CHAPITRE LI
LA FIN DE FALLION
Les fins heureuses ont un prix, qu’il faut payer dès le commencement.
Fallion
Des semaines plus tard, longtemps après que l’agitation se soit calmée à Port-Garion, Borenson et Myrrima trouvèrent la maison qu’ils avaient un jour promise à Rhianna et à leurs enfants.
Leur nouvelle demeure se dressait en bordure d’une ville appelée Herbe-Douce, vingt-huit lieues en amont des Confins de la Terre. Si loin des côtes, les arbres de pierrebois n’étaient plus qu’un souvenir. De chaque côté de la vallée, le terrain s’élevait en pente abrupte, formant des canyons de roche rouge aux falaises superbement sculptées par le vent, aux dunes de sable pétrifié et aux majestueuses arches de grès.
Mais depuis Herbe-Douce, cette région brûlante était presque aussi éloignée que la jungle dense en bordure de l’océan. Une rivière limpide coulait hors des canyons, traversait les collines et formait une riche plaine alluviale où les plantes poussaient dru et haut.
On ne trouvait plus de terres semblables ailleurs à Landesfallen, avait dit un fermier du coin à Borenson. La plupart des propriétés avaient été bâties sur un sol tellement stérile que les chèvres pouvaient mourir de faim avec vingt hectares à brouter.
— Je connais ça, avait acquiescé Borenson en riant.
Mais cette vallée était une région verdoyante, colonisée par les premiers habitants humains de Landesfallen huit siècles plus tôt. La ferme qui intéressait les Borenson appartenait à une veuve sans héritiers, une vieille femme qui ne pouvait plus l’entretenir. La maison et les dépendances étaient délabrées, les champs à l’abandon. Seul le petit jardin de fleurs et de légumes situé à l’arrière de la chaumière demeurait bien entretenu.
Borenson emmena sa famille visiter les lieux. À Mystarria, il avait entendu beaucoup de fermiers maudire l’aridité de leurs terres ; aussi ne se préoccupa-t-il pas des planches vermoulues de la grange ou des pierres qui s’étaient détachées des murets. Il ne s’intéressa qu’à la qualité du sol.
Muni d’une pelle, il partit dans les champs et se mit à creuser. La couche supérieure était noire et riche jusqu’à une profondeur de trois pieds. Nulle part Borenson ne trouva de trace de sable, d’argile, de gravier ou de roche – juste du terreau fertile. Un trésor plus précieux que de l’or, il le savait. Ces terres nourriront mes descendants pendant plusieurs générations, se dit-il.
Tandis qu’il creusait, ses enfants coururent le long de la rivière, pourchassant deux tétras dodus et un troupeau de rangits sauvages. La petite Erin poussa des exclamations ravies en découvrant des tortues dans la mare et des truites grasses dans la rivière.
C’était le paradis sur Terre.
Ainsi Borenson fit-il l’acquisition de la propriété avec sa chaumière au toit de paille, ses murets de pierre et ses deux vieilles vaches laitières au dos courbé, sa mare grouillante de perches, de brochets et de grenouilles chantantes, son moulin pittoresque, ses balançoires de corde, ses prairies verdoyantes pleines de pâquerettes, son verger regorgeant de cerisiers et de pommiers, de poiriers et de pêchers, d’abricotiers et d’amandiers, de noyers et de noisetiers, son vignoble qui donnait des grappes joufflues et son pressoir inutilisé depuis vingt ans, son colombier aux pensionnaires roucoulantes, son corral habité par un vieux matou rayé et sa vieille grange occupée par des hiboux.
Très franchement, c’était le genre d’endroit dont il avait toujours rêvé, et même s’il ne connaissait pas grand-chose à l’agriculture, la terre était assez fertile pour lui pardonner quelques erreurs.
Même un idiot dans mon genre ne peut pas se planter, songea-t-il en ouvrant la porte de la grange et en découvrant une charrue. Il détailla la machine rouillée en se demandant comment aiguiser sa lame. Comme celle d’une hache de bataille, j’imagine.
La pluie et le brouillard ne s’aventuraient presque jamais si loin de la côte. Chaque matin, le soleil emplissait la cuvette de la vallée et semblait déborder de tous les côtés. La vie était douce. Les enfants retrouvèrent le sourire et réapprirent à être des enfants. Mais cela ne se fit pas en un jour.

 

En Heredon, à Mystarria et dans bien d’autres royaumes lointains, il y avait la guerre. Borenson l’apprit cet automne-là, durant Hostenfest. Le royaume de Fallion est en train de sombrer, songea-t-il.
L’Heredon lui semblait si loin qu’il aurait aussi bien pu se trouver sur la lune. Et Fallion avait cessé d’être un prince depuis si longtemps qu’il aurait aussi bien pu ne jamais l’avoir été.
À l’occasion des festivités, Fallion et Draken revinrent à la maison. Tous deux avaient quitté la Gwarde et abandonné leurs graaks. Les cheveux de Fallion avaient commencé à repousser, et semblaient avoir juste été coupés court.
— Je suis trop lourd pour voler désormais, annonça l’adolescent.
À compter de ce jour, il travailla à la ferme, aidant aux récoltes, ramassant des seaux de pommes et moissonnant le blé comme s’il n’avait jamais été un Gwardeen.

 

Mais même si ses parents adoptifs l’ignoraient, Fallion continuait à monter la garde. Parfois, il grimpait au sommet de la colline située derrière leur maison et scrutait la vallée d’un bout à l’autre. De son poste d’observation, il pouvait voir toutes les chaumières d’Herbe-Douce, et beaucoup de celles qui se dressaient le long de la rivière. Il allumait un petit feu, et il se servait de son pouvoir pour sonder l’âme des hommes.
Il les voyait même à travers les murs de leur logis, le feu de leur âme brûlant d’un éclat vif et vacillant comme la flamme d’une torche. Si un seul d’entre eux avait abrité une ombre, il l’aurait su.
Mais les semaines et les mois passèrent, et Fallion finit par réaliser qu’il n’y aurait jamais rien à voir. Les locus avaient peur de lui. Ils se tiendraient à distance.
Fallion ne s’interrogeait plus au sujet de sa destinée. Son père avait été le Roi de la Terre, le plus grand souverain que le monde ait jamais connu, et Fallion n’avait aucun désir d’essayer de marcher dans ses pas. Il n’aspirait pas à lever des armées, à livrer des batailles, à se chamailler avec des barons pour des histoires de taxes ou à ne pas dormir la nuit parce qu’il cherchait désespérément la punition la plus juste pour un criminel.
Je suis différent de mon père. Je suis le Porteur de Torche.
Sermombre était toujours vivante, il en avait la certitude. Quand il avait libéré sa lumière, il se trouvait trop loin d’elle pour brûler le locus qui l’habitait. Mais il l’avait blessé.
Fallion ne savait pas encore en quoi consisterait sa destinée, mais il ne s’en souciait pas. Il laissait ça à Borenson. Il fait du bon boulot, songeait-il. L’ancien garde du corps se montrait toujours très protecteur vis-à-vis de lui, et il en serait sans doute ainsi jusqu’à son dernier souffle.
Fallion continuait à s’entraîner au maniement des armes – pas moins de trois heures par jour. Son expertise grandissait ; il faisait preuve d’une rapidité foudroyante et de plus de dispositions naturelles qu’aucun garçon de son âge n’aurait dû en posséder. Après tout, il restait un Fils du Chêne.
Mais il avait perdu une partie de sa motivation, ce besoin dévorant d’être meilleur que ses adversaires. Je ne remporterai pas cette guerre avec une épée, se disait-il.
Et au bout d’un moment, lui aussi retrouva le sourire. Un matin d’automne, alors que Myrrima et Serre préparaient des tartes aux pommes dans la cuisine tiède, il revint d’une chasse aux colverts le long de la rivière avec un large sourire aux lèvres.
— Pourquoi es-tu si content ? lui demanda Myrrima, amusée.
— Pour rien.
Elle chercha une raison et réalisa que le jeune homme disait vrai. Il était tout simplement heureux. Et il mérite de l’être, songea-t-elle en essuyant une larme de ses yeux avec le coin de son tablier.

 

Rhianna… C’était une autre histoire. Elle ne sourit pas pendant de longs mois. La nuit, souvent, elle se réveillait en sursaut, si terrifiée qu’elle ne pouvait même pas crier ou bouger – juste rester allongée en claquant des dents. Alors, Myrrima se couchait près d’elle et passait un bras réconfortant autour de ses épaules.
Durant l’été, ses cauchemars s’estompèrent, mais ils revinrent à la charge pendant l’automne et une grande partie de l’hiver. Au printemps, ils disparurent complètement, et lorsque l’été revint, Rhianna semblait avoir tout oublié des strengi-saats.
Myrrima ne s’en serait jamais aperçue si un jour, la petite Erin alors âgée de sept ans n’était pas entrée dans la maison en mangeant des cerises particulièrement rouges et juteuses. Sauge affirma qu’elles étaient à elle, qu’elle les avait cachées dans la grange pour les soustraire à la gourmandise de ses frères et sœurs, mais Erin les avait trouvées dans le grenier à foin.
Furieuse, Sauge hurla :
— J’espère que les strengi-saats t’emporteront !
Myrrima se tourna vivement vers Rhianna. Mais la jeune femme, occupée à faire la vaisselle, semblait ne pas avoir entendu l’horrible malédiction.
Avant que Borenson emmène Sauge dans la cabane à outils pour la punir, Myrrima exigea :
— Présente des excuses à ta sœur – et à Rhianna aussi.
Sauge s’exécuta. Pour toute réaction, Rhianna eut un froncement de sourcils perplexe.
Myrrima lui exprima ses propres regrets.
— Je suis désolée. J’avais pourtant bien dit à Sauge de ne plus jamais les mentionner dans cette maison.
Rhianna ne parut que vaguement inquiète ou intéressée par cette explication.
— Ah, d’accord. C’est quoi, un strengi-saat ? demanda-t-elle distraitement.
Myrrima la dévisagea, stupéfaite. Rhianna portait toujours sur son ventre des cicatrices qui ne s’effaceraient jamais, mais elle semblait avoir totalement oublié leur provenance.
— C’est peut-être mieux ainsi, dit Borenson à son épouse ce soir-là dans leur lit. Personne ne devrait avoir à se rappeler une horreur pareille.
Aussi Myrrima mit-elle le passé derrière elle aussi complètement que Rhianna l’avait fait. Elle regarda la beauté de sa pupille s’épanouir. Avec son teint de lait et ses longs cheveux d’acajou doré, Rhianna était le genre de fille qui attirait les garçons par dizaines durant les festivals.
La férocité d’antan avait disparu de ses yeux, et il était bien rare qu’elle s’y rallume. Rhianna semblait avoir appris l’amour et l’empathie. Elle était incroyablement douée pour se mettre à la place des autres, envers qui elle se montrait toujours très attentionnée.
Et c’était Fallion qu’elle aimait le mieux.
Mais la plus belle chose chez elle, c’était son sourire – large et contagieux comme son rire. Chaque fois qu’elle l’arborait, le cœur des jeunes hommes manquait un battement.

 

Par une fraîche nuit de printemps, huit mois après qu’ils se furent installés à Herbe-Douce, Borenson fit un rêve.
Il rêva qu’après avoir défoncé la serrure d’un coup de son marteau de guerre, il poussait la porte des anciennes cuisines dans le Donjon des Dédiés de Château Sylvarresta.
À l’intérieur, deux fillettes se tenaient figées, un balai à la main comme si elles étaient en train de nettoyer le sol. Elles dévisagèrent l’intrus et hurlèrent de terreur, mais aucun son ne sortit de leur bouche grande ouverte.
Des muettes, réalisa Borenson. Elles avaient fait don de leur voix à Raj Ahten.
Dans son rêve, le temps parut ralentir. Il marcha sur les enfants comme si un poids énorme s’était abattu sur lui. Horrifié jusqu’aux tréfonds de son âme, il savait ce qu’il avait à faire.
Alors – enfin ! –, il lâcha son arme et refusa de commettre ce crime. Il prit les fillettes dans ses bras et les étreignit comme il regrettait de ne pas l’avoir fait des années auparavant.
Borenson se réveilla dans un sanglot étranglé, le cœur battant la chamade. Il crut qu’il allait vomir ; paniqué, il se jeta hors du lit.
Ce n’était pas un rêve, finalement : c’était un souvenir, un faux souvenir. Les fillettes avaient été les premières victimes d’une très longue série. Borenson avait le sang de milliers de personnes sur les mains.
Mais cette fois, il avait refusé de les tuer en songe.
Gémissant d’horreur, il se traîna à quatre pattes sur le sol et tâtonna dans le noir, aveuglé par le chagrin et pourtant plein d’espoir. Il lui semblait qu’il venait de franchir un cap. Peut-être ne serait-il pas obligé de revivre ce massacre jusqu’à la fin de sa vie…
C’était la première fois depuis des jours qu’il rêvait des deux fillettes. Oh, comme il aurait voulu ne plus jamais rêver !
Borenson atteignit la porte de la chaumière. Il sortit dans le jardin et se dirigea vers le puits. En proie à une forte nausée, il inspira profondément pour se faire passer l’envie de vomir.
Le chien de Jaz, un bâtard qui n’avait pas de nom, s’approcha de lui, perplexe mais désireux de le réconforter.
— Ça va aller, lui assura Borenson.
Appuyé contre la margelle, il leva les yeux vers la lune froide et écouta couler la rivière en attendant que se calment les battements de son cœur.
Sa famille et lui étaient en sécurité dans leur ferme. Tout semblait aller bien dans le monde. Il n’y avait à Landesfallen aucun assassin venu de Mystarria. Personne ne savait où se trouvaient les Fils du Chêne, ou si quelqu’un le savait, il s’en fichait comme d’une guigne.
… À l’exception des locus.
Où sont-ils ? s’inquiéta Borenson. Pourquoi ne se manifestent-ils plus ? Ont-ils à ce point peur de Fallion ? Ou sont-ils en train de mijoter quelque chose de pire que l’invasion de Sermombre ?
Puis une pensée préoccupante lui traversa l’esprit – une pensée qui n’allait plus le quitter durant les années à venir.
À moins qu’ils pensent avoir déjà gagné ?
Borenson admirait Fallion et l’aimait comme personne d’autre au monde. Mais il entendait toujours la malédiction d’Asgaroth dans sa tête : « La guerre te suivra à chacun de tes pas pour le restant de tes jours, et même quand le monde applaudira le carnage que tu auras perpétré, tu sauras que chacune de tes victoires est en réalité la mienne. »
Ceux qui connaissaient le mieux Fallion le tenaient pour un héros modeste, un jeune homme sans prétention. Mais Borenson avait vu les dégâts causés par son fils adoptif dans le port de Syndyllian. Il avait vu les navires détruits par le feu. Il savait quel genre de ravages Fallion était capable de perpétrer.
Les locus avaient la réputation d’être rusés et subtils. Se préparent-ils à contre-attaquer ? se demanda Borenson. Ou laissent-ils Fallion tranquille parce qu’ils savent qu’ils ont déjà gagné ?

 

Quelques jours plus tard, Borenson entra dans la maison un beau matin et trouva Fallion assis devant la cheminée, scrutant le feu avec un sourire de conspirateur et un regard lointain.
— Que se passe-t-il ?
— Des troubles se préparent, répondit le jeune homme.
— Quel genre de troubles ?
Borenson regarda autour de lui. Myrrima était sortie pour nourrir les moutons, et la plupart des petits dormaient encore.
— Je me souviens pourquoi je suis venu ici, déclara Fallion.
— À Landesfallen ?
— Non, en ce monde.
Borenson dévisagea le jeune homme, qui poursuivit :
— Autrefois, le monde était parfait. Il était indivis et complet. Mais lorsque le Seul et Unique Maître a tenté d’en prendre le contrôle, il a éclaté en un million de millions de mondes fracturés et incomplets qui se sont mis à foncer dans l’espace. Chacun d’eux reflète le Seul et Unique Monde à un certain degré – comme un morceau de miroir brisé.
Borenson connaissait les légendes. Il se contenta d’acquiescer.
— À présent, ce million de millions de Mondes d’Ombres convergent les uns vers les autres. Et ils vont tous se rencontrer en un point bien précis : ici, révéla Fallion.
Borenson ne pouvait concevoir un nombre aussi vaste ; aussi imagina-t-il des dizaines de boules de terre, pareilles à de petites îles dans le ciel, se percutant avec une force assez explosive pour renverser des montagnes et faire déborder des océans.
— Tout le monde mourra, dit-il, ne sachant même pas s’il croyait qu’un tel événement pouvait se produire.
— Non, le détrompa Fallion. Pas si les choses se déroulent comme il faut. Pas si les pièces s’emboîtent correctement les unes aux autres. Le monde ne sera pas détruit : il sera guéri. Il redeviendra parfait comme autrefois.
— Tu penses vraiment que ça arrivera ? s’enquit Borenson.
Fallion leva la tête.
— Oui, parce que je vais faire en sorte que ça arrive.
Stupéfait, Borenson eut un mouvement de recul. Il ne savait pas s’il devait prendre Fallion au sérieux. Mais quelque chose en lui était d’avis que le jeune homme ne plaisantait absolument pas.
— Quand ? demanda-t-il simplement.
— Bientôt. Dans un an ou deux, répondit Fallion. Je dois retourner à Mystarria. (Il se remit à scruter le feu, et ses yeux parurent se remplir de flammes.) Il y a une magicienne au cœur du monde, une femme qui cherche à le guérir. Je dois la trouver et la prévenir que ce qu’elle fait est dangereux.
Borenson sursauta.
— Averan ?
Il n’avait jamais parlé d’elle à Fallion – ni à qui que ce fût d’autre, d’ailleurs. Gaborn lui avait bien recommandé de s’abstenir. Le travail qu’elle avait entrepris était trop risqué, trop important.
— C’est donc ainsi qu’elle s’appelle, murmura Fallion. C’est elle qui a fait de moi ce que je suis.
L’Héritier du Chêne, réalisa Borenson. Plus parfait que les enfants nés avant lui. Plus semblable aux Éclats des limbes.

 

Au milieu de l’hiver, Borenson apprit ce qui s’était réellement passé au Donjon des Dédiés de Sermombre. Un voyageur qui remontait le cours du fleuve apporta des nouvelles à Herbe-Douce. Les enfants avaient été sauvés, et on les plaçait actuellement dans des foyers d’accueil. Borenson en voulait-il un ?
— Non merci, grimaça-t-il. J’en ai déjà trop.
Mais il interrogea le voyageur et découvrit la vérité au sujet de Fallion. Le jeune homme avait affronté Sermombre à l’apogée de son pouvoir, et il l’avait quand même vaincue.
Autrefois, Borenson avait pleuré sur l’innocence perdue de Fallion. À présent, il pleurait de gratitude en découvrant que son fils adoptif l’avait conservée.
— Il n’a pas commis les mêmes erreurs que moi, se répéta-t-il souvent durant les jours qui suivirent.
Et chaque fois, il s’en émerveillait.

 

Trois semaines plus tard, au début du printemps, Fallion résolut enfin le mystère du décès de son père.
Depuis l’arrivée de la famille Borenson à Herbe-Douce, il entendait des rumeurs prétendant que le Roi de la Terre était passé dans la région quelques jours avant sa mort.
Avant de quitter Mystarria, Fallion avait imaginé que son père avait été assassiné par Asgaroth, et il s’était promis de le venger. Aussi collectait-il toutes les informations qu’il pouvait trouver au sujet des agissements de son père à Landesfallen.
Il livrait des œufs à l’aubergiste d’Herbe-Douce, un homme efflanqué du nom de Tobias Hobbs, quand un des clients de l’établissement lança :
— Il y a un chêne qui pousse sur le Mont-Chauve, à moins de deux jours de marche d’ici.
— Un chêne ? répéta quelqu’un que Fallion ne connaissait pas. Comment le savez-vous ?
Oui, comment ? s’interrogea Fallion. Il y avait des pierrebois près de la mer, des caoutchoucs blancs le long des rivières, des pins royaux dans les montagnes, des ciriers et tout un tas d’autres espèces d’arbres dont le jeune homme ne connaissait même pas le nom. Mais il n’y avait pas de chênes du tout à Landesfallen, et c’était à peine si Fallion se souvenait à quoi ils ressemblaient. Son seul rappel était le bouton qu’il gardait dans un vieux coffret, un bouton d’or sur lequel était gravé le visage d’un homme à la barbe et aux cheveux en feuilles de chêne.
— J’en suis certain. C’est le seul dans tout Landesfallen, affirma l’étranger.
C’est ainsi que, sur une impulsion, Fallion prépara son paquetage. Deux jours plus tard, il remontait le cours de la rivière, dépassait les villes de la Crique du Moulin et de Fossile, puis infléchissait sa trajectoire vers l’intérieur des terres et entreprenait l’ascension du Mont-Chauve.
Il atteignit le sommet au coucher du soleil. Là, il découvrit le fameux chêne, un jeune spécimen à l’écorce dorée qui déroulait ses feuilles vertes toutes neuves. Quelques feuilles brunes et racornies, datant de l’automne précédent, s’accrochaient encore à ses branches largement déployées comme pour abriter la terre en dessous.
Fallion fit le tour de l’arbre. On l’avait surnommé « le Fils du Chêne », mais il n’en avait pas vu un depuis si longtemps qu’il avait presque oublié combien ces arbres pouvaient être beaux.
C’est mon père qui a planté celui-ci, songea-t-il. Il s’est tenu ici autrefois comme je m’y tiens maintenant. À ses yeux, le chêne représentait un lien avec un père qu’il n’avait jamais vraiment connu.
Il chercha un endroit où s’asseoir juste pour pouvoir l’admirer. Non loin de là se dressait un promontoire de roche rouge ; il pensa qu’il pourrait s’y adosser et s’imprégner de la tiédeur de la pierre comme un lézard.
En s’approchant, il vit une balafre noire verticale qui indiquait l’entrée d’une caverne.
Il jeta un coup d’œil à l’intérieur et aperçut un paquetage usé, dont le cuir patiné se confondait presque avec la poussière qui recouvrait le sol. Des souris en avaient grignoté le fond. Le havresac était noué par un cordon et fermé par un unique bouton d’or. Fallion examina celui-ci : il était gravé à l’effigie de l’homme vert.
Le paquetage de mon père !
À genoux, il l’ouvrit et regarda dedans. Le havresac avait dû contenir de la nourriture – des céréales et des plantes –, mais les souris et les insectes l’avaient dévorée depuis belle lurette.
Une bourse en cuir recelait un portrait dans un cadre d’argent et de verre. L’image peinte sur de l’ivoire montrait Fallion et Jaz avec leurs parents, tous côte à côte. Les enfants ne devaient pas avoir plus de quatre ans, et ils arboraient un large sourire innocent – inconscients de l’avenir qui les attendait.
Fallion s’émerveilla. Il ne se souvenait pas d’avoir posé pour ce portrait. Des années de sa vie gaspillées, oubliées…
Dessous, il trouva une tenue de rechange, un rasoir, un miroir, quelques pièces et un vieux livre relié de cuir. Ouvrant ce dernier, il vit que c’était un journal qui contenait les notes de voyage de son père – des notes sur les gens qu’il avait rencontrés, les choses qu’il avait apprises, ses espoirs, ses rêves et ses craintes. C’était une fenêtre ouverte sur l’âme du plus grand roi que le monde ait jamais connu.
Il faisait trop sombre dans la petite caverne ; Fallion ne pouvait pas lire. Il voulut emporter le journal à l’extérieur et chercha quelque chose sur laquelle prendre appui pour se redresser. Sa main se posa sur un bâton, une canne de marche en chêne sculpté. Son extrémité était recouverte de cuivre et sa poignée incrustée de joyaux. Des runes se détachaient sur toute sa longueur.
C’est l’œuvre du magicien Binnesman, réalisa Fallion.
Prenant le journal et le bâton, il ressortit dans la vive lumière du jour et regarda autour de lui, les yeux plissés. Père n’aurait jamais abandonné ces choses, raisonnait-il. Son corps ne doit pas être loin.
Derrière lui, le paysage n’était que roche, dunes de sable pétrifiées qui cascadaient comme pour former un escalier vers les cieux. En contrebas s’étendait le flanc de la colline, couvert d’une herbe clairsemée.
Le seul endroit où un corps aurait pu être caché, c’était sous le chêne.
À l’aide du bâton, Fallion sonda les feuilles mortes au pied de l’arbre. Elles formaient un tapis brun tacheté de lichen sombre et de moisissure. Beaucoup d’entre elles s’étaient à moitié décomposées ; il n’en restait que la tige et les nervures – le squelette, songea Fallion.
Puis son bâton toucha quelque chose de rond et de dur. Un crâne roula hors du tapis de feuilles. Le temps l’avait fait virer au gris, amincissant et décalcifiant ses parois.
— Vous voilà, père, chuchota Fallion en ramassant le crâne.
Il fouilla encore et trouva un assortiment d’os : quelques côtes, des phalanges et une hanche. Nulle part il ne vit trace d’iniquité – pas de dague plantée dans le dos ou de flèche dans le cœur. Juste des os.
Enfin, Fallion comprit.
Son père était un magicien, un magicien vieillissant. De la même façon qu’un Tisseur de Flammes porte un élémental de Feu en lui ou qu’un possédé par le vent libère un cyclone à sa mort, il était normal que la disparition du Roi de la Terre produise un Fruit de la Forêt et des Champs.
Fallion balaya du regard cette vallée et ce pays dans lesquels il se sentait chez lui. Du haut de la colline, il voyait la rivière serpenter à travers des champs verdoyants et paisibles, piquetés de chaumières, de bovins tachetés et de moutons noirs.
Son père n’avait pas été assassiné. Il était vieux et décrépit. Sentant la mort approcher, il avait cherché un endroit fertile où se planter.
Il voulait que je vienne ici, réalisa Fallion. Il voulait que je vienne là où il pourrait veiller sur moi.
Fallion n’avait jamais vraiment connu son père. Parfois, il avait souhaité être le fils de Waggit, ou de Borenson, ou de Stalker. Il avait appris de chacun de ces hommes et portait toujours en lui quelque chose d’eux.
Accroupi dans l’ombre du chêne, Fallion ouvrit le journal du Roi de la Terre et se mit à lire, bien décidé à devenir intime avec ce père qui, de son vivant, n’avait été pour lui qu’un étranger.