait. Ça avait été un massacre. Bien que saisi de nausée, il fut soulagé de ne pas trouver Jaz, Nix et plusieurs autres Gwardeens parmi les victimes. De Valya non plus, il n’y avait pas la moindre trace.
Fallion suivit le tunnel sur près d’une demi-lieue. Puis il se souvint. Quand on monte un graak, le moment le plus dangereux, c’est le décollage. Une certitude l’emplit. Il savait où trouver Valya.
Il rebroussa chemin en courant, s’approcha du bord de la plate-forme et regarda deux cents mètres plus bas. Dans la lumière éblouissante du soleil à son zénith, il parvint à distinguer une silhouette.
Valya gisait sur les rochers au bord du torrent, les bras et les jambes en étoile comme si elle s’efforçait d’étreindre le ciel. Sa peau semblait aussi blanche que du parchemin.
Fallion poussa un cri étranglé. Rhianna le rejoignit et posa une main réconfortante sur son épaule. Mais le jeune homme se dégagea.
Laissant Rhianna sur la plate-forme, il enfourcha son graak et le fit poser près de Valya. Puis il pataugea dans l’eau peu profonde pour tirer sa sœur adoptive au sec.
Jamais encore il n’avait touché un corps humain si froid. Ce n’était pas seulement le froid de la mort : l’eau aussi avait aspiré la chaleur de Valya.
Fallion scruta le visage de la jeune fille. Elle avait les yeux fermés et les traits détendus. Apparemment, elle était morte sans souffrir.
Fallion peigna ses cheveux noirs avec les doigts et la tint longtemps contre sa poitrine, jusqu’à ce qu’elle se réchauffe un peu. Il ne savait pas quoi éprouver pour elle : de la pitié, de la tristesse, du regret ?
Je lui avais promis de la libérer, songea-t-il. Mais que lui ai-je apporté ? Si elle pouvait parler maintenant, me remercierait-elle ou me maudirait-elle pour ce que j’ai fait ?

 

Très tard dans la soirée, Fallion et Rhianna survolèrent les montagnes jusqu’à un plateau aride sur lequel se dressait une étrange forteresse, à l’enceinte formée de briques d’adobe blanche qui scintillaient tels les os d’un géant dans la lumière des étoiles.
Ils se posèrent devant la porte, quelques secondes seulement avant qu’un seigneur Borenson épuisé arrive sur le dos d’un rangit bondissant.
Les voyageurs mirent pied à terre en même temps, et Borenson serra longuement Fallion contre lui. Puis il dévisagea Rhianna comme s’il tentait de la replacer et finit par pousser une exclamation de surprise.
— Rhianna ?
— Oui.
— Tu parais plus âgée. Tu as un Don de Métabolisme ?
La jeune femme acquiesça.
— Je l’ignorais, dit Borenson, stupéfait. (Il reporta son attention sur Fallion, dont il fixa le crâne chauve.) Et Sermombre ?
— Elle est morte. Du moins, son corps l’est. Je l’ai tuée, et le locus qui l’habitait s’est enfui.
Borenson avait vu Jaz plus tôt dans la journée. Monté sur son graak, l’adolescent l’avait précédé jusqu’à la forteresse. Il savait donc que Fallion était parti tuer les Dédiés de Sermombre. Il savait le prix que le jeune homme avait dû payer. À présent, il s’imaginait que par quelque miracle, Fallion avait massacré les Dédiés de Sermombre puis vaincu celle-ci en combat singulier.
Ce n’était pas si invraisemblable. Fallion devenait grand et fort ; il s’entraînait au maniement des armes depuis sa plus tendre enfance, et il était aussi un Tisseur de Flammes. Dans ses yeux, Borenson voyait de la douleur, et la lassitude de ceux qui ont été témoins d’un mal indicible. Mais il voyait aussi de la lumière, pareille à un feu inextinguible.
Il l’a fait, songea Borenson. Ses mains sont couvertes de sang comme les miennes.
Et il se mit à pleurer – des larmes de soulagement parce que Fallion et Rhianna étaient indemnes, mais aussi des larmes amères sur leur innocence perdue.